Méditation sur la déclaration universelle des droits de l’Homme, par Paul Ricœur
Nous proposons à votre lecture l’intervention de Paul Ricœur lors de la rencontre internationale “1948-1998 : Les droits de l’Homme : un nouveau souffle“, qui s’est tenue à Paris le 14 novembre 1998.
” Nous avons entendu plusieurs témoignages, et je voudrais dans cette courte méditation montrer pourquoi la Déclaration des Droits de l’Homme exige de tels témoignages ; pourquoi cette Déclaration demande toujours un souffle nouveau. Je voudrais proposer un parcours, un itinéraire de pensée, de cœur, de réflexion qui nous conduira de la déclaration vers ces témoignages que nous avons entendus.
Tout Homme naît…
Je voudrais partir du premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme. C’est une “déclaration” ; cela veut dire que nous attestons quelque chose de constitutif de l’être Homme, c’est-à-dire avant même d’être citoyen, d’appartenir à une communauté historique de traditions, de coutumes, de croyances, de religions, nous sommes fondamentalement Homme. Ce n’est pas une constatation empirique, non, car les faits parlent de la pluralité humaine. Mais la Déclaration atteste que, sous cette pluralité, avant elle – non pas chrono-logiquement, mais fondamentalement – il y a l’être Homme. Et cela est signifié dans la Déclaration par le mot “né” : “Tout Homme naît” ; et l’acte de naître possède en quelque sorte fondamentalement celui d’appartenir à la pluralité des mondes humains. Et être nés, être nés libres et égaux en droits, cela veut dire qu’il appartient à la condition humaine de pouvoir, chacun d’entre nous, s’affirmer comme capable. Capable de pensée, capable d’action, capable d’affection et de passion. Et en cela nous sommes égaux.
Certes, nulle part les hommes ne sont égaux ; ils sont inégaux de multiples façons, physiquement, culturellement, etc… Mais cette égalité qui est affirmée ici, qui est déclarée, c’est celle d’avoir un droit égal à réclamer. Et je dirais que l’attestation sous-jacente à cette Déclaration, c’est que “ta vie vaut autant que la mienne;” et c’est cette égalité de valeur, cette égalité de dignité, qui est affirmée comme constitutive. J’emploie ici le mot de fondamental;. C’est la constitution humaine fondamentale en deçà, si l’on peut dire, en dessous de son histoire. Et de son histoire violente. Voila donc le premier point. Je dirais que c’est l’attestation.
L’idée de droit, en dépit de…
Alors, comment, de cette attestation, passons-nous à l’idée de droit ? Eh bien, à partir de l’écart qu’il y a entre ce qui est attesté et ce qui est constaté. Cet écart crée pour la Déclaration un statut de revendication, de réclamation sous la forme alors d’une norme ; et j’insiste beaucoup; la déclaration, avant d’être un ensemble de normes, est l’attestation d’une condition fondamentale. Mais par le droit nous passons de l’attestation de ce qui est fondamental à la contestation de ce qui est réel historiquement. Alors quels droits ? Qui les affirme ? Eh bien cela ne peut être que la communauté des hommes dans sa diversité, dans sa pluralité, puisque c’est le fait fondamental de la réalité humaine, dispersée dans la confusion des langues, dans la dispersion des peuples.
Mais ce droit à la fois préexiste comme une obligation pour tous, et ne repose que sur la capacité des différentes cultures, des différentes confessions, des différentes politiques de se recouper sur quelque chose de commun. Et c’est pourquoi cette déclaration devient fragile, puisque l’attestation fondamentale ne repose que sur la reconnaissance mutuelle. Il y a donc quelque chose de présumé que, en dépit de la pluralité et en dépit de la violence dont on va parler, en dépit de cela, il y a un recoupement fondamental entre les différentes cultures, les différentes religions. Il y a donc un acte de foi fondamental que j’exprimais par le “en dépit de”. Il y a donc un élément protestataire dans ce qui est attestataire. C’est la protestation que la diversité et la violence et la haine ne sont pas le premier mot ni le dernier mot.
Diastole et systole de la Déclaration
Alors un chemin de droit est tracé. Donc, j’ai parlé d’une corrélation entre des obligations et des droits, car à chaque affirmation d’un droit correspond une obligation pour une autre partie. Et c’est alors que nous entrons dans la série des articles de la Déclaration des Droits de l’Homme, dans une énumération.
