Par René Greffe
Ce texte est une réponse aux évêques de France qui ont souhaité préciser leur pensée dans le document “Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique” [1] Les évêques y font à nouveau référence au débat qui s’est déroulé pour contrer le débat parlementaire centré sur le mariage pour tous. Ils auraient dû y réfléchir à deux fois avant de proposer comme justificatif de leur argumentation une “anthropologie” s’appuyant sur une “morale naturelle”. L’auteur, simple citoyen (de confession catholique), non-anthropologue de profession, mais qui s’informe et réfléchit, montre de facto, que l’Église n’est sans doute pas la mieux placée pour gérer un débat de société difficile. Ce qui ne leur interdit pas de rappeler l’importance du politique aux catholiques français.
« Le débat est ce lieu privilégié où des affirmations diverses, parfois adverses, sont travaillées les unes par les autres, deviennent conscientes d’elles-mêmes. » (Page 55 de l’adresse du Conseil permanent de la Conférence des évêques de France aux habitants de notre pays.)
Merci aux évêques d’inviter au débat à partir des questions qu’eux-mêmes posent dans le livret : « Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique. »
Je ne retiens ici que l’une des questions soulevées par le chapitre 8 : « Une crise de la parole », et plus précisément la remarque de la page 57 : « Aujourd’hui – le débat autour du « Mariage pour tous » ainsi que toutes les questions éthiques sur le début ou la fin de vie, l’ont montré – il n’y a plus, ou de moins en moins, de vision anthropologique commune dans notre société. » Ce constat éclaire l’assertion qui suit : « L’une des difficultés est d’arriver à parler et à être entendu dans une démocratie d’opinion dans laquelle tout – même l’anthropologie – est soumis au vote. »
Simple boutade, ou vrai regret ? Simple boutade à l’évidence puisque tout n’est pas soumis au vote, la nomination des fonctionnaires par exemple, des magistrats en particulier (même s’il arrive à des politiques de s’en plaindre !) Petit regret quand même. L’Ancien régime, qui faisait la part belle (euphémisme) à l’aristocratie et au clergé, ne connaissait évidemment pas ce tracas démocratique de devoir « tout » soumettre au vote, entre autres une loi sur l’avortement, sur la sédation définitive, ou le mariage des homosexuels. Remarquons au passage que madame Lucetta Scaraffia, historienne invitée au synode des évêques sur la famille, à Rome, pouvait éventuellement parler, mais qu’elle n’avait pas le droit de voter. (cf. son témoignage dans Le Monde du 28/10/2015) Elle avait pourtant un visage et une tête (voir ci-après). Constance des conceptions anthropologiques « catholiques » ? Ou de quelques-uns des membres de son clergé ?
Pour ce qui est de l’anthropologie (« tout court »), l’affirmation qu’elle serait soumise au vote n’est bien sûr qu’une plaisanterie. Si l’anthropologie est « l’ensemble des sciences qui étudient l’homme » (le Robert) il serait cocasse de vouloir que les sciences soient soumises au vote, et nul n’y a jamais songé. Leurs études, leurs découvertes éventuelles, sont l’objet de discussions, de critiques, de controverses – pas de vote. Dans le texte des évêques, il s’agit naturellement d’autre chose : seulement des législations dont il a été question plus haut, et qui passent mal dans l’esprit de certains (mais c’est toute la Conférence des évêques qui est engagée par ce texte qu’ils signent collectivement.)
C’est que leurs réticences – le mot est faible – s’expliquent par une autre vision anthropologique que celle de la majorité des parlementaires. Que dire d’elle ? Qu’elle vient de loin, et comme l’écrivait naguère Jean-Noël Jeanneney « l’avenir vient de loin » (dans ce cas, ce n’est sans doute pas très heureux !) Peut-on être sûr que cette « anthropologie catholique » soit bien revenue de quelques-unes de ses prétentions ?
L’homme au centre, et mieux encore au sommet de la Création, autant dire de l’univers ? Mais, pour l’heure, gardons les pieds sur terre. De quoi parlons-nous ? De l’homme – mâle et femelle – dont l’union est destinée à la procréation, union sacralisée aujourd’hui par une institution. Doit-on croire, ou faire croire, qu’elle relève d’une « loi naturelle » éternelle (« La Loi naturelle » si chère encore aujourd’hui à l’Église catholique) alors qu’elle n’est peut-être qu’une loi coutumière, inscrite dans un temps, un lieu, une société ?
Quelle société ? Une société fragile, car peu nombreuse, et qu’il fallait consolider par le nombre, c’est-à-dire par une « politique nataliste ». Au risque, en poursuivant cette politique en d’autres temps, d’autres lieux, de provoquer la recherche légitime d’un « espace vital » à conquérir, de gré ou de force. Au risque aussi de provoquer l’effondrement de sociétés entières. Qu’on veuille bien penser au Japon du vingtième siècle. Aux pays d’Afrique subsaharienne actuellement, et à combien d’autres ? (cf. le dossier spécial du Monde du 17 janvier 2017 consacré aux « migrations africaines, le défi de demain » et au « Sahel : une bombe démographique ».) Qu’on songe aux exodes économiques, ou écologiques, d’aujourd’hui et de demain.
