Par Maurice Lemoine, Pierre Carles (Mémoire des Luttes)
Le 26 septembre 2016, après quatre années de négociations menées à La Havane, le président Juan Manuel Santos et le chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), Rodrigo Londoño Echeverri, alias « Timochenko », signaient à Cartagena, en présence de nombreux chefs d’Etat latino-américains et du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon, un « accord final d’achèvement du conflit et de construction d’une paix stable et durable » destiné à mettre fin à la tragédie qui, depuis plus d’un demi-siècle, pour des raisons sociales, ensanglante le pays. Provoquant un immense espoir, cet accord, pour être mis en œuvre, devait être ratifié par référendum le dimanche 2 octobre. Contre toute attente, dans ce pays profondément divisé, le « non » l’a emporté avec 50,21 % des suffrages devant le « oui » (49,78 %) – une différence de 59 000 voix –, la participation n’atteignant que 37,28 % du corps électoral. Un séisme pour les partisans du silence des armes et d’une vie démocratique enfin normalisée.
« Je ne me rendrai pas et continuerai à rechercher la paix », a déclaré le président Santos, affirmant que le cessez-le-feu bilatéral et définitif, observé depuis le 29 août, « reste valide et demeurera en vigueur ». Depuis La Havane, le chef rebelle Timochenko, tout en déplorant « que le pouvoir destructeur de ceux qui sèment la haine et la rancœur ait influé sur l’opinion de la population colombienne », a réitéré la disposition des guérilleros « à ne faire usage que de la parole comme arme de construction de l’avenir ». Férocement opposé à l’accord, principal artisan de ce séisme, l’ex-président et sénateur de droite extrême Álvaro Uribe affirme quant à lui qu’il est prêt à contribuer « à un grand pacte national », mais insiste pour que soit « corrigé » ce qui a été négocié avec les insurgés. Ceux-ci n’étant nullement disposés à remettre en cause le document de 297 pages issu de près de quarante-huit mois de pourparlers, l’incertitude la plus totale plane sur le futur, le pouvoir n’ayant envisagé aucun plan B.
Parmi les guérilleros qui s’apprêtaient à déposer les armes et à les remettre à l’ONU dans un délai de six mois, figure l’une des deux Européennes présentes dans les rangs des FARC, la Française « Nathalie Mistral ». Quelques semaines avant ce qui apparaissait comme une très proche démobilisation, les journalistes Maurice Lemoine et Pierre Carles l’avaient rencontrée.
À part son rire communicatif, elle ne possède rien. « On peut parfois transporter des équipements à dos de mule, mais on ne peut pas se surcharger trop, donc on apprend à se détacher de beaucoup de choses. C’est bien de posséder des objets, mais le jour où tu dois les charger sur tes épaules, s’ils ne sont pas absolument indispensables, tu les laisses derrière toi. » Donc, à part son rire communicatif, elle ne dispose que d’un gros sac à dos dans lequel rentre toute sa vie. Elle : Audrey, alias « Nathalie Mistral », française de naissance, colombienne de cœur, internationaliste de conviction, guérillera depuis douze ans au sein des Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP).
Lorsque nous la rencontrons, début juillet dernier, dans les terres marécageuses et infestées d’insectes de la jungle du Choco, la signature définitive d’un accord de paix avec le gouvernement du président Juan Manuel Santos paraît hautement possible et, les yeux fixés vers l’avenir, Nathalie, comme ses « camaradas », réfléchit déjà à l’après conflit : « On ne parle pas de démobilisation au sens classique du terme. On pense à générer une dynamique collective. L’idée est de travailler de façon intégrée dans les communautés où nous sommes déjà présents, de générer des projets productifs, l’ouverture de voies de communication, une réforme rurale, la redistribution, le développement de centres d’alimentation. En vertu des accords négociés pendant quatre années à la Havane avec le pouvoir, les paysans devraient recevoir des crédits, un appui technique pour la culture et la distribution. On va être dans tout ça [1]. » Du social dans les yeux plutôt qu’un couteau entre les dents !
Somme toute, à un peu plus de 40 ans, Nathalie n’a rien renié des idéaux et de la radicalité de sa première jeunesse. Originaire de Montpellier, présente « dans tous les mouvements » lorsqu’elle était étudiante, elle fut éducatrice spécialisée travaillant à l’insertion sociale des gens en situation de rue, tout en militant à la CGT. « A un moment, raconte-t-elle, je me suis demandé : qu’est-ce que je fais ? Je perpétue le système en y injectant de l’eau tiède pour que les défavorisés ne protestent pas ? J’en avais marre de dire aux gens, sans résultat : “Si vous êtes mécontents de votre situation, je peux résoudre votre problème jusque-là ; mais, au-delà, allez occuper les bureaux de l’administration !” » Estimant la situation momentanément bloquée, elle décide de « faire autre chose ».
Objet de sa réflexion : la richesse européenne se construisant sur l’exploitation du Sud, comment aider les plus pauvres, les pays victimes de la spoliation à récupérer leur autonomie et à modifier le rapport de forces ? Et, surtout, où agir ? En examinant les possibilités existantes, « et pas spécialement la lutte armée, mais la résistance au modèle dominant », Nathalie se retrouve en 2001 au Chiapas – « comme tout le monde » ! précise-t-elle en pouffant. Durant un mois, entre moulins à maïs, plantations de café et aubes bleutés des montagnes du sud-est mexicain, elle observe cette « expérience d’autogestion indigéniste intéressante », tout en restant sur sa faim : « Primo, parce que, sur le plan militaire, ils sont totalement encerclés. Dès qu’ils bougent, ils sont écrasés. Secundo parce que “changer le monde sans prendre le pouvoir”, c’est très joli, mais comment ça se mange ? C’est quelque chose que je ne comprends pas bien. » Vaste débat, toujours en cours en Amérique latine et même au-delà.