La laïcité contestée
Comprendre le monde tel qu’il devient, alors même que l’histoire est en train de se faire, est souvent hors de portée.
Il est pourtant des moments de convergence des événements lors desquels on a l’impression que le voile se déchire. Les faits sont toujours d’une extrême complexité et ne leur donner qu’une seule signification relève du simplisme. Mais on ne peut s’empêcher d’observer que si la laïcité était mieux partagée dans le monde, sans nier le poids des injustices politiques et économiques si criantes aujourd’hui, on ne connaîtrait peut-être pas les soubresauts tragiques dont nous sommes les témoins.
Que voit-on ?
Dans de nombreux pays musulmans il existe des minorités agissantes qui rejettent la culture occidentale, et plus particulièrement celle des États-Unis. Cela signifie-t-il qu’elles rejettent les mœurs occidentales, ou le capitalisme flamboyant, ou le matérialisme qui prévaut dans ces sociétés, ou l’hédonisme dont elles sont imprégnées? Sans doute tout cela, et beaucoup d’autres choses. Mais pour ces musulmans rigoristes, qui ne sont, rappelons le, qu’une minorité, tout vient peut-être confusément du fait qu’il y a eu rupture en occident entre le politique et le religieux, et que les civilisations occidentales se sont affranchies des tutelles religieuses qui précédemment les dominaient. L’organisation de ces sociétés s’est, à des degrés divers, progressivement sécularisée. La référence obligatoire n’est plus, comme au Moyen-Age, le ” licet “( il est permis) de la hiérarchie religieuse. Tout s’organise dorénavant par rapport aux lois de la société civile, qui sont établies sans relation délibérée avec les textes sacrés.
Est-ce à dire que cette sécularisation s’est mise en place sans conflits ? Il y en eut bien sûr de nombreux et de sévères. Il suffit de se rappeler l’un des derniers en date : tout ce qui s’est passé autour de l’établissement de la Charte Européenne. Le retour au texte initial, c’est-à-dire l’abandon de la référence religieuse au profit de la référence spirituelle, comme le rappelait très justement Xavier Ternisien dans Le Monde du 1er septembre, a provoqué un “tolle” chez certains chrétiens.
Ce qui était en question, ce n’était évidemment pas de nier l’histoire, mais c’était d’empêcher que les institutions européennes ne s’établissent, aussi peu que ce soit, sur des fondements religieux- chrétiens, cela va de soi, puisque les autres religions n’étaient que très peu représentées en Europe dans les siècles passés.
En France, on observe que l’Église catholique, un siècle après la séparation de l’Église et de l’État, ne peut nier l’indépendance qu’elle y a trouvée. Mais elle a dû passer dans une autre sphère : elle existe publiquement; elle en a le droit, mais elle n’a plus celui de s’introduire dans les rouages scellés par la laïcité.
Malheureusement elle ne peut s’empêcher de regretter le temps où l’éducation des jeunes esprits dépendait entièrement d’elle et où elle avait partie liée avec le pouvoir politique.
Il est probable que, inconsciemment ou non, la grande opération lancée conjointement par Témoignage Chrétien et Réforme au sujet de l’héritage religieux n’a pas d’autre cause. Parler alors de “laïcité ouverte” ne consisterait, dans ces conditions, qu’à demander que ce que la laïcité interdit dans son principe même devienne licite. Donc à demander la fin de la laïcité en tant que telle.
Sous la plume de Xavier Ternisien, Le Monde du 5 octobre indique qu’une enquête menée auprès des musulmans français “met en évidence une acceptation massive du modèle de laïcité à la française”. Tout se passe comme si la laïcité était de plus en plus perçue par les musulmans comme une chance, ou en tout cas comme un cadre favorable à l’intégration de leur religion dans le paysage français”.
Mais les fondamentalistes musulmans refusent, quant à eux, de se retrouver un jour dans une société dont les lois seraient en contradiction avec la Chari’a. Cela signifie que la loi religieuse est pour eux, et par nature, plus haute que la loi civile, qui émane d’autres sources, et qu’elle doit l’emporter sur cette loi séculière. Au fond, il n’y a guère de différence avec les prétentions des fondamentalistes chrétiens, qui assassinent, par exemple, les médecins américains qui pratiquent l’avortement. Agir ainsi c’est non seulement proclamer que la loi religieuse l’emporte en toute occasion sur la loi civile, et que cette dernière n’a pas de valeur, mais c’est aussi affirmer que le vrai croyant est d’une essence supérieure aux autres hommes, et qu’il a des droits que les autres n’ont pas.
Être musulman, ou chrétien – mais on pourrait aussi bien dire hindouiste, ou israélite – reviendrait alors à être d’une tout autre nature que les autres, à être du côté de Dieu – ou des dieux -, à être armé par lui pour défendre Sa loi, qui ne saurait être concernée par celles que s’est données la société. Ou même que la société toute entière doit être asservie à la loi religieuse et qu’elle ne peut avoir d’autonomie par rapport à cette dernière. Il ne peut alors plus y avoir la moindre forme de libre arbitre. Faut-il dire qu’il s’agit là d’une situation qui est le contraire même de la laïcité ?
Est-ce que la laïcité est contre les religions ?
Ses principes le lui interdisent, même s’il est vrai, son histoire le prouve, qu’elle a dû créer son espace contre elles. Cependant elle présuppose non pas que les hommes sont croyants, et ensuite hommes, mais qu’ils sont d’abord tous hommes – et donc authentiquement égaux – avant d’être croyants. Être croyant, c’est adhérer librement à une foi. Mais cette démarche, ce mouvement “vers” ne peuvent exister que si on a le droit de ne pas les faire, donc de refuser de croire. C’est de ce possible “non” que ne veulent pas les fondamentalistes, de quelque bord qu’ils soient.
Finalement, la laïcité semble être la condition absolue de l’absolue liberté d’être soi-même. Par là, elle est la condition nécessaire de la démocratie. Et, de façon un peu surprenante pour certains, elle semble aussi être la condition de l’acte de foi responsable qui est au cœur de l’engagement religieux.
Malheureusement les structures religieuses n’ont pas évolué suffisamment pour que cet enjeu soit clairement compris et l’évolution prise en compte. L’apostolat demeure axé sur des schémas disparus, sur des formes de visibilité devenues inadaptées qui le disqualifient. Les fondamentalismes, qui se veulent l’expression de la pureté originelle des religions, ne sont que le raidissement des nostalgiques du pouvoir de ces religions sur les sociétés, réfugiés dans les traditions les plus figées. Leur réussite momentanée peut faire illusion. Mais seul un vrai retour à l’esprit – et non à la lettre – des textes fondateurs, à leur élan, à leur générosité peut restaurer la foi religieuse dans sa grandeur. C’est au fond cette gageure que permet la laïcité.
Didier Van Houtte, Président du CEDEC
Robert Grenier, Président de NSAE
28 février 2005