La laïcité, une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français
Le CEDEC analyse le compte rendu d’un colloque tenu à Rennes en novembre 2001, dont les Actes ont été publiés sous ce titre aux Presses Universitaires de Rennes (350 pages). On y trouvera les interventions de Jean Baubérot, président de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), titulaire de la Chaire d’histoire et de sociologie de la laïcité (“La laïcité comme pacte laïque“), Emile Poulat, directeur de recherches au CNRS, et à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (“L’esprit d’une réflexion sur notre laïcité publique“), Jacques Rollet, enseignant en Sciences politiques à l’Université de Rouen (“Repenser la laïcité : la contribution d’Alain Touraine et de son Ecole“, une analyse de Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble, égaux et différents, Paris, 1997, complétée par la lecture de M. Wieviorka et F. Dubet, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, 1997), Jean Paul Willaime, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, directeur du Groupement de Sociologie des Religions et de la Laïcité (GSRL) (“Unification européenne et religions“), Yves Palau, maître de conférence en Sciences politiques à l’Université de Paris XII (“La Ligue de l’enseignement depuis les années 80 : Nouvelle réflexion sur la laïcité et position dans l’espace politique“), Bruno Etienne, professeur de Sciences politiques à l’Université d’Aix-Marseille II (“Le renouveau de l’intégrisme laïque : le cas du Grand Orient de France“), Elsa Forey, enseignante en droit public à l’Université de Dijon (“Du “cultuel” au “culturel”: vers une remise en cause du principe de séparation de 1905 ?“), Martine Barthélémy, directrice de recherches à la Fondation nationale des sciences politiques (“La logique d’ouverture de l’école publique : une fragilisation de la laïcité française“), avec une postface de René Rémond (“les mutations contemporaines de la laïcité à la française“).
Vous trouverez ci dessous les réflexions de Jacques Haab au nom du CEDEC sur le contenu de ce Colloque. Rappelons que le CEDEC milite pour une Eglise détachée de l’école confessionnelle.
1) Quelques motifs d’inquiétude
En gros, ce texte constate la “communautarisation” progressive de la société française, résultat d’un mouvement ayant magnifié la liberté individuelle, le désir d’identité personnelle, dans un milieu humain devenu extrêmement divers. Les auteurs ne se contentent pas d’en prendre acte, mais cela semble leur plaire. En tout cas, cela ne peut que favoriser, ou justifier (?), les demandes expresses des Eglises pour que, cédant sur la laïcité, les institutions publiques accordent à leurs “communautés” – surtout pour les religions dites “historiques” – des droits à une protection et une expression privilégiées.
Ce discours concerne tout un courant d’intellectuels, en majorité universitaires ou chercheurs du C.N.R.S, souvent mis en exergue par les Eglises actuellement. Celles-ci y trouvent évidemment leur avantage, croyant ainsi pallier leur perte d’influence. On a parfois l’impression que ces personnalités prennent fait et cause pour quelque chose qui les touche de près. Elles marchent ainsi dans le même sens, comme pour un service, au nom de la “post-modernité”; ce concept semble d’ailleurs plaire aux autorités ecclésiastiques; au rancart les fameuses “lumières” qui ont fait l’esprit moderne ! Depuis au moins dix ans, nos évêques l’ont souvent employé.
Parmi les 23 personnes ayant rédigé un des rapports de cet ouvrage, on peut constater la part importante d’enseignants d’université de l’Ouest : de Rennes où le colloque se tenait, de la Rochelle et de Rouen; puis de chercheurs, jeunes sans doute, du C.N.R.S. Enfin, plusieurs intervenants travaillent à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE).
Nous avons déjà rencontré la plupart d’entre eux sur notre chemin, mais à contre-courant !
Aucun, même parmi les plus critiques d’entre eux que nous avons rencontrés comme tels dans d’autres circonstances ne semble avoir perçu -ce qui aurait pu réveiller leur attention – que ce sont les églises, surtout l’église catholique dans le cadre de la Nouvelle évangélisation, qui ont habilement préparé le terrain depuis le début des années 80. Ce sont leurs autorités qui ont cherché les contacts et initié les lieux du débat en utilisant comme intermédiaires des autorités intellectuelles qu’elles savaient très proches. On est arrivé ainsi, sous couvert de sérieux scientifique, à des sortes de lobbies capables d’agir, en les impressionnant, auprès des hommes politiques, voire des gouvernants. On assiste à une sorte de manipulation de savants de bonne volonté.