Ce qui a été affirmé c’est d’abord quelque chose de fondamental et d’unitaire, qu’on pourrait appeler la dignité. Mais cette dignité, il va falloir en quelque sorte l’épeler ; l’épeler et aussi l’interpeller dans une énumération. Et cette énumération alors présente justement des caractères propres et aussi des difficultés propres à cause du caractère d’abord multiple de ces droits. L’idée de droit se trouve en quelque sorte dispersée en fonction d’une multiplicité de situations, de manières d’être sociales et c’est donc cette dispersion qui fait problème. Ce problème vient d’une certaine hétérogénéité qui est assez troublante dans la nature des droits affirmés.
Car nous avons au moins deux groupes, deux grands groupes de droits : ceux qu’on pourrait appeler les “droits de …” – droit de penser, droit d’expression, droit de réunion, droit de publication, droit de rassemblement et éventuellement de protestation, droit d’insoumission. C’est donc les “droits de…”. Donc ce droit est un droit de revendication face à une force publique, et elle dit “jusqu’ici, mais pas plus loin” ; c’est donc la défense d’un territoire propre de chaque individu. Alors donc ces “droits de…” ont une structure que l’on a pu dire formelle ; ce sont des droits formels. Et le grand événement du milieu de ce siècle, c’est d’avoir complété, d’avoir élargi ces droits formels à toute une série de droits qu’on pourrait appeler droits sociaux, qui vont être des “droits à …” : droit à la vie, droit à la protection, droit à la santé, droit à l’éducation, à la culture etc… Mais précisément ces droits sont des droits qu’on pourrait dire ouverts, parce que le destinataire est indéterminé.
Prenez en France dans le préambule de la Constitution l’affirmation du droit au travail. A qui est-il adressé ? Est-il adressé aux entreprises ? Est-il adressé à l’État ? Est-il adressé à l’humanité en général ? Donc, il y a là une sorte d’incertitude dans la nature du “qui va appeler” le combat dont je vais parler maintenant. Il y a donc je dirais, une sorte de pulsation dans la Déclaration des Droits de l’Homme, qui tantôt se rassemble dans un seul droit, le droit à la dignité, et se disperse dans des droits non seulement multiples mais à bien des égards hétérogènes. Mais je dirais que c’est un petit peu comme la structure du Décalogue, du fondement hébraïque de notre culture, que l’on peut multiplier les droits et les devoirs. Et c’est ainsi que déjà le Décalogue le déploie et que dans la tradition du judaïsme, nous avons eu même une grande multiplicité, une énumération immense de droits, mais qui se resserre et se referme après s’être déployée dans “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”. Et je dirais qu’il faut dans notre combat pour les Droits de l’Homme maintenir cette pulsation, je dirais cette diastole et systole de la Déclaration, cette ouverture. Et effectivement, nous avons toujours le problème : faut-il rajouter d’autres droits ? Faut-il rajouter d’autres droits à l’énumération ? Énumération ouverte, mais en même temps repli sur le fondamental, ce qui m’amène au troisième moment du combat
Multiplicité du mal – multiplicité des témoignages
Le troisième moment, c’est celui où la Déclaration des Droits de l’Homme fait appel à notre capacité d’indignation. D’indignation en face de ces violations. Et c’est ce rapport de l’indignation à la violation qui est le tournant vers le témoignage et les témoignages que nous avons entendus. J’ai parlé donc d’une attestation fondamentale, d’une protestation historique. C’est maintenant le moment d’un combat. Et alors je voudrais, justement, souligner la nécessité de la diversité des témoignages que nous avons entendus. Parce que je dirais volontiers que le mal a de multiples têtes. Il n’y a pas, si je peux dire, de centre du mal, il prolifère. Et donc, il est nécessaire, il est salutaire que les témoignages soient eux-mêmes multiples. Et nous les avons entendus venant de tous les continents.
Et je dirais que chacun constitue une singularité exemplaire. C’est chaque fois singulier; Timor n’est pas Israël et la Palestine. Mais c’est chaque fois exemplaire parce que, à partir d’un lieu, à partir d’un combat, c’est la protestation et l’attestation de l’être commun, de l’être-Homme commun. Et je dirais que précisément parce que nous avons affaire dans l’attestation première à quelque chose de plus fondamental que ce qui est historique, de plus fondamental que la pluralité humaine, ce n’est que par la multiplicité des témoignages que peut être rejoint, à travers les droits,
LE Droit de l’Homme
Qu’est-ce que moi j’atteste ? Eh bien je voudrais terminer par ce qui est alors la responsabilité des chrétiens dans cette situation. C’est un témoignage comme celui que nous présentons aujourd’hui. C’est un témoignage verbal, mais il n’a de sens que s’il est articulé sur des témoignages d’action, des témoignages donc de ceux qui se battent. Et donc notre problème, c’est notre capacité non seulement de sympathie émotionnelle, mais de soutien actif de multiples façons, par la pensée et par l’action. Et c’est donc la boucle du témoignage qui se referme depuis l’attestation première. Et s’il y avait à dire en quelques phrases : “Mais qu’est-ce que moi j’atteste dans ce témoignage , eh bien je dirais 3 ou 4 choses.
Créés à l’image de Dieu
Je dirais d’abord que c’est la conviction sans doute commune aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans, donc à toute la génération d’Abraham, que nous sommes créés à l’image de Dieu. Et le mot “être né” de la Déclaration, nous le lisons comme “créés”. Et c’est notre capacité de relier le “être nés libres et égaux” à “être créés enfants de Dieu” qui est le lien de notre témoignage, en conjonction avec d’autres qui donneront une autre signification à cet “être né”. Mais c’est notre part, et la part que nous devons tenir même si elle est minoritaire dans Et cette première conviction d’être créés à l’image de Dieu, je dirais qu’elle comporte déjà en elle-même la reconnaissance et l’acceptation de la diversité. Dans la mesure où le Dieu dont nous reconnaissons être l’image est lui-même en quelque sorte en capacité du pluriel, d’abord autre que nous. Ses pensées ne sont pas les nôtres. Donc il y a un rapport d’altérité dans la ressemblance; d’ailleurs, l’expression à l’image et à la ressemblance” et l’on peut dire que la ressemblance est une sorte de correctif à ce qui serait simplement une copie. C’est donc une ressemblance-différence. Et donc dans cette différence il y a en pointillés, si je peux dire, la reconnaissance de la multiplicité.
Et plusieurs d’entre nous, nombreux d’entre nous aussi vont jusqu’à affirmer une sorte de communauté à l’intérieur même de Dieu dans la figure du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, l’idée que le Dieu-Un est en même temps une communauté intime. Nous ne partageons pas nécessairement cette conviction, mais en tous cas ce qui nous réunit dans la famille d’Abraham c’est : “nous sommes des créatures” ; et c’est donc au niveau de la créature et donc d’une théologie de la création que tout cela est fondé avant même l’éthique et la politique.
Du fratricide à la fraternité
Et la deuxième chose me semble-t-il que nous attestons c’est qu’il y a quelque chose de primitif dans le malheur humain ; une antériorité d’un meurtre fondamental qui appartient en quelque sorte aux structures originelles. Ce n’est pas par hasard que dans les mythes fondateurs qui sont rapportés au début de la Genèse, il y a le meurtre d’Abel. Et cela veut dire que, avant même qu’il y ait l’histoire d’Abraham, qu’il y ait l’histoire des patriarches, qu’il y ait de l’histoire en quelque sorte, il y a comme un rapport à la mort qui fait que la mort n’est pas seulement au bout de notre vie à chacun, mais que nous avons la capacité de la donner ; et la capacité de répandre le sang de l’autre. La capacité du meurtre est en quelque sorte primitive. Notre histoire commence par le fratricide, cela veut dire du même coup que la fraternité n’est pas une donnée biologique; Abel et Caïn sont frère et soeur par le sang, mais après le meurtre, il y a une tâche de devenir frères : ce n’est plus un fait biologique, c’est un fait de culture. En ce sens, le mythe d’Abel et Caïn est ouvert sur la tâche de la fraternité : du fratricide à la fraternité, le “devenir-frères”.
L’amour et la justice
Et la troisième attestation qui, je crois, nous rassemble, c’est que nous croyons qu’il y a un lien profond entre l’amour et la justice ; que l’amour ne nous dispense pas de justice, mais que l’amour exige toujours plus de justice. Et c’est là que je retrouve l’universel : il faut que la justice soit de moins en moins particulière, qu’elle soit de moins en moins inégalitaire et donc qu’elle soit à la hauteur de l’exigence d’amour. Je dirais que l’amour ne dispense pas de la justice, mais demande plus de justice. Et enfin je dirais ce qui nous rassemble au-delà de cette affirmation d’abord – nous sommes des créatures de Dieu, à son image, à sa ressemblance – nous sommes les héritiers d’un meurtre fondamental ; nous sommes convoqués à la justice par l’amour. Il y a cette marque d’espérance que nous avons entendue tout à l’heure dans le Gospel : “We shall over come one day”.
Cela veut dire que notre combat et leur combat n’est pas dénué de sens, mais qu’il est porteur d’espérance. Il y a un futur pour les droits de l’Homme.