Revenons à ces sociétés fragiles du Paléolithique – et en particulier à la Dame de Brassempouy : 23 000 avant J-C. A cette époque (cf. l’article de François Bon dans l’Histoire mondiale de la France sous la direction de Patrick Boucheron) les représentations féminines n’ont presque jamais de tête et, en tout cas, jamais de visage. La Dame de Brassempouy est l’exception. « Elle témoigne d’un renversement des valeurs communes, un visage mieux qu’une tête, sans corps, alors que la plupart des autres représentations ne sont que cela » : un corps, avec les « attributs » de la féminité que sont les seins, le sexe, les hanches, les fesses.
Les représentations traditionnelles de la femme du Paléolithique sont significatives d’un temps où le groupe humain était si vulnérable qu’il fallait sans doute, pour lui assurer un avenir, plus que privilégier, imposer la reproduction. Bizarrement, les religions monothéistes en sont restées, semble-t-il, à ce fétichisme de la reproduction – à une époque où, à l’évidence, la nécessité de la survie de l’espèce par le nombre n’est plus d’actualité. Cette permanence à travers les millénaires de représentations anthropologiques, obsolètes et risquées, peut encore, comme en 2013, mobiliser des foules ancrées dans une Tradition anthropologique de « Droite » (faut-il ajouter, en ces temps de campagne présidentielle : de droite fillonniste ?)
Alors devons-nous regretter, avec le rédacteur de la page 57 (de l’adresse de la Conférence des évêques) qu’il n’y ait plus de vision anthropologique commune dans notre société ? Que la loi autorisant le « Mariage pour tous » ait été votée par une majorité de représentants de la nation française ? Que la dame de Brassempouy ait un visage (comme madame Scaraffia) ? Qu’elle témoigne d’un « renversement des valeurs communes » – renversement que semblent encore ignorer certains adeptes d’une Tradition, aussi bien religieuse que politique, vieille de 23 000 ans ? Oui, l’avenir vient de loin, et, en l’occurrence, tout est à craindre !
Cela n’est qu’une participation, très partielle, au débat souhaité par la Conférence des évêques de France. Des interrogations y sont devenues « conscientes d’elles-mêmes ». Peut-on souhaiter que les affirmations et les nostalgies des évêques (de quelques-uns bien sûr !) le soient aussi ?
Note :
[1] Voir : http://nsae.fr/2016/10/16/dans-un-monde-qui-change-retrouver-le-sens-du-politique/Illustration : /wiki/Dame_de_Brassempouy
Je suis toujours étonné de voir que lors de débats divers et variés, concernant l’aspect chrétien du problème, il ne soit jamais faire référence à Jésus-Christ.
Dans votre article, vous parlez de « morale naturelle », probablement dans le cadre de « loi naturelle » défendue dans bien des organisations, et en particulier chez les intégristes de Mgr Lefebvre.
Le problème, c’est que le principe de loi naturelle est en contradiction absolue avec l’enseignement de Jésus-Christ, qui, lui, est entièrement fondée sur l’Amour.
Pourquoi « en contradiction » ?
En reprenant la première épître de saint Jean, il y est dit, en substance, que celui qui aime connaît Dieu puisque Dieu est amour.
Cette déclaration est fondamentale puisqu’elle fournit, en particulier, la raison pour laquelle Dieu a fait la création : la création est une œuvre d’amour, nécessaire pour que Dieu ait (comme on disait au XVIIIe siècle » un « objet » à aimer.
Sans objet à aimer, Dieu ne peut pas être amour.
La question va plus loin : pour que la relation soit véritablement une relation d’amour, il faut qu’elle soit entièrement libre, qu’elle soit proposée à l’objet aimé, que cet objet aimé soit libre de répondre ou pas.
Si j’ose parler à la place de Dieu, il pourrait dire la chose suivante :
« Je t’aime, toi tu es libre de m’aimer ou pas, si tu m’aimes j’en serais très heureux. Toi, mon amour est tellement infini qu’il accepte de ne pas être payé de retour. »
C’est cela seulement qui justifie la déclaration de Genèse 1,27 :
« Dieu créa l’homme à son image. Il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle. »
Je sais que le texte français est ambigu, et pour mieux comprendre, il est indispensable de se référer à l’hébreu :
Homme = Adam
Male=isch,
Femelle=ischah.
L’image de Dieu, ce n’est pas l’homme OU la femme, c’est l’homme ET la femme.
L’idée qu’il y ait une « loi naturelle » ou une « morale naturelle » suppose que Dieu aurait en quelque sorte « programmé » sa création en lui implantant cette loi ou cette morale.
Le résultat de cette liberté ? C’est la situation inconfortable de l’humanité : vis-à-vis de Dieu, dans l’amour de Dieu, l’humanité est libre et responsable de sa réponse.
Les notions de morale naturelle et de loi naturelle visent simplement à échapper à l’inconfort de la liberté et de la responsabilité.