par Ruki Fernando
On parle peu du Sri Lanka (autrefois Ceylan), petit pays insulaire de vingt millions d’habitants au milieu de l’océan Indien. Pendant plus de 30 ans, une guerre civile opposant les Tamouls, en majorité hindouistes, résidant principalement au nord et à l’est du pays, et le gouvernement central tenu par les Cingalais, en majorité bouddhistes, a causé la mort de plus de 100 000 personnes et des ravages considérables. Cette guerre civile s’est terminée en 2009 par la prise totale de contrôle des Cingalais qui sont la majorité de la population.
Mais les tensions entre communautés sont demeurées très fortes et la situation des droits de l’homme dans ce pays est particulièrement critique : arrestations arbitraires, enlèvements et disparitions de personnes, viols, conditions de détention très mauvaises, tortures, exécutions sans jugement, contrôle de l’information, restrictions des libertés, attaques contre les défenseurs des droits de l’homme…
Depuis quelques années, Ruki Fernando s’est personnellement engagé dans la protection des défenseurs des droits, des journalistes, des ex-détenus, des réfugiés faisant l’objet de menaces à leur retour. Il a travaillé avec les victimes et leurs familles, en les aidant dans leurs combats pour obtenir justice et pouvoir vivre dans des conditions normales.
Lors de plusieurs rencontres avec Les Réseaux du Parvis, il a longuement décrit ses efforts pour faire reconnaître dans son pays par toutes les parties impliquées que les violences de toutes natures ne sont pas la solution pour résoudre les conflits. Il s’emploie également à tenter de convaincre les autorités religieuses de sortir de leur silence.
Photo : Didier Vanhoutte
Le 18 mai 2015 (jour anniversaire de la fin de la guerre au Sri Lanka en 2009), plusieurs cérémonies commémoratives ont eu lieu dans les régions de l’est et du nord du Sri Lanka, pour les victimes de la guerre [1]. Elles étaient organisées par des hommes politiques tamouls, le clergé, la société civile et les groupes de femmes, avec prédominance des manifestations à caractère religieux. La plupart en mémoire des victimes civiles, et aussi de toutes les victimes. Mais je n’en ai pas vu en mémoire des cadres du LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam – Tigres de libération de l’Îlam Tamoul) ou des militaires. Par contraste, la célébration de la fin de la guerre par le gouvernement, « jour des héros de la guerre (Ranaviru) » le 19 mai en présence du Président Sirisena, était centré sur les militaires, malgré les allusions faites à toutes les victimes [2].
Après la guerre, le gouvernement Rajapakse, sa police et son armée avaient entravé de manière agressive toutes les commémorations tamoules concernant les victimes. Les organisateurs et les participants étaient menacés, inquiétés ou intimidés. De nombreux Tamouls du nord et de l’est m’ont fait part de leurs craintes lorsqu’ils organisaient ou participaient à de tels évènements. Mais récemment, il y a eu plus d’initiatives de prises, les gens sentant un peu plus de tolérance, pour honorer les membres de leurs familles publiquement et collectivement. Lors d’une manifestation à laquelle j’ai participé près de la plage de Mullivaikkal, un prêtre catholique a courageusement déclaré que « nous avons le droit de pleurer, et par le passé, ce droit nous a été refusé ». Les participants ont déposé des fleurs sur des tombes symboliques et ont pleuré les êtres aimés disparus pendant la guerre. Symboliquement, une flamme du souvenir a été allumée par une vieille femme éplorée. Contrairement aux années précédentes, je n’ai vu, ni entendu parler , ni lu quoique ce soit, sur l’intervention de militaires en uniformes essayant d’empêcher les cérémonies. La police semble également avoir évité de s’opposer à la foule ou de menacer ouvertement les organisateurs.
Il y avait cependant une forte surveillance policière de toutes les cérémonies. De nombreuses personnes en civil photographiaient les organisateurs et les participants. La plupart des locaux à qui j’ai parlé m’ont dit qu’il y avait des « agents de renseignement » envoyés par les différents corps de la police et de l’armée. L’un de ces agents en civil rôdait autour de moi, il a voulu me poser des questions et m’a montré sa carte de police quand je lui ai demandé qui il était. Avec un autre agent, il m’a demandé si j’étais journaliste et a essayé d’en savoir plus sur les participants et médias étrangers dans la foule. J’ai poliment refusé de les renseigner. Des collègues et des amis sont venus me rejoindre, et alors ils sont partis. Mais des policiers en civil ou en uniforme ont posé des questions aux participants étrangers, dont un journaliste qui portait en évidence son badge du Ministère de l’Information.
Le clergé chrétien et les hommes politiques tamouls ont joué un rôle primordial dans l’organisation de ces évènements, et ont ont ainsi fait l’objet d’intimidations. 7 chauffeurs de bus à Iranapalei ont dit aux responsables religieux qu’ils avaient reçu l’ordre de ne pas conduire les gens aux commémorations à Mullivaikkal le 18 mai, et ils refusaient de mettre leurs bus à disposition. Le clergé de Tricomalee avait prévu un événement avec le Conseil Urbain pour l’après-midi du 18 mai, mais la police avait fait pression sur eux, dont l’évêque catholique de Tricomalee, pour qu’ils annulent leur participation. Dans un village de l’intérieur, près de Killinochchi, lors de la célébration annuelle en mémoire d’un prêtre catholique décédé le 18 mai et d’autres victimes, la police a interrogé, pendant la messe, le prêtre catholique invité.
