Fonction de la théologie dans la société civile sécularisée, par Joseph Moingt
La question que je voudrais poser concerne, premièrement, l’ambition du Magistère de l’Église catholique de faire accepter des normes théologiques par la société sécularisée pour orienter ses choix éthiques, et, en second lieu, si la voie de l’autorité paraît impraticable, la vocation de la libre recherche théologique à diffuser la pensée chrétienne sur ces mêmes sujets dans la culture sécularisée. La gravité du problème soulevé requiert que je m’en tienne à l’examen des principes de base sans entrer dans leurs applications.
(1) Normes éthiques
L’Église comprend sa mission reçue de Dieu d’enseigner toute la vérité au monde entier, présumé non baptisé, sous deux registres différents : elle ne peut que lui proposer les vérités de la foi qu’elle a l’autorité d’imposer à ses fidèles, mais elle se sent aussi autorisée à intimer au monde l’obligation de reconnaître des vérités naturellement accessibles à la raison humaine, et il s’agit principalement, quoique non exclusivement, de normes éthiques. Elle cherche donc à éclairer et “former” l’opinion publique sur les questions éthiques en débat par les moyens de communication qui lui sont propres, et aussi à orienter les débats politiques en cours sur ces questions, à faire pression sur le législateur pour qu’il présente et vote des lois propres à imposer des actes moralement bons et à interdire et sanctionner les actes contraires, et elle n’hésite pas à réprouver publiquement les lois qu’elle juge mauvaises et à interdire à ses fidèles de s’y conformer. Elle cherche également à intervenir sur toutes ces questions, et plus largement sur la détermination des droits de l’homme, auprès des institutions européennes. Elle s’est efforcée dans cette intention de faire reconnaître par les traités européens les “racines chrétiennes” de la culture européenne. Récemment cependant, elle a entrepris de s’associer à d’autres religions, surtout monothéistes, pour donner plus d’envergure et de poids à des règles morales que les religions s’accordent à reconnaître en tant que lois données par Dieu à la raison humaine. – Tel est le présupposé ecclésial et religieux que nous avons à examiner.
Il n’est pas contestable, en tout cas pour des croyants, que la foi en Dieu donne une haute idée de l’humanité, de sa dignité et de sa transcendance ; que les livres sacrés des grandes traditions religieuses inculquent aux croyants un sens aigu des devoirs à pratiquer les uns envers les autres en tant que les hommes sont tous semblables et égaux en humanité ; et les Églises, instruites par l’Évangile et les mystères fondamentaux de la foi chrétienne, peuvent à juste titre se présenter au monde comme “expertes en humanité”. Cela admis, l’Église romaine, même ou surtout si elle prétend parler en accord avec d’autres confessions et religions, dès lors qu’elle le fait en invoquant la raison et en s’adressant à une société globalement sécularisée, n’est en droit d’imposer aucune obligation morale au nom de Dieu et de la foi ni en vertu de son autorité. Car elle s’impose à elle-même, par principe, l’obligation de parler le langage de la raison commune, qu’elle partage avec d’autres partenaires sans détenir sur lui aucun droit d’origine ni aucune autorité privilégiée. Tout ce qui est dit en raison est soumis à l’épreuve de la vérification par tous ceux qui se réclament de la raison, laquelle, étant par présupposé universelle, ne reconnaît ni révélation ni tradition particulière. L’Église peut chercher à diffuser en dehors d’elle ses convictions éthiques, non les imposer sous forme de normes.
On comprend que l’Église soit tentée de rappeler que la raison occidentale s’est formée au sein de la tradition chrétienne. Quoi qu’il en soit de l’opportunité ou non d’inscrire la mémoire chrétienne dans les traités européens, point dont je ne discuterai pas, il ne me paraît pas contestable que la raison des Lumières, chère à la pensée laïque, est l’héritage sécularisé de la pensée chrérienne du 17e siècle, ainsi que l’écrivait récemment Jacques Le Brun, et il n’est pas sans intérêt de le rappeler à une société qui fait si grand cas du devoir de mémoire. Mais cet héritage chrétien s’est précisément sécularisé : il ne s’est pas renié, il a rompu ses attaches à une tradition et une autorité particulières. Eric Weil a écrit que la seule tradition occidentale, méditerranéenne autant qu’européenne, est celle du changement, celle de la discussion logique, propre à la pensée philosophique, “c’est la tradition qui ne se satisfait pas de la tradition”. Voilà pourquoi l’Église ne peut communiquer ses convictions rationnelles qu’en acceptant d’entrer dans le débat, de les mettre en débat.
Le magistère de l’Église catholique n’a pas la pratique du débat, il est au contraire habitué à décider seul et à imposer à ses fidèles par voie autoritaire ce qu’ils doivent penser et faire. Aussi cherche-t-il à influencer de préférence les autorités politiques de l’État pour qu’elles donnent force de loi aux solutions justes. Ce faisant, il oublie plusieurs choses. D’abord, que l’État est par définition autonome dans son ordre et ne saurait donc tolérer l’ingérence dans ses affaires d’une puissance étrangère. Ensuite, qu’il n’a pas la charge de définir le bien et le mal ni de conduire les citoyens à un salut spirituel, mais d’assurer la cohésion de la nation, de procurer aux individus les biens temporels auxquels ils aspirent sans nuire à d’autres intérêts, de protéger la liberté du plus grand nombre, d’éliminer la violence. Enfin, l’État est souverain en sa qualité de représentant de la volonté générale de la nation, qui n’est ni universelle ni uniforme ; il n’édicte ses lois, le plus souvent, que par le consentement du plus grand nombre et sous forme de compromis entre positions contraires. L’Église ne peut donc espérer agir sur l’État qu’en passant par le débat public.
Le débat public sur les valeurs éthiques, qui est de nature philosophique et à finalité politique, ne doit pas être tranché par des principes métaphysiques ni des convictions privées, mais conduit sous mode démocratique, car il n’a pas pour but d’aboutir à une vérité censée être la vérité unique, absolue et universelle, mais de réaliser, par un enchaînement d’argumentations cohérentes, le consensus social le plus large possible entre les partenaires du débat. L’éthique de la décision, enseigne Jürgen Habermas, résulte de l’éthique de la discussion, du respect des règles et procédures d’un débat construit par un échange de raisonnements, car la raison est de nature dialogale, et le discours éthique doit suivre une logique procédurale (voir Jean-Marc Ferry). – On peut souhaiter que les Églises et les religions entrent dans ce débat pour l’enrichir par l’apport de leurs convictions et traditions. Mais elles n’y seront admises qu’à la condition d’accepter les règles requises par nos mentalités démocratiques. Y sont-elles prêtes ? Il est permis d’en douter, quant aux autorités religieuses elles-mêmes. Aussi la place de la religion dans le débat public me paraît être plutôt du ressort de la théologie, comprise comme libre recherche de l’intelligence de la foi. Ce sera le dernier point de ma réflexion, par mode de conclusion.
(2) Théologie en dialogue
Pour entrer elle-même dans le débat éthique public, la théologie a besoin d’apprendre à suivre le chemin du dialogue sur lequel la précède la philosophie de notre temps. Elle ne doit pas se considérer comme le simple porte-voix de l’autorité religieuse, ni comme la profération définitive de vérités absolues et immuables, mais comme la voix d’une foi en recherche de sa propre vérité vers laquelle l’Esprit Saint la conduit (Jean 16,13). Elle ne peut aller à la vérité, elle ne peut la comprendre et la dire de façon compréhensible qu’en usant de la raison, une raison qui appartient communément à tous les hommes et qui se fait dans le temps. La théologie est une science ; comme toute science, elle a ses sources, ses principes, ses méthodes, son langage, son histoire, ses procédures de validation propres, et tout cela s’apprend et s’acquiert. La culture sécularisée de notre temps n’y change rien. Mais la théologie ne peut espérer se faire entendre de cette culture que si elle accepte d’entrer en dialogue avec la raison laïque de notre société, – laïque, en ce sens que la raison tire d’elle-même et d’aucune autorité étrangère les règles de construction de son discours. Pour être accréditée comme partenaire crédible et actif du débat éthique public, la théologie devra parler un langage régulé par la même logique. Elle sera alors autorisée à y diffuser la pensée chrétienne, sans tomber dans la religiosité ni le dogmatisme, elle ajoutera au débat cette part d’esprit et de coeur, ce souffle de liberté et de gratuité, cet élan d’idéalisme qui manque cruellement à la pensée laïque, quand elle se réduit à un pur rationalisme, cet héritage abâtardi des Lumières, ainsi que le notait Edmund Husserl.
Elle ne tiendra pas pour autant un double langage, différent à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, car la vérité morale, même inspirée par la foi, ne saurait être différente sur tous les points où elle se veut raisonnable de part en part ; et si elle s’avère différente ici et là, il appartiendra d’en trancher, par principe, aux seules procédures du discours rationnel : il devrait en être ainsi au-dedans comme au-dehors de la sphère religieuse. Le théologien qui écoute les fidèles leur entendra souvent tenir, sur des questions morales, les mêmes propos, les mêmes hésitations et interrogations, les mêmes suspicions à l’égard du discours des autorités religieuses, que des gens qui se disent incroyants ou sans appartenance ecclésiale. Il en est ainsi parce que ces fidèles communient à la rationalité de leur temps. – À une raison “sécularisée” ? Oui ; mais cela ne veut pas dire hostile ni même étrangère à la foi ; cela veut dire seulement en lien avec l’esprit du temps et la vie du monde. Eric Weil disait que la philosophie est “la volonté de l’homme de se comprendre en son monde et de se réaliser dans une action transformatrice”. La théologie pourrait s’appliquer cette devise, en partie seulement certes, car elle ambitionne avant tout de comprendre l’homme dans la foi et de le réaliser dans l’ordre de la grâce, mais elle ne peut le comprendre en vérité ni travailler à réaliser ses destinées spirituelles, si elle ne le saisit pas dans la réalité de son monde. – Voilà de quelle façon la théologie se sent en moi interpellée par la laïcité et la sécularisation.
Extrait de l’intervention de Joseph Moingt lors de la rencontre du réseau Européen « Eglises et Liberté » à Strasbourg en mai 2008
Ivan Illich dans son livre “la perversion du meilleur engendre le pire” explique l’engendrement dramatique de la perversion des principes élémentaires de notre foi en Jésus-Christ, quand ils s’institutionnalisent d’abord dans l’église, puis dans la nation républicaine.
A la lecture de cet essai, je me suis rendu compte à quel point notre foi catholique était pervertie de l’esprit original et simple dont témoigne les évangiles.
Il me semble que la première urgence avant d’en rajouter encore, d’ajouter perversion institutionnelle sur ce qui est déjà lourdement perverti, serait une exigence de conversion radical de notre foi chrétienne, à la lumière du témoignage original de la première église, c’est à dire les évangiles…. vers l’exercice de la charité par tout chrétien et non l’institutionnalisation d’une charité universelle qui engendrerait la pire déshumanisation.