2) Les Titres de ce Compte-rendu
2.1) Titre principal : la laïcité, une valeur d’aujourd’hui ?
Tous les intervenants déclarent – ou sous-entendent – qu’ils soutiennent que, dans une démocratie, le principe de séparation entre les Églises et l’État a de la valeur. Une remarque générale s’impose : que sous-entend le concept “Églises” ? dans la société globale, des groupes organisés d’une façon “cléricale” nationalement ou mondialement, autour d’une idéologie religieuse, impliquant un certain comportement privé ou extériorisé, individuel ou collectif des adhérents; l’exemple extrême et le plus structuré étant notre Eglise, la “catholique”. Mais ne serait-il pas logique d’inclure dans cette approche tout groupe idéologique – religieux ou non – qui serait organisé de cette manière?. Dans ce cadre, la démocratie, représentée par l’Etat, est alors en droit d’opposer à ces groupes, toujours tentés d’imposer leur vérité, les limites du “tolérable” selon même Emile Poulat. La séparation de l’Etat par rapport à ce genre de groupe implique que même l’expression extérieure des “Eglises” reste du domaine privé et ne doit pas être -ou sembler être- prise en charge par l’Etat, et comme garantie par lui, sauf en ce qui est nécessaire pour assurer l’ordre public.
2.2) En second : contestations et renégociations
Cette partie annonce la couleur de cette table ronde et fait l’originalité de ce gros recueil sur la laïcité. Mais la valeur du principe devient alors plus ou moins nuancée selon les auteurs, car on glisse facilement (et habilement ?) de l’application – légale ou coutumière – dans la vie de la République française d’un principe reconnu à son fondement, à son esprit, et vice versa. Les coordinateurs, en particulier J. Baudoin et P. Portier, font de la “privatisation du religieux” – à savoir la privatisation de l’expression extérieure du religieux -, face à ce qu’ils appellent la “prééminence de l’Etat” qui ne connaît que des individus et pas des communautés, une “variante” française figée du principe opposée aux variantes vivantes proposées par les autres pays européens. René Rémond, finalement, a sensiblement la même optique. L’intention de la table ronde est visiblement d’amener à conclure : en France, on devrait faire un effort pour aller dans le sens de l’histoire vivante. Mais, à part ces auteurs, les intervenants n’utilisent pas la formule laïcité “ouverte” pour qualifier un principe adapté, dit-on, à la société contemporaine. Emile Poulat fait même la critique de cet usage intempestif dont s’est souvent gargarisé la hiérarchie de notre Eglise. Il n’y a pas plus de “nouvelle laïcité” que de “nouveau christianisme”, dit-il.
3) Faut-il accorder à une église une place institutionnelle dans la vie publique ?
On ne voit pas ce qui, dans ce compte-rendu du Colloque de Rennes, peut être utilisé par la hiérarchie catholique française pour justifier directement en sa faveur, comme elle le prétend, une place pratiques parallèlement aux besoins de la société, des nouveaux problèmes découlant de la décolonisation, de l’individualisation critique depuis les années 60 – 70, de la crise économique, du sentiment spontané ou activé d’insécurité, des découvertes biologiques… Cette évolution des aspects visibles de la séparation n’a fait qu’ajuster, dit-on, la pratique sans en mettre en cause le principe, au contraire ; on pourrait le reconnaître dans le développement de l’enseignement de l’histoire des religions à l’école et le développement de l’aide, pour garantir l’égalité, à la construction des mosquées (dite “laïcité de compensation”). Plus dangereux sont les aménagements arrachés à l’Etat à l’occasion de moments difficiles à passer : les conséquences de la première guerre mondiale dans les années 20, puis celles de la deuxième guerre mondiale, la prolongation rapide de la durée de la scolarité dans les années 60 ayant entraîné la loi Debré, l’épreuve du sida…
La plus discutable des “nouveautés” est sans doute la place officielle donnée aux responsables religieux dans les Comités consultatifs. Cette pente a l’inconvénient, – mais certains auteurs semblent ici y voir plutôt un avantage – d’introduire un doute sur la consistance du principe même de laïcité.
