Manger ou conduire : les biocarburants
Les biocarburants pourraient devenir l’or vert de certains grands pays agricoles. Au point de concurrencer les cultures alimentaires. Mauvaise nouvelle pour les plus démunis.
Ici, en Malaisie, on brûle les forêts et l’on chasse les derniers orangs-outans pour planter des palmiers, dont l’huile sert à produire, notamment, du biodiesel.
Là, au Brésil, de grands propriétaires, soucieux de développer leurs exploitations de canne à sucre destinée à la fabrication d’éthanol, ont mordu sur les cultures de haricots rouges, l’un des piliers de la nourriture brésilienne. Ailleurs, aux Etats-Unis, les surfaces consacrées au maïs pour approvisionner les usines d’éthanol ont augmenté de 15% en un an, au très net détriment des champs de coton et de soja.
Les biocarburants – bien à l’abri derrière leur image d’énergie propre et écolo – commencent à dessiner les contours d’un nouveau monde agricole. La bataille entre deux agricultures, l’une purement alimentaire et l’autre centrée sur la satisfaction des besoins énergétiques, sera l’un des enjeux majeurs des vingt prochaines années. «Le mélange nourriture et pétrole est toujours explosif», note Jean Ziegler, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation et auteur de L’Empire de la honte (Fayard, 2005).
Curieusement, ce débat de fond n’a émergé que très récemment. Ainsi, We Feed the World. Le marché de la faim, le film coup de poing sur la production alimentaire industrielle, qui sortira en salles le 25 avril, ne comporte qu’une maigre allusion aux biocarburants. De fait, quand Erwin Wagenhofer l’a réalisé, il y a deux ans, l’Union européenne n’avait pas encore forcé les feux en décidant de porter à 10% le volume de carburants verts qui devront être utilisés dans les transports en 2020. Et le président Bush venait à peine, dans le cadre d’un nouveau Clean Air Act, de fixer un objectif de 5%, en 2012, pour la part de l’essence agricole dans la consommation routière américaine.
Ce qui s’est passé, depuis, aux Etats-Unis est exemplaire. La course à l’éthanol, soutenue par des subventions de l’ordre de 6 milliards de dollars par an, s’est traduite par une augmentation massive des surfaces de maïs et le détournement des exportations vers les usines de production.
Conséquence sur le marché international: les cours ont bondi de 74% en un an. La première victime de cette situation – qui a fait, fait et fera le bonheur des agriculteurs américains et des grandes compagnies de négoce – a été le Mexique, gros importateur de maïs américain. Les Mexicains ont ainsi vu flamber le prix de la farine indispensable à la fabrication des tortillas, l’aliment de base des plus pauvres d’entre eux.
« La hausse des prix est la conséquence la plus visible du développement des biocarburants », commente, à Washington, Antoine Bouët, chercheur associé à l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri).
Alors que les cours des produits agricoles n’avaient pas cessé de baisser, en valeur, depuis 1960, leur contenu énergétique les a directement branchés sur les évolutions du baril de brut. L’OCDE a ainsi clairement identifié des évolutions parallèles entre le pétrole et le sucre, qui a repris de la vigueur après sa grande déprime du début des années 2000. Les céréales, elles, ont augmenté de 34% en un an, même si le boom du prix du baril n’explique pas toute leur progression.
Bien sûr, les optimistes expliquent que cette hausse bénéficiera aux paysans des régions les plus pauvres. A condition qu’elle soit pérenne. Rien n’est moins sûr. Au contraire, tous les experts prédisent une très grande volatilité des tarifs, au gré des arbitrages, selon que la meilleure valorisation sera alimentaire ou énergétique. Les grands perdants seront les plus démunis, obligés, eux, d’importer des céréales, comme le Kenya, l’Ethiopie, le Soudan, les Philippines ou le Pérou.
Alors, manger ou conduire? A la fin de mars, après huit mois d’hospitalisation, Fidel Castro en a fait son thème de convalescence. Se défendant d’avoir voulu attaquer son ami Lula, le président du Brésil, qui, le 9 mars, a conclu avec George W. Bush un partenariat pour développer l’éthanol, le Lider maximo affirmait que la conversion d’aliments en combustibles menaçait de «provoquer des famines en réduisant les terres cultivables». Au-delà des postures politiques, la concurrence entre cultures alimentaires et énergétiques pourrait se révéler dramatique. Selon la banque d’affaires américaine Goldman Sachs, les niveaux de production espérés pour 2015 nécessiteraient l’affectation de 110 millions d’hectares. «A terme, il y aura, vraisemblablement, des problèmes de surfaces», souligne Michel Lopez, spécialiste des grandes cultures au Crédit agricole. Le monde est confronté à un immense défi: nourrir 3 milliards d’hommes de plus en 2050. Or les seules réserves de terres arables vraiment exploitables se trouvent en Amérique latine et en Afrique. A condition, selon Michel Griffon, le pape des politiques agricoles du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), de raser l’Amazonie et les forêts du Congo !
En France, il faudra trouver 2,5 millions d’hectares supplémentaires pour respecter le plan biocarburants. Selon les céréaliers, il suffira de puiser dans les jachères (1,2 million d’hectares) et les surfaces dégagées par une augmentation des rendements. Ce n’est pas l’avis des pétroliers, pour qui les importations sont inévitables. A l’affût, l’insatiable Lula a déjà demandé à Bruxelles de lui ouvrir son marché.
Source : Georges Dupuy, “Biocarburants. La nouvelle bataille des champs”, www.lexpress.fr, 18 avril 2007.