“Amérique latine, des raisons d’espérer”, par Emir Sader
Le texte qui suit reprend l’intervention d’Emir Sader, sociologue et secrétaire exécutif du Conseil latino-américain de sciences sociales (CLACSO) lors du colloque “Altermondialisme et post-altermondialisme” qui s’est tenu à Paris le 26 janvier 2008, mis en ligne par le site Dial le 1er juillet 2008.
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L’Amérique latine bouge. Elle est de nouveau porteuse d’espoirs. Il y a 15 ans, Clinton a réalisé tout son mandat sans même croiser le Rio Grande, sans même aller au Mexique pour signer l’Accord de libre-échange d’Amérique du Nord (ALÉNA). L’Amérique latine se comportait bien, de leur point de vue. Dix ans après, le gouvernement Bush n’a pas pu compter sur l’appui d’un seul gouvernement d’Amérique latine pour l’invasion de l’Irak – ni même celui du Mexique, son allié proche. La ZLÉA (Zone de libre-échange des Amériques, ALCA en espagnol), le projet stratégique des États-Unis d’Amérique pour l’Amérique latine, a échoué.
Après avoir été le laboratoire mondial pour les expériences néolibérales – et précisément pour cette raison – l’Amérique latine est devenue le maillon le plus faible de la chaîne néolibérale dans le monde.
On peut dire, d’une façon simplifiée mais exacte, que le monde est aujourd’hui dominé par trois grands monopoles, par trois grands pouvoirs : le monopole des armes, le monopole de l’argent et le monopole de la parole. On peut dire qu’il y a des acquis fondamentaux, en Amérique latine, dans la lutte contre les deux premiers monopoles et la construction d’un monde multipolaire : la majorité des gouvernements de la région ont placé parmi leurs priorités les projets d’intégration régionale – Mercosur, ALBA [1], Banque du Sud, gazoduc continental, entre autres – contre les Accords de libre-échange, proposés par les États-Unis. Les États-Unis ont, de ce point de vue, une seule grande alliée – la Colombie, où a eu lieu une des guerres interminables de l’Empire. Mais c’est un gouvernement isolé dans la région. La base militaire états-unienne en Équateur va être fermée. C’est aussi à cause de cela que l’élection présidentielle au Paraguay en avril prochain est très importante [2] ; les États-Unis y stationnent d’ailleurs un nombre important de troupes, dans une région où leurs intérêts sont menacés.
L’Amérique latine joue donc un rôle positif dans la lutte contre un monde unipolaire, base indispensable pour en finir avec le pouvoir des armes.
Du côté du pouvoir de l’argent – promu par le modèle néolibéral – l’Amérique latine apporte aussi des contributions importantes, même si elles sont moindres que dans le cas précédent. Des gouvernements comme ceux du Brésil, de l’Argentine, de l’Uruguay, du Nicaragua, s’ils privilégient les processus d’intégration régionale, ne sont pas sortis du modèle économique néolibéral. Ce sont des gouvernements différents de ceux qui les ont précédés. Dans quelques cas, des flexibilisations du modèle ont été mises en place. Des politiques sociales effectives de redistribution des revenus se développent. Ces gouvernements mènent des politiques extérieures indépendantes, etc. Ce sont des gouvernements contradictoires, mais qui reproduisent l’hégémonie du capital financier, la force des bourgeoisies d’exportation de produits primaires, et les politiques de libre-échange.
Mais l’acquis le plus important de l’Amérique latine, celui qui nous donne de fortes raisons d’espérer, celui qui nous permet de dire que l’Amérique latine a commencé à construire « l’autre monde possible », c’est l’ALBA, l’Alternative bolivarienne pour les Amériques. C’est l’espace d’intégration le plus avancé du monde, dans lequel chaque pays donne ce qu’il a et reçoit ce dont il a besoin. C’est un processus intégré par le Venezuela, Cuba, la Bolivie et dans auquel participent aussi l’Équateur et Haïti.
C’est le meilleur exemple, un exemple pratique qu’« un autre monde est possible », un exemple de ce que le FSM [3] appelle « un commerce juste », en dehors des prix du marché et des règles de l’OMC. C’est là un exemple de la création d’un espace d’échanges solidaires, non-marchands, complémentaires avec le Mercosur, mais absolument contradictoires avec les Accords de libre-échange partout dans le monde.