4) Au point de vue des objectifs propres au CEDEC il faut plutôt se réjouir
Les rapporteurs montrent qu’ils voient bien ce qu’il y a de peu démocratique dans la valorisation excessive et libérale de l’école privée (qui en France est surtout celle que patronne l’Eglise catholique). Tout en montrant que l’école publique a des difficultés pour remplir correctement sa tâche, c’est elle seule qui, par nature, peut assurer la solidité de l’esprit de laïcité (E. Forey, M. Barthélémy). Même Jean Baubérot le suggère a contrario en parlant de “seuil” à ne pas franchir par l’Etat quand il prend en charge les frais de fonctionnement des écoles privées. Martine Barthélémy dénonce les aspects concurrentiels entretenus par l’école privée risquant de déteindre sur l’école publique. Notable est la phrase de Bruno Etienne qui signale que certains francs-maçons mettent leurs enfants dans les écoles privées “pour des raisons qui ne sont pas toujours catholiques”. Ainsi, au bout du compte, l’Eglise catholique peut apparaître, sans que ce soit dit, comme continuant à donner le mauvais exemple à d’autres “Eglises”. Mais les intervenants – ce n’est évidemment pas leur objectif – négligent de souligner que le soutien de l’Eglise catholique à une école privée est un contre-témoignage évangélique.
5) Des informations significatives : rôle de la Ligue de l’Enseignement et du Grand Orient de France GODF
5.1) la Ligue de l’Enseignement
Y. Palau note le rôle éminent de la Ligue de l’Enseignement dans le regroupement des partisans d’une révision de la laïcité en France (si cela signifie quelque chose). On y apprend la volonté de puissance de cette organisation, la soif qu’elle a eu de jouir d’une immense influence auprès de l’opinion et de l’Etat depuis 20 ans. On a alors le sentiment que les contacts pris, de bonne foi peut-être au début, avec la hiérarchie catholique à l’occasion de la préparation de la loi Savary ont été prolongés, habilement utilisés par les évêques et que cela a rendu aveugles les dirigeants de la Ligue qui, par ailleurs, n’ont pas les problèmes de relation, que nous avons, nous, avec un système clérical que nous dénonçons de l’intérieur et que nous voudrions briser.
5.2) Le Grand Orient de France
Bruno Etienne montre la virulence des révisionnistes de la laïcité contre ses défenseurs les plus constants (on ne doit pas nier qu’il y ait des problèmes internes à la franc-maçonnerie, cependant). On accuse la laïcité dite intégriste de tous les maux dont souffre cette République décrite comme intolérante, militarisée, uniformisée, dévoreuse d’hommes et de liberté personnelle, étouffeuse d’identités locales, niveleuse par le bas, chauvine et agressive envers ses voisins. Le vocabulaire utilisé nuit d’ailleurs à la pensée ! Ce frère au Grand Orient de France – GODF semble ainsi faire chorus avec certaines allusions de nos évêques et du pape quand ils cherchent un coupable pour les échecs de la Nouvelle Évangélisation.
Conclusion
Le but du colloque semble bien d’avoir été de montrer qu’il était temps, en France, de se poser la question sur la nécessité de séparer encore aussi nettement l’Etat et les “Eglises”. Mais on peut dire qu’il y a dans ce compte-rendu trop d’exemples discutables qui peuvent être retournés totalement aux dépens de ce qu’attend l’Église, ou même des données qui contredisent directement ses arguments pour que la hiérarchie ecclésiastique puisse brandir ce gros bouquin comme une arme décisive.
Deux enseignements à retenir pour notre argumentaire :
1) En tout domaine qui touche la laïcité, y compris la question de l’école, il faut dénoncer les avancées communautaristes de l’Église catholique vue par beaucoup de nos concitoyens comme un groupe de pensée soutenu par une structure hiérarchique forte ;
2) Témoigner que c’est pour des raisons chrétiennes que nous le faisons : notre Église n’agit pas conformément à l’esprit de l’Évangile quand elle demande à être “reconnue” officiellement d’intérêt public, même si cela n’est pas dit textuellement. Elle ne doit pas être une association comme les autres, ni chercher à se présenter comme telle.
Il faut par ailleurs rappeler en toutes occasions que la laïcité, par nature, n’a jamais été à l’origine de ce qui a pu paraître (souvent à des esprits chagrins, finalement peu amoureux de la République) parfois totalisant, nivelant, sectaire à certains moments de l’histoire; bien au contraire elle est la condition sine qua non de l’humanité et de sa diversité.
Jacques Haab, janvier 2002
P.S. On pourra aussi se reporter à la Déclaration commune au CEDEC et à NSAE (lien dans le Site NSAE) : “La laïcité contestée”.