“Il est dommage que les articles de la revue Parvis qui donnent à réfléchir et qui suscitent parfois des réactions ne débouchent pas sur des réflexions concertées et sur une action éventuelle. Je pense que leur finalité vise à faire bouger, à débloquer les situations, sinon à quoi bon écrire !
J’aimerais lancer le débat à partir du dossier sur l’agriculture du n°22. J’ai lu avec intérêt l’article sur l’histoire de la PAC (page 19), ce qui m’a amené à me poser quelques questions que je livre ici.
1 – Produire pour nourrir
Je sais, pour avoir vécu à cette époque et avoir connu la faim, que les données de la situation étaient très complexes (manque d’évolution du monde paysan, mode de production réduit pendant la guerre, existence d’un double marché – marché officiel et marché noir -, production de nombreuses petites exploitations tournées vers l’autosuffisance, etc).
Dans le même temps le monde agricole était représenté auprès du nouveau pouvoir par les propriétaires des grosses exploitations de la Beauce, de la Brie, du Soissonnais dont les intérêts n’étaient pas ceux des petits paysans. Les administrations en charge de l’agriculture avaient donc une connaissance erronée de la paysannerie et n’étaient pas à même d’en appréhender les capacités.
La modernisation de l’agriculture s’est faite dans la pagaille, sur des bases inexactes, les éléments moteurs étant constitués par l’obligation de produire plus pour nourrir les Français et par la logique commerciale des marchands de matériel et fournitures agricoles. La stratégie se résumait à une programmation à courte vue.
Un certain nombre de personnes avaient pourtant une bonne connaissance de la situation, mais elles n’avaient pas la possibilité d’influer sur les décisions. Je me demande pourquoi l’aboutissement inéluctable de cette course à la production n’a pas sauté aux yeux des concepteurs de cette politique. Pour de fins observateurs le risque de voir réapparaître une surproduction que beaucoup avaient connue dans les années trente existait depuis le départ.
Cinquante ans après nous payons les méfaits de cette production intensive : produits de qualité médiocre issus des productions animales ou végétales, pollution de l’eau, des aliments (nitrates, phosphates, pesticides, hormones, anabolisants, etc), endettement inconsidéré de certains agriculteurs qui deviennent la proie de leurs créanciers, aboutissement à une surproduction qui engendre la mévente.
2 – Produire pour exporter
Cette politique de “gribouille”, comme l’indique l’article, a été poursuivie dans l’enthousiasme de la perspective des exportations. L’incitation à produire sans cesse de nouveaux produits (absence de pérennité des marchés) a provoqué d’inutiles endettements des producteurs qui, à peine lancés dans une production, devaient en changer parce qu’elle se révélait rapidement saturée.
3 – Continuellement s’adapter
En outre, l’orientation vers des spécialisations très poussées a accentué le phénomène de production intensive. Par contre, sous la pression du lobby pétrolier, les services de l’économie nationale chargés de l’harmonisation de la production agricole n’ont pas exploité la possibilité d’éviter la surproduction en ouvrant des domaines de production durables destinés à créer des carburants de substitution et à réduire nos besoins en produits pétroliers.
Dans le même temps, en ne la sanctionnant pas, on a laissé se développer une politique productiviste insensée. Un exemple : en Bretagne les producteurs de porcs étant confrontés à la chute des prix, pour obtenir des prix de revient par tête d’animal inférieurs, ont doublé, de façon totalement illicite, le nombre de têtes de leur élevage. Cette mesure stupide a provoqué une mévente et une nouvelle chute des prix sur un marché déjà saturé. Beaucoup d’éleveurs se sont engagés dans ce cycle infernal où la surproduction (volaille, porcs, moutons) semble appeler la surproduction. Toujours en Bretagne, la mise au rancart des connaissances ou pratiques traditionnelles s’est souvent révélée catastrophique (disparition des haies). La pratique du recours aux farines animales, procédé criminel et contraire à la biologie, n’a pas tardé à être sanctionné.
4- Que faire ?
Je ne peux pas m’empêcher de penser que l’immense gâchis qui dure depuis 1946 aurait pu être évité, si la destinée de l’agriculture avait été dans les mains d’hommes libres dotés du sens de l’observation et d’un esprit critique et inventif et de gens plus soucieux du bien commun que de leurs intérêts. J’ai l’impression, comme dans un cauchemar, que les services de l’Etat se sont mis au service du libéralisme ou que le libéralisme s’est glissé dans les chausses de l’Etat.
Après une telle politique agricole, il semble difficile de revenir à une production de qualité. Si certains producteurs s’y emploient, ils restent une minorité et, à terme, les autres seront complètement prisonniers des firmes industrielles dont la seule finalité est le profit.
Dans le même temps les professionnels de la santé alertent le grand public sur les dangers d’une alimentation très artificielle. Si l’agriculture a peu à peu perdu son statut social, si elle a cessé d’être la raison de vivre du monde rural, elle devrait avoir un rôle important à jouer dans le traitement efficace des problèmes de l’environnement et de l’alimentation. Problèmes lourds de conséquences pour l’avenir des générations qui nous succèdent et qu’il faudrait, dans l’intérêt du plus grand nombre, étudier et traiter intelligemment.
Il semble que si la bataille doit être engagée pour le retour à une production alimentaire saine, avec rétribution équitable des producteurs, elle ne pourra l’être que par les consommateurs ayant obtenu le soutien des pouvoirs publics (réglementation) et collaborant intelligemment avec les agriculteurs convaincus qu’ils sont dans une impasse.
5- Serons nous capables de nous mobiliser ?
De nous mobiliser pour un commerce équitable et plus sain, pour une alimentation non génératrice d’appauvrissement pour les uns et de maladies pour les autres. Va-t-on efficacement agir pour que les uns ne meurent plus de faim (voir dans le même numéro l’article “Tu mangeras quand tu seras compétitif”) et que les autres cessent de mal manger ?
Tous les problèmes se tiennent, en allant du déficit de la Sécurité Sociale à ceux de la “mal-bouffe” et de l’alimentation générant des maladies et de graves dysfonctionnements.
La question vitale nous est posée à tous.
Michel Perrin, Assemblée générale de NSAE, 29 et 30 janvier 2005