Plusieurs initiatives extraordinaires sont en train de se développer dans ce cadre – je n’ai pas ici le temps de les mentionner toutes. On peut quand même mentionner la Banque du Sud, qui incorpore aussi des pays qui ne sont pas dans l’ALBA, comme le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay, et qui représente l’esquisse d’une nouvelle architecture financière, par le biais de laquelle les pays de la région peuvent financer leurs propres projets – une alternative aux politiques du FMI [4].
Un autre exemple serait l’Opération miracle [5]. Il s’agit d’une initiative lancée d’abord à Cuba et qui permet la récupération de la vision pour des milliers de personnes, en général pauvres. L’opération a été étendue maintenant au Venezuela et à la Bolivie.
C’est dans ce contexte que sont apparues les premières générations de médecins pauvres en Amérique latine, formés par l’École latino-américaine de médecine, à Cuba et au Venezuela. C’est aussi dans le cadre de cette coopération que l’analphabétisme a été éliminé au Venezuela – selon l’UNESCO -, et que 60% de l’analphabétisme a déjà été éliminé en Bolivie. La Bolivie, et sans doute aussi le Nicaragua, pourront probablement annoncer cette année qu’ils sont – avec Cuba et le Venezuela – les seuls pays d’Amérique latine sans analphabètes.
Tout cela est rendu possible par des rapports non-marchands, qui ne sont pas basés sur un calcul des coûts et des bénéfices et sur la recherche du profit, mais sur des processus de dé-marchandisation. Démocratiser, à l’époque de l’hégémonie néolibérale, signifie dé-marchandiser. Comme vous dites ici en France, « le fondamental n’a pas de prix ». Et le fondamental ce sont les droits, pas les marchandises.
C’est en ce sens que l’on peut dire que l’Amérique latine a commencé à construire l’« autre monde possible » et que l’on a de bonnes raisons d’espérer sur le continent latino-américain, celui de Simón Bolívar, de José Martí, du Che, de Salvador Allende, de Fidel Castro, d’Hugo Chávez, de Rafael Correa [6], d’Evo Morales et des millions de gens qui luttent pour construire un monde alternatif, contre le pouvoir des armes, de l’argent et de la parole – un monde anti-néolibéral et post-néolibéral.
Et maintenant ?
La racine des plus grands drames historiques contemporains est dans le décalage entre l’apparition d’un monde unipolaire – capitaliste, impérialiste, et de la mondialisation néolibérale – et la défaite des conditions subjectives de la construction d’un monde anticapitaliste – le rôle de la politique au poste de commande, le rôle de régulation de l’État, le rôle des solutions collectives, la présence du monde du travail, la culture du socialisme, etc. C’est-à-dire que, alors même que le capitalisme révèle, plus encore qu’avant, ses limites, avec la financiarisation de l’économie, la concentration des revenus, l’exclusion sociale et politique, la destruction écologique, etc., les conditions du dépassement du capitalisme ont souffert d’un très grand retard.
Dans ce cadre, comment peut-on lutter pour un autre monde possible ?
Les acquis de la lutte contre le néolibéralisme passent par une réarticulation du social et du politique. Les mouvements sociaux ont été fondamentaux pour résister au néolibéralisme. Mais quand on passe à la lutte pour une nouvelle hégémonie, il faut réarticuler les forces sociales et politiques. Sinon on restera tout le temps sur la défensive et c’est la voie de la défaite.