Le 15 mai, la police avait obtenu par autorité de justice, l’ordre d’empêcher les membres du Front National du Peuple Tamoul (TNPF) et autres personnes d’organiser des manifestations à Mullivaikkal jusqu’au 29 mai. Un peu plus tard, un officier supérieur de la police avait fait part de cet ordre aux organisatrices d’un groupe de femmes qui voulaient organiser une commémoration à Mullivaikkal le 18 mai, et il a insisté pour qu’elles annulent tout.
Les médias ont rapporté plusieurs incidents du même type. La police a relevé l’identité de participants à un rassemblement à Vakarai, district de Batticaloa. On a remarqué un grand nombre d’ « agents du renseignement » autour de l’Université de Jaffna. Ceux qui se sont rendus à Mullivaikkal sous la conduite du Ministre Principal du Conseil de Province du Nord ont eu leur véhicule arrêté par la police, et on leur a posé des questions sur les raisons de leur déplacement. Il y a également eu un ordre de la justice à l’encontre d’un rassemblement à Mannar. Une autre manifestation à l’Université Orientale de Batticala a été interdite par la police.
Les prémices à toutes ces restrictions étaient apparues au cours de la 1ère semaine de mai, quand un membre du Conseil Provincial du Nord avait été interrogé pour avoir allumé des lampes chez lui, le 27 novembre 2014, à l’occasion de Marveer (jour des Héros), célébré par le LTTE.
Les anniversaires et les commémorations sont des évènements complexes dans le contexte du Sri Lanka. Ils ont une forte connotation ethnique. Les manifestations auxquelles j’ai participé étaient exclusivement Tamoules, même si quelques uns de mes amis Cingalais étaient présents. Il y avait aussi un Musulman et un Bouddhiste, membre du clergé à Mullivaikkal, mais je ne sais pas jusqu’à quel point ils partageaient la peine des Tamouls. Je n’ai entendu parler d’aucune initiative des Musulmans ou des Cingalais concernant les victimes. La plupart des Cingalais participaient plutôt à la « Journée des Héros de la Guerre » organisée par la gouvernement.
Les commémorations expriment des drames très personnels, mais elles concernent différentes communautés et sont fortement politisées. Il y a une grade tradition de commémorations au Sri Lanka, mais aussi une habitude récurrente de faire obstacle à ces commémorations, ce que le gouvernement Rajapakse avait amplifié après la guerre. Le 10 mai, j’ai participé à un séminaire à la Bibliothèque Municipale de Jaffna, sur le droit à la mémoire. On y a parlé des droits des différentes communautés à honorer la mémoire des membres de leur famille et de leurs groupes tués lors de violences ou de faits de guerre, et de la possiblité d’avoir différents types de récits et de manifestations. Nous avons également abordé le sujet de l’attitude à avoir par rapport à la mémoire de ceux qui avaient fait partie des groupes responsables de violences, ainsi que des tensions ressenties lors des commémorations privées ou publiques, personnelles ou collectives (10). Ce fut une bonne amorce pour desdébats plus larges sur le sujet de la mémoire, et j’espère que cela se poursuivra.
Lors de mon voyage de retour à Colombo par le train, j’ai reçu un appel d’une communauté du Vanni qui avait hésité à organiser une commémoration collective, et qui projetait de le faire avant la fin mai après avoir entendu parler de ce qui s’était fait à grande échelle dans le nord et dans l’est du pays. En dépit des intimidations et des obstructions, la détermination des organisateurs et des participants aux différents rassemblements donne un nouvel espoir pour un temps où tous les Sri lankais auront le « droit de pleurer et de se souvenir ». Un élément crucial pour la réconciliation après la guerre, et un grand pas en avant.
Traduction française par Jeanne Jacob
Notes:
[1] J’ai personnelllement assisté à 2 rassemblements, et des amis et collègues m’ont parlé de quelques autres. J’ai aussi pris mes informations dans la presse. Pour avoir une idée plus précise sur chaque manifestation, aller sur: http://www.tamilguardian.com/article.asp?articleid=14776
[2] Voir, par exemple, les extraits des discours du Président et du Premier Ministre sur le site d’information officiel du gouvernement à: http://news.lk/news/politics/item/7732 -our-policy-is-that-of-development-and-reconciliation-president, ainsi que sur: http://news.lk/politics/item/7742-war-heroes-laid-foundation-to-buildnational-unity-harmony-pm et également dur le site du Ministère de la Défense: http://defence.lk/new.as Fname=Nation_Commemorates_War_Heroes_20150519_02.
Lire aussi le rapport de l’ACAT : When arbitrary prevails – A study of the phenomenon of torture in Sri Lanka