Par Annie Domon/Grazon, sœur d’Alice
Je viens de lire pour la 2° fois le livre émouvant de Diana Beatriz Vinolès (universitaire argentine) intitulée « lettres d’Alice Domon, une disparue d’Argentine » aux Éditions Karthala.
La matière première en est les lettres qu’Alice écrivait à sa famille, au cours des 10 années qu’elle a vécu en Argentine avant de « disparaître » très probablement jetée dans l’Océan comme l’étaient les “subversifs» pendant la période de la dictature, de 1976 à 1983.
Par ses lettres, c’est elle-même qui dévoile les ressorts de sa vie, ce qui en fait l’essentiel et l’on constate le crescendo entre le début des années d’Argentine, et celles qui ont précédé le don total.
Dans ses lettres, je relèverai quatre points principaux :
Elle aime les gens avec qui elle a choisi de vivre, et elle les estime profondément :
– Tous les jours, on découvre comme ils sont bons, comme ils savent s’entraider les uns les autres. Des fois on se dit « ils sont plus chrétiens que nous ».
– Les paysans d’ici sont tellement nobles et attentifs que ça fait vraiment chaud au cœur. Ils nous font réfléchir beaucoup, nous qui nous croyons meilleurs qu’eux, nous n’avons pas toujours leur charité et leur délicatesse, ni entre nous ni avec eux.
– Ce qu’ils font ressemble quelques fois tellement à ce que faisait ou disait le Christ, qu’on reste en admiration.
– Je t‘assure que je reste plus d’une fois en admiration devant leurs actions profondément sages et chrétiennes.
C’est une femme joyeuse, elle dit souvent son bonheur de vivre avec les gens.
– Oui, petite maman, tu peux croire à notre bonheur ici, même s’il y a des moments, des jours difficiles, comme pour tout le monde.
– Mes parents chéris, ne vous faites pas de soucis pour moi, je suis contente et vous m’avez appris que le bonheur ce n’est pas d’avoir beaucoup d’argent ou de chance, mais plutôt de savoir se contenter et se faire des amis.
– Je crois vraiment que je réalise ce pourquoi je suis née.
– Pour moi, cela va toujours bien, je suis heureuse dans mon travail à la ville, malgré les coups durs comme partout, il me semble que c’est cela la solution chrétienne pour l’Église, être plus pauvre, répartir les richesses entre tout le peuple de Dieu, c’est ce que Dieu propose aux hommes de notre temps par l’Évangile. En plus, ça libère tellement pour aimer vraiment les autres. Le sermon sur la montagne n’est pas un mensonge, seulement, ça coûte au début.
– Ma place est avec les gens de la base, je m’y sens comme un poisson dans l’eau.
– Je suis contente dans mon métier, surtout parce que je sais que c’est la meilleure façon d’évangéliser quand on sue ensemble sous les rayons du même soleil, qu’on mange à la même table (ou bien sur un cageot de pommes) il semble qu’on est plus frère ou sœur.
Elle ne se contente pas de partager la vie des gens, mais elle lutte avec eux pour l’avènement d’un monde plus juste.
– Notre travail comme religieuses, c’est vivre avec eux et les accompagner dans leur réclamation, dans leur lutte pour obtenir leurs droits.
– Je suis toujours contente de mon travail, surtout pour les bonnes occasions que cela me donne pour connaître un peu mieux les gens, pour aider aussi à s’organiser, à se réunir, à discuter des problèmes de la zone.
– Pour moi, cela va bien: mon travail au milieu des paysans avec qui je partage la vie de famille et la lutte pour un monde meilleur, où tous ensemble, nous aurons les mêmes possibilités, droits et devoirs. Pour le moment on en est loin surtout ici, dans un pays où la terre est riche et produit tout ce qu’on veut, il y a tant de gens qui ont faim malgré leur vie entière de travail dur et pénible. Les riches pensent tout en leur faveur et oppriment les pauvres, les intimident, prennent leurs décisions sans penser aux autres qui sont les travailleurs, ou bien ceux qui sont sans travail.
Cela crève le cœur que les gens qui travaillent du matin au soir doivent vendre leurs bêtes pour manger, parce que les crédits ne suffisent pas. On ne croit pas que cela pourra durer longtemps parce que c’est déjà trop dur à supporter.
– Je ne fais par partie de l’ERP, je ne suis pas d’accord avec certaines de leurs actions et de leurs méthodes. Mais je les soutiens, parce qu’ils sont les seuls à s’opposer aux militaires et aux paramilitaires.