Deux exemples. En Équateur, les mouvements sociaux ont délégué la représentation politique et se sont sentis trahis. En Bolivie, les mouvements sociaux ont fondé leur propre parti politique et ont conquis le gouvernement. L’Équateur, d’une certaine manière, a repris cette voie, avec une forme qui lui est propre. D’autres exemples : les Zapatistes, la lutte de dénonciation contre la fraude électorale au Mexique, Oaxaca [7], toujours au Mexique, les piqueteros argentins, qui échouent en restant au niveau social. La nouvelle voie de transformations révolutionnaires avance, non par le réformisme traditionnel – épuisé -, ni par la lutte insurrectionnelle – impossible du fait du rapport des forces militaires -, mais par des soulèvements populaires – comme ceux qui ont eu lieu en Équateur, en Bolivie, mais aussi au Venezuela – qui débouchent sur des solutions politiques – électorales -, mais qui ne s’arrêtent pas là, qui avancent vers la refondation des États, par le biais d’Assemblées constituantes – y compris dans le sens d’États multiethniques et multiculturels comme c’est le cas pour la Bolivie, qui va produire la Constitution la plus avancée au monde. C’est une espèce de troisième stratégie de la gauche latino-américaine.
C’est cette voie qui est en train de construire un autre monde possible. Si l’on fait un bilan des acquis des dernières années, on verra qu’ils passent toujours par la sphère politique, par les gouvernements, par les États :
- La constitution du Groupe des 20 – à partir de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún, au Mexique – a été concrétisée par un certain nombre de gouvernements, comme résultat de mobilisations populaires, mais qui ne pouvaient pas déboucher sur une victoire politique, sans déboucher sur une action politique, par des gouvernements ;
- La Banque du Sud ;
- Les mesures de régulation du capital financier (Venezuela) ;
- Les nouvelles politiques sociales (Venezuela, Bolivie, Brésil, Argentine). Contre un néolibéralisme fonctionnant comme une immense machine à exproprier des droits, récupérer les droits passe obligatoirement par les États et par les gouvernements, qui sont ceux qui peuvent rétablir ces droits, établir de nouveaux droits et en garantir le respect.)
Les processus d’intégration régionale et le rôle des États.
Les victoires électorales qui ont rendu possible la mise en place de gouvernements anti-néolibéraux, comme au Venezuela, en Bolivie, en Équateur, sont le résultat de luttes politiques au niveau national, qui se sont appuyées sur les organisations partisanes pour la conquête du pouvoir.
La construction d’un autre monde possible ne pourra se faire sans passer par le politique, sans compter sur l’action des États et des gouvernements – des nouveaux États, des gouvernements anti-néolibéraux, mais aussi des gouvernements qui ne sont pas carrément anti-néolibéraux.
Les sujets de la création d’un autre monde possible ne peuvent pas être les mouvements sociaux en substitution aux sujets du monde du travail. Ce sont les mouvements sociaux, s’ils s’inscrivent dans une nouvelle articulation avec la politique. Une mauvaise compréhension de cette articulation conduit des mouvements sociaux à rester en dehors du champ politique où se met en place un processus de profondes transformations économiques, sociales, politiques et culturelles, en Bolivie, au Venezuela, en Équateur, et, dans quelques cas, à choisir le camp de l’opposition, en soutenant des positions corporatistes contre la construction des alternatives politiques et d’hégémonies alternatives. (Je ne parle pas des ONG, cas beaucoup plus grave). Au nom de l’« autonomie des mouvements sociaux », devenue dans quelques cas une question de principe, ils s’excluent du processus en cours de construction d’un autre monde possible. S’il s’agit de maintenir l’autonomie contre la subordination des intérêts populaires, ce n’est pas un problème. Mais lorsque sont opposés niveau social et niveau politique, on tombe sur des positions corporatistes – au nom de la « société civile » -, au risque d’abandonner la lutte politique aux forces traditionnelles, qui reproduisent le système dominant.
Cette autonomie peut être bonne pour résister au néolibéralisme mais elle est un obstacle absolu si on veut construire un autre monde possible et pas seulement dire qu’il est possible. La meilleure forme de le dire est de le bâtir et cela n’est pas possible sans un nouveau modèle hégémonique – économique, social, politique et culturel, un nouveau type de pouvoir, une nouvelle société, un nouveau monde dans sa globalité.
Pour le Forum social mondial, reprendre la lutte politique d’une nouvelle manière c’est, avant tout, reprendre le sujet de la lutte contre la guerre comme question centrale. Et prendre en considération, sérieusement, le nouveau monde possible qui a commencé à se construire en Amérique latine.
Le néolibéralisme essaie de décourager toute forme de régulