La mémoire de la Shoah mine-t-elle Israël ? Un débat entre Alain Finkielkraut et Avraham Burg (source : Télérama)
L’intellectuel français Alain Finkielkraut et l’Israélien Avraham Burg – ancien président de la Knesset et vice-président du Congrès juif mondial, fils d’un des anciens dirigeants du Parti national religieux, auteur de “Vaincre Hitler” – confrontent leurs opinions sur le judaïsme d’aujourd’hui, l’antisémitisme et la perception de l’Etat d’Israël. Et ils ne sont pas d’accord… Ce débat, dont les propos on été recueillis par Vincent Remy et que nous reproduisons ici, a été publié le jeudi 3 avril 2008 par Télérama. Pour y accéder directement sur le site de l’hebdomadiare, cliquez ici.
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La polémique a débuté autour de ce titre provocateur [Vaincre Hitler]…
Avraham Burg : … Vous le trouvez dérangeant ? Sachez que j’avais même prévu d’intituler mon livre Le Triomphe de Hitler. J’étais en colère. Le traumatisme de la Shoah, qui dicte plus que jamais nos comportements en Israël, me semblait une maladie incurable. Et puis une conversation avec ma mère, peu de temps avant sa mort, m’a redonné de l’espoir. Elle dont la moitié de la famille a été assassinée à Hébron en 1929 par les Palestiniens remerciait Dieu pour tout l’amour qui lui avait été donné. Une autre fois, devant les bombardements à Gaza, elle m’a dit : « Je suis si contente que mon petit-fils ne soit pas pilote de chasse et ne puisse bombarder des innocents. » C’est pour moi le véritable héroïsme : vaincre, grâce à l’espoir, l’horreur rencontrée au cours de sa vie. Et c’est ce qui devrait inspirer Israël.
Alain Finkielkraut : Mais Hannah Arendt nous rappelle que l’amour n’est pas une catégorie politique ! En politique, l’injonction « connais ton ennemi » est fondamentale. J’admets que les Israéliens ont une difficulté à connaître leur ennemi, qu’ils sont toujours tentés de voir l’ombre de Hitler se propager sur le Moyen-Orient. Il reste que l’Etat juif a bel et bien des ennemis, dont la haine n’est pas la conséquence directe de son usage de la force. Israël s’est désengagé de Gaza mais Gaza ne s’est pas désengagé d’Israël, comme le montrent les tirs de roquette sur des villes situées à l’intérieur des frontières de 67. Ce n’est pas en se regardant aimer l’autre, mais en regardant les choses en face qu’on aboutira peut-être un jour à la paix.
Ce qui me gêne dans votre livre, c’est l’idée selon laquelle tous les malheurs d’Israël procéderaient de la psychologie israélienne. Vous exhortez vos compatriotes à surmonter Hitler pour retrouver la belle essence morale du judaïsme nomade. Or, moi qui viens aussi d’une famille de rescapés, mes parents et tous les survivants que j’ai pu rencontrer m’ont dit : oui, nous allons revivre, nous allons reprendre nos activités dans le monde où Auschwitz a eu lieu, mais la seule chose que nous exigeons du monde, c’est de ne pas reporter sur Israël les anciennes malédictions dont les Juifs étaient l’objet. Or, ces anciennes malédictions revoient le jour, et c’est la pire des déceptions pour tous ceux qui ont survécu à l’Holocauste.
Avraham Burg : Je ne suis sans doute pas un bon philosophe, mais je ne suis pas ignorant en amour. L’amour, c’est la capacité de faire confiance à l’autre, sans laquelle vous ne pouvez ni donner ni recevoir. C’est cela qui manque en Israël, la capacité à faire confiance, quel que soit l’autre : partenaire politique, compatriote israélien, voisin arabe… Je n’ai pas votre obsession de l’antisémitisme. Cette obsession de ce que « les autres pensent de nous » est emblématique de la façon dont beaucoup de Juifs ont besoin d’être définis par les autres. Moi, je n’ai besoin de personne pour me définir. Peut-être cela vient-il du fait que je suis né dans un pays souverain. Le point de vue de l’autre m’importe, mais il ne me définit pas, parce que mon histoire, continuation de l’antique identité juive, est mon histoire, indépendamment de ce que les autres en disent.
Alain Finkielkraut : La confiance est un pari difficile, elle ne peut pas naître simplement du sentiment que nous vivons dans un univers radieux où nous sommes tous frères. Mon « obsession » tient justement au fait que l’antisémitisme est devenu une des modalités essentielles de l’antiracisme. A quoi tient ce paradoxe ? Eh bien, il faut remonter en effet à l’Holocauste. Pour les nations démocratiques, la mémoire de l’Holocauste fonde la nouvelle religion de l’humanité : nous sommes des hommes, et les frontières doivent être subordonnées à cette identité première ; l’humanité est plus forte que la nationalité. Mais pour les Juifs, la mémoire de l’Holocauste est tout autre, elle renvoie à la question de l’assimilation : les Juifs, rappelle l’écrivain Aaron Appelfeld, « étaient en marche vers les royaumes enchantés du rejet de soi quand une main satanique les ramena aux fondements de l’existence tribale ». La mémoire de la Shoah, pour un Juif, c’est qu’il n’échappe pas à son identité juive. Levinas appelle cela « l’irrémissibilité de l’être juif ». Longtemps complémentaires, ces deux mémoires, la mémoire démocratique et la mémoire juive, s’opposent donc aujourd’hui violemment, parce que, d’un côté, on a une humanité en route vers le grand brassage des identités et, de l’autre, ces Juifs « de génération en génération », pour lesquels la généalogie compte et qui, par conséquent, apparaissent comme les successeurs de Hitler. La démocratie métissée se répand, et au milieu il y a, non pas le beau village d’Astérix, mais ce village völkisch [du peuple, de la race, NDLR] qui porte le nom d’Israël et auquel les Juifs sont coupables d’être beaucoup trop attachés…
Avraham Burg : Nos parents ont fait les uns et les autres l’expérience du rejet – ma mère avec le massacre de sa famille à Hébron, mon père en quittant l’Allemagne en septembre 39 -, mais nos éducations ont produit des choses différentes. Pour vous, l’antisémitisme est unique. Je le vois très différemment, peut-être d’une manière plus sévère, puisqu’on assiste à une fusion entre l’antisémitisme religieux classique et une nouvelle xénophobie d’extrême droite, les deux coopérant avec l’extrême gauche antiaméricaine et antisioniste. Mais je pense que l’antisémitisme n’est plus un phénomène unique, il est le révélateur de la qualité morale d’une société. Quand il s’exprime dans une société démocratique, il s’accompagne d’autres expressions de haine et de xénophobie : contre les musulmans, les étrangers, les immigrants. Donc, mon rôle, en tant que Juif et être humain, ce n’est pas de dire « attention, ils me détestent davantage », c’est d’essayer de créer une sorte de coalition mondiale qui va défier la haine et la xénophobie plutôt que la confisquer et la monopoliser.
Alain Finkielkraut : Mais de quelle haine parle-t-on ? Hannah Arendt, très présente dans votre livre, s’est interrogée sur la spécificité de l’antisémitisme moderne. Elle dit que ce n’est pas seulement une passion, une opinion, c’est une explication du monde. Et Maurras confirme à titre de symptôme cette intuition en écrivant « Tout paraît difficile sans cette providence de l’antisémitisme, par elle tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie ». On explique le cours de l’histoire par les manoeuvres des Juifs. Et aujourd’hui, ça recommence : le lobby sioniste, tireur de ficelle de la politique mondiale, c’est un discours en vogue, et pas seulement chez les djihadistes.
Avraham Burg : Chacun son obsession. Moi, c’est la montée du religieux qui m’inquiète, en Israël comme ailleurs. Quand le président de la République française veut réintroduire Dieu dans l’équation, ça m’ennuie vraiment. Il est tellement important que la France soit le champion de la laïcité pour l’équilibre mondial, quand on voit par exemple l’impact du fondamentalisme sur le président américain. Le monde n’est pas divisé entre les démocraties et l’Islam, mais entre la civilisation théocratique et la civilisation démocratique. On trouve le même Dieu dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. Et une coalition voit le jour entre certains des adeptes de ces trois religions contre certains d’entre nous… Moi, si le dalaï-lama et le rabbin raciste Kahane tombent à l’eau et que je ne peux en sauver qu’un, je sauve le dalaï-lama, parce qu’il est mon frère dans le système de valeurs qui est le mien. Si vous regardez le monde de cette manière, la question de l’antisémitisme n’est plus la même.
Alain Finkielkraut : Sauf que cet antisémitisme antiraciste dont les Juifs sionistes et les Israéliens font aujourd’hui les frais est à la fois nouveau et ancien : le christianisme des origines était fondé sur une opposition entre le Juif selon la chair et le Juif selon l’esprit. Le Juif selon la chair est celui de l’hérédité, fidèle à l’Ancienne Alliance. Le Juif selon l’esprit, c’est l’universaliste. Ce qu’on attend de nous, c’est que nous devenions des Juifs selon l’esprit. Quand nous répondons à cet appel, nous sommes couverts d’éloges, on nous adore. Eh bien, à cette invitation, je ne céderai pas. Je resterai un Juif selon la chair, non pour préférer le rabbin Kahane au dalaï-lama, mais pour pouvoir dire comme Yitzhak Rabin au moment du carnage d’un extrémiste juif au Caveau des patriarches : « J’ai honte. » Il a dit cela parce qu’il était juif. Autrement, il aurait dit « je suis scandalisé ». C’est ainsi que marche l’humanité : nous sommes de quelque part, nous appartenons à un peuple ou une nation, et ce que nous pouvons faire pour l’humanité c’est en tant que membres de ce peuple ou de cette nation.
Avraham Burg : Il n’y a pas de contradiction entre la chair et l’esprit. Longtemps je me suis considéré comme simplement israélien, avant de comprendre que je n’étais pas loyal à mon être intérieur. Mon nom indique que je suis juif. Mon prénom, israélien. Mais ma famille, c’est l’humanité. Il y a des contradictions entre les trois, j’essaie de trouver un équilibre. Et à l’injonction d’Ariel Sharon venu en France avec son sionisme catastrophiste – « Il y a de l’antisémitisme ici, venez en Israël ! » – je substitue : venez si vous pensez que vous y serez bien, mais pas parce que vous êtes rejetés. Israël n’est pas la poubelle de l’histoire européenne. Si 100 % des Juifs venaient en Israël, l’Europe deviendrait Judenrein, et ce serait l’accomplissement de l’antisémitisme hitlérien.
Alain Finkielkraut : Je n’ai jamais pensé que l’avenir de tous les Juifs c’était Israël. Et je ne vais pas répudier le judaïsme diasporique qui est le mien. Mais je constate un danger pour la Diaspora, ce que j’appelle le judaïsme vestimentaire : le judaïsme comme un magnifique costume, le costume du persécuté, de l’exilé, du nomade. Je connais des Juifs qui voient Israël comme une tache sur leur costume. Moi, j’aime cette tache, non que j’approuve toute la politique israélienne – souvenez-vous, la dernière fois que je vous ai vu, c’est en décembre 2003 lorsque vous avez signé les accords de paix de Genève, auxquels j’apportais mon soutien. Mais je ne supporte pas cette nazification rampante qui accable Israël. Certes, Israël s’est mis dans un mauvais pas en pratiquant une politique de colonisation et devra démanteler la plupart de ses implantations en Cisjordanie, mais croyons-nous vraiment que le conflit israélo-arabe se réduit à cette domination ? Soit les journalistes attribuent le blocus de Gaza à la monstruosité des Israéliens, soit ils admettent qu’il s’agit d’une réponse, peut-être exhorbitante, à des tirs de roquette qui n’ont pas cessé depuis le désengagement. Alors pression pourrait être faite sur les uns et sur les autres, et l’on pourrait enfin sortir de l’ornière.
Avraham Burg : Nous avons les mêmes idées sur les frontières. Mais j’irai plus loin : le compte à rebours pour la solution de deux Etats est avancé. Pendant des années, on a pensé qu’on pourrait régler le problème entre nous, mais il nous faut une intervention internationale beaucoup plus forte. En ce qui concerne notre polémique, j’attends le jour où vous ne réserverez plus votre intelligence à la mise en garde, à l’alarme, mais où vous la tournerez en pouvoir créatif pour proposer des solutions constructives. Vous critiquez la façon dont je traite la société israélienne ; mais il n’est pas possible pour moi de ne pas vouloir humaniser cette société. Et lorsque vous dites que la menace qui pèse sur Israël et sur les Juifs est toujours là, vous ne facilitez pas mon travail, car vos paroles ont un impact, là-bas, en Israël. Ce pays est pour moi une réalité qui doit m’assurer que je ne serai plus jamais persécuté. Mais mon judaïsme universaliste est ce qui doit me permettre de ne pas être un persécuteur. Les deux sont pour moi une nécessité .
A LIRE :
Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste, d’Avraham Burg, éd. Fayard, 360 p., 23 €.
La Discorde. Israël-Palestine, les Juifs, la France, d’Alain Finkielkraut et Rony Brauman, éd. Mille et Une Nuits, 376 p., 20 €. Et en Poche : Flammarion, 9 €.
Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, de Sylvain Cypel, éd. La découverte, 460 p., 13,50 €.
La Souffrance comme identité, d’Esther Benbassa, éd. Fayard, 308 p., 20 €.