– Ici le travail continue, intéressant, même si c’est un peu dur, le soleil, la faim, et souvent la maladie nous rongent, mais nous croyons que c’est ensemble qu’il faudra sortir de notre misère… c’est tous ensemble que nous devons chercher une solution aux problèmes des paysans et du peuple travailleur en général, et non en essayant de s’accommoder.
– Nous croyons tous que Dieu est avec ce peuple pacifique, et un jour les choses changeront, mais ce sera quand tous les pauvres s’uniront pour faire la justice.
– C’est l’histoire de toutes les révolutions… L’histoire sainte parce que c’est celle d’un peuple en marche.
Elle est humble, sans certitudes.
– Je crois beaucoup à la mystique du chercheur, de celui ou celle qui se remet en question et acceptent que d’autres lui fassent la même chose (que d’autres le ou la remettent en question). Je crois qu’il faut voir les lignes importantes et ensuite accepter que chacun les vive comme il voit, ou comme il peut !!!
– Je crois qu’il n’y a qu’un chemin, mais que chacun doit se le faire, en marchant, en butant, en s’éloignant, en revenant sur ses pas, et ça doit durer comme cela, au moins jusqu’à la mort.
– Je suis sûre qu’il ne faut pas avoir peur de chercher, de recommencer, d’essayer. Il vaut mieux cette mentalité des pauvres avec leur insécurité que de s’accommoder à un système.
On pourrait souligner encore beaucoup de choses, mais si je vous ai donné l’envie de les découvrir, alors, j’ai rempli ma mission !
Commentaire envoyé par Hélène Dupont
Pour moi, Gabi Etchebarne qui donne des conférences sur la vie d’Alice et Léonie avant et jusqu’à leur fin tragique est la voix qui continue leur mission parmi les plus pauvres ici et ailleurs. Elle a refait le “pèlerinage aux sources” en revenant en Argentine en 2015 où elle a rencontré Diana. Elle-même alphabétisait et catéchisait les trisomiques en Argentine, puis elle est partie au Laos échappant ainsi à la dictature de 1976. Elles ont toutes les trois quitté en même temps leur congrégation des “Dames de La Motte” = Missions Étrangères, tout en continuant leur “mission” dans le même esprit.
Son livre sur les disparus – dont ses deux amies- et le DVD qui l’accompagne retracent cette période avec son talent de conteuse qui touche un large public au-delà des groupes catholiques et apparentés. (Sur les pas des disparus d’Argentine par Gabi Etchebarne, Karthala, 2015)
Ce que j’écris à propos de l’Argentine et de Gabi vient de loin. Pendant la dictature 1976/1983, j’ai été alertée en 79 par la publication d’un disque 33T qui invitait à rejoindre le comité de soutien pour la libération d’un pianiste argentin “disparu” incarcéré à Montevideo depuis novembre 77. Ce disque reprenait des enregistrements de M. A. Estrella sur radio- France J’étais en contact à cette époque avec le milieu musical toulousain ce qui m’a permis de sensibiliser beaucoup de monde à cette cause et d’organiser 3 concerts dans Toulouse jusqu’au soir du 3ème concert où la radio a annoncé que le pianiste était libéré et qu’il arrivait en France expulsé d’Amérique latine; quand il a repris vie, repris sa vie de concertiste et fondé “Musique Espérance” pour offrir la musique dite classique aux plus éloignés des salles de concert, je l’ai plusieurs fois accueilli chez nous à l’occasion de concerts et autres rencontres dans ma région. Cette année je participe à l’organisation d’un concert ici pour le 25 octobre, concert qu’il veut dédier à ceux et celles qui ont lutté pour qu’il ne soit pas, à jamais, un “disparu”. Parmi eux, l’initiateur du mouvement, Yves Haguenauer, décédé, et de grands noms de la musique Yehudi Ménuhin, Henri Dutilleux, Nadia Boulanger… et de nombreux simples citoyens pas forcément mélomanes.
Quant à Gabi Etchebarne elle vit, à Toulouse, des livres qu’elle écrit sur les traditions du Pays Basque, sur les migrants, ce tout dernier, publié aussi chez Karthala, sur “Les disparus d’Argentine” avec les photos d’Alice et Léonie en couverture; ce n’est pas l’allocation de 470 € par mois que lui offre son ex-congrégation qui lui permet de vivre. C’est là pour moi une source d’indignation, le traitement scandaleux de l’Église à l’égard de ceux et de celles qui l’ont servie pendant des années, parfois des décennies.