Rwanda : demandons « permis de sauver »
Loin des cameras, les tueries de survivants tutsis continuent. Les Européens resteront-ils coupables d’indifférence ou vont-ils ouvrir les portes de leurs paisibles pays pour les sauver ?
L’été 2008 ressemblera-t-il à l’été 1938 ? Voila une question qui risque de laisser de nombreux lecteurs perplexes. Faisons pourtant l’effort de nous remémorer le mois de juillet 1938 où, dans la paisible ville d’Evian, se joua le sort de tant de victimes innocentes. C’est à cette date et en ce lieu que fut organisée une conférence internationale sur la question des réfugiés juifs cherchant à fuir le régime nazi. Bien que les dirigeants du monde libre fort capables d’imaginer que le pire était à venir pour les Juifs du IIIe Reich déjà éliminés de la vie économique, sociale, culturelle et professionnelle, nul ne fit l’effort de réviser à la hausse sa politique d’immigration, permettant à ceux qui avaient encore une chance de survivre de trouver un refuge dans le vaste monde. Pour beaucoup l’été 1938 fût certainement l’échec le plus pathétique des États « libres et démocratiques ». C’était il y a septante ans. Insouciance de l’Occident et silence coupable.
Un autre peuple, un autre lieu, une autre date, un autre siècle. Les Tutsis du Rwanda, fin mars et début avril 2008, quatorze années après la fin du génocide. Les noms sont parfois difficiles à prononcer pour les européens que nous sommes et les lieux ne nous sont pas familiers, mais l’effort de lecture est nécessaire si l’injonction du « plus jamais ça » peut encore avoir un sens. Prenez le temps de lire ces quelques noms, cités à titre d’exemple parmi tant d’autres, d’imaginer ces vies anéanties et détruites:
Jacques NTIGURIRWA, habitant à Remera, a été mortellement blessé le 29 mars 2008 à Nyarutarama par des Hutus armés de couteaux. Il avait survécu au génocide. Cécile MUKANDOLI, 73 ans, secteur Mbuye, Ruhango a été sauvagement assassinée le 27 mars 2008 puis jetée aux abords d’une petite rivière. Elle avait perdu son mari et ses deux fils en 1994. Elle avait survécu au génocide. Bienvenu RUMATA, étudiant en 3ème année secondaire à Rubengera, Kibuye, a été battu puis étranglé à mort le 25 mars 2008 par ses condisciples de classe Hutus à l’aide d’une corde. Il était orphelin du génocide. Jean Paul MUVUNYI, 35 ans, originaire de Karehe à Nyarusange a été sauvagement assassiné dans la nuit du 17 mars 2008. Après l’avoir étranglé, les tueurs lui ont donné des coups de machettes au visage. Il avait survécu au génocide. MANIRAGABA de Busoro, à Kamonyi, a été battu à mort dans la nuit du 2 mars 2008 par des Hutus. Il était survivant du génocide. KABANDA, son frère a été poignardé le même jour par un membre de la force de défense locale Hutu. Il avait survécu au génocide. Attaque à la grenade au site du mémorial de Gisozi à Kigali dans la nuit du 10 au 11 avril 2008 : une veillée commémorative y était organisée et des centaines de survivants s’y étaient rassemblés pour l’occasion. Le 10 avril 2008, un jeune rescapé du génocide a été assassiné par un Hutu à Remera dans la capitale. Le même jour, un conducteur Hutu a lancé son véhicule dans une foule de jeunes étudiants rescapés tutsis de l’université de Nyandungu qui faisaient une marche silencieuse en mémoire des leurs, assassinés par des Hutus en avril 1994. Un jeune a été tué sur le coup et sept autres grièvement blessés.
C’est ainsi que quotidiennement et loin des caméras se joue aujourd’hui même l’avenir des survivants tutsis du génocide. Nous pensions tous que les tueries s’étaient officiellement arrêtées fin juin 1994, après les cent jours de la « saison des machettes ». Optimisme trompeur et naïf mais aussi fautif car ces dernières années, les procès des génocidaires se terminent trop souvent par un emprisonnement plus symbolique que réel auquel une amnistie vient rapidement mettre un terme. Sous couvert d’une politique de réconciliation nationale, d’une repentance de façade, les bourreaux d’hier sont les hommes libres d’aujourd’hui qui s’empressent de « retrouver » ceux qui, parmi les survivants, ont eu le courage de témoigner et de croire dans la Justice. Rencontre impossible dans le quotidien de la vie entre victimes et bourreaux. Majoritaires, libres, galvanisés par une idéologie génocidaire qui ne cesse de proclamer sa volonté d’en finir avec le « problème tutsi », ces derniers con tinuent paisiblement leur macabre travail. Ils agissent discrètement, loin des regards mais avec la certitude d’une mission destructrice et meurtrière qui inexorablement s’accomplit. Face à cette réalité insoutenable, sommes-nous – nous citoyens de l’Europe – en train de commettre à notre tour le crime d’insouciance de l’été 1938? Allons-nous rester, cette fois encore, coupables d’indifférence et d’immobilisme ? Sans doute serons-nous touchés et en larmes devant le malheur des autres mais prétextant une neutralité que nous qualifions de « démissionnaire » nous serons surtout complices par notre inaction de laisser le génocide des tutsis devenir le premier génocide « réussi » de l’Histoire ?
Que faire, nous direz-vous, alors que les lieux du crime sont à plus de six mille kilomètres de chez nous, dans une Afrique que nous avons du mal à comprendre et qui nous fait parfois peur ? Pour ceux qui refusent l’indifférence, le choix est pourtant simple. Nous demandons un « permis de sauver ». Sauver les survivants tutsis qui face à la menace persistante et à l’idéologie du « Hutu Power », nous demanderont tôt ou tard d’ouvrir les portes de nos paisibles pays pour y trouver refuge.
Il faudra alors faire preuve de lucidité et de détermination. Eliminer tout d’abord la rhétorique politicienne des solutions irréalistes, utopiques, cyniques. Non, l’avenir des rescapés tutsis, s’il nous est encore permis d’y croire, ne passe pas par l’irréalisme du « vivre ensemble » et de la réconciliation. Bourreaux et victimes ne peuvent ni cohabiter ni se réconcilier. L’avenir des rescapés tutsis ne passe pas non plus, dans l’état actuel des choses, par une séparation en deux états distincts, l’un hutu l’autre tutsi. Pour une raison ou une autre, cette séparation n’est pas à l’ordre du jour. L’avenir des rescapés tutsis enfin ne peut pas non plus dépendre d’un dialogue cynique, comme le réclament certains de nos politiciens, entre les représentants des survivants en poste à Kigali et les chefs militaires des forces génocidaires du « Hutu Power » actuellement au Congo. Une certaine décence devrait nous interdire d’envisager ce type de dialogue !
Alors que reste-t-il si ce n’est ce fameux « permis de sauver », cette lucidité qui veut que face à la menace et à la persécution, l’État occidental libre et démocratique ouvre ses portes et offre à ceux qui le peuvent encore la possibilité d’être physiquement sauvé ? Là encore, revenons à l’Histoire, porteuse non seulement d’échec et de honte mais aussi d’espoir et de force. Malgré la démission coupable de la conférence d’Evian de l’été 1938, n’oublions pas l’initiative très privée de quelques hommes et femmes, membres de l’Association des Réfugiés Juifs de Grand Bretagne, qui par la seule force de leur désespoir parvinrent à obliger le gouvernement britannique à accepter l’immigration illimitée – oui nous disons bien illimitée – de tous les enfants juifs allemands et autrichiens de moins de 17 ans qu’ils parviendraient à faire sortir du territoire germanique. Ils créèrent les Kindertransport, des trains chargés d’enfants – laissant derrière eux parents et familles – qui, de la fin 1938 jusqu’au déclenchement des hostilités, sauvèrent pourtant tant de vies. Ainsi nous nous interrogeons : si les choses évoluent pour le pire, comme nous le craignons, aurons nous à notre tour, non seulement l’énergie du désespoir mais aussi et surtout l’écoute bienveillante et visionnaire de nos gouvernements pour sauver et protéger ceux qui demain seront peut-être le seul avenir des rescapés tutsis, certes exilés, affaiblis et déracinés mais toujours vivants.
Tribune parue dans La Libre Belgique du 21 mai 2008
Auteurs : Viviane Lipszstadt, coordinatrice du Centre d’action globale du Service Social Juif, David Meyer, rabbin, enseignant, écrivain, Eugène Mutabazi, président de Remember Tutsi Genocide, Mirjam Zomersztajn, directrice du Centre Communautaire Laïc Juif