Feuilleton théologique par Angelika Lung-Krause [1]
Celles et ceux qui ont osé les limites
Si on veut explorer cette question, une petite expédition biblique s’impose. Et on pourrait parler, dans un premier temps, des textes de transgression franche : le fruit cueilli, malgré l’interdit ; la tour qui s’élève vers le ciel… et j’en passe. Certains considèrent ces transgressions comme des désastres successifs. D’autres soulignent que la mise en question des limites est nécessaire à toute croissance. Mais dans les deux cas de figure, la transgression est un acte qui interroge ou nie la limite.
Pour comprendre la question du fonctionnement des limites, on pourrait également invoquer la nouveauté du message de Jésus ; les limites ne sont plus constitutives de la foi. Elles avaient pourtant structuré la société : était-on circoncis ou non, pur ou impur, descendant d’Abraham ou étranger ?!
On pourrait avancer qu’avec Jésus les limites sont tombées d’elles-mêmes. Malgré la résistance de certains ! Car il y a ceux qui s’obstinent à veiller à maintenir la différence entre contribuables et inspecteurs d’impôts, entre occupants et occupés, entre hommes et femmes. On pourrait presque parler d’un durcissement des positions, autour de Jésus, qui ont creusé certaines limites.
Une rencontre improbable
Mais parfois, autour de Jésus, la limite fonctionne comme un point d’appui, comme un levier. Le fait de prendre la frontière en considération permet de faire évoluer tout le monde.
Je voudrais regarder ceci à partir d’une rencontre de Jésus avec une femme. Dans l’évangile de Matthieu, cette mère est dite cananéenne. Son appellation dans d’autres évangiles indique le lieu de sa rencontre avec Jésus : la Syro-Phénicienne. Elle habite du côté des grandes villes de Sidon et de Tyr, du côté du Liban d’aujourd’hui. De l’autre côté de la frontière.
Jésus s’est retiré dans cette contrée, entouré de sa garde rapprochée, pourrait-on dire. Une femme l’interpelle. Elle parle d’emblée de sa vie : sa fille est tourmentée par un démon. J’entends le mot «tourmenté» comme «jamais en paix, jamais en sécurité». Et je n’ai pas besoin de chercher bien loin pour savoir ce qui se cache derrière le démon. Loin des étiquettes, je retiens le sens du mot daimonos : « un esprit qui a pouvoir sur… ». La mère constate une aliénation, une emprise sur sa fille, une force qui les dépasse toutes les deux.
Ce n’est pas simplement un malaise que la mère perçoit. Elle arrive à nommer ce qui étrangle leur vie. Elle dit : « Ma fille est tourmentée par un démon ». La réaction de Jésus ressemble à la réponse type d’un manuel pour intervenants sociaux. Jésus pose le cadre de sa mission : il est envoyé vers les gens en rade. Certes. Mais il doit agir dans son propre milieu. Jésus se déclare incompétent pour la souffrance de la mère avec sa fille. Son cas n’est pas prévu dans son champ d’action.
Partout où l’on regarde, des barrières !
Entendre Jésus marquer ainsi des limites n’est pas facile pour nous, auditeurs d’aujourd’hui. On aurait pu imaginer que la femme s’insurge contre les frontières qui lui sont imposées. On aurait pu espérer que l’entourage de Jésus prenne la parole en faveur de la femme. Mais loin de là !
Ceux qui entourent Jésus plaident en faveur d’une fin de non-recevoir : « Renvoie-la ! » L’expression de la souffrance de la femme leur est insupportable. Ils formulent de manière étonnante : « elle crie derrière nous ».
Qu’est-ce qui pourrait faire bouger ces positions figées ? La femme a nommé l’étranglement de sa vie ; Jésus a affiché sa mission ; les disciples ont marqué les limites du supportable.
Sur ce terrain des positions arrêtées, c’est la femme qui prend acte des limites de chacun. Elle accepte l’image de Jésus comme maître de la maison, celui qui distribue le pain.
Tous voient la même chose : Jésus à table. Mais elle élargit le champ de vision de tous. Elle fait voir qu’il y a de la place sous la table. Le hors-champ apparaît. Même sous la table, il y a de la vie.
Elle ne discute pas les grands concepts. Elle ne négocie pas une petite exception. Elle prend appui sur l’image pour pousser les limites.
Elle réitère sa demande dans un cadre renouvelé. Ce sont les disciples qui sont hors-jeu. Ils ne font plus qu’assister à une mise en relief de ce que le Royaume des cieux peut changer.
Réussir à élargir le cadre
Quand la mère s’adresse une deuxième fois à Jésus, elle garde uniquement son titre principal : Seigneur. Elle ne rejette pas le fait que Jésus est fils de David. Mais elle lui donne un titre au-dessus de tous les titres.
Elle porte, en parole, sa fille devant celui dont elle affirme qu’il est le Seigneur. Jésus est toujours à table parmi les siens. Mais il y a de la vie possible, tout autour de la table. Même sous la table. Heureusement qu’il y a des miettes.
La guérison ? La fille est guérie. C’était l’enjeu, au début de la rencontre. Mais n’est-ce pas également une guérison de tous ? Guéris de leurs limitations, de leurs existences bornées ! Mais pour que ceci puisse se faire, il importe de prendre en compte la limite.
Autrement nous resterons dans le défi stérile, dans la transgression par bravoure. Nous risquons de confirmer la limite là où elle n’a plus lieu d’être.
Par son rebondissement, la femme a rendu l’image de Jésus féconde. Jésus n’évolue pas dans un univers stérile. Loin d’enfermer dans un univers cloisonné, elle donne un espace à vivre.
La question des limites
Notre société s’inquiète d’évolutions qu’on appelle « repli identitaire » et « communautarismes ». On voudrait interdire certains comportements. C’est là où le récit de la femme cananéenne fait entrevoir la force de la communauté : Jésus sait où est son appartenance. Et vers quoi il est appelé.
L’ouverture ne se fait pas à travers une négation des limites. Elle s’opère à travers un élargissement qui prend en compte les lignes de partage. Saurons-nous trouver le point d’appui pour élargir l’horizon ?
Cathédrale de Chartres, tour de chœur architecturé en pierre taillée et sculpté
Par Crochet.david (d) (Travail personnel) [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons
Note :
[1] Pasteur à Bourges.Source : Bulletin “échos du groupe Orsay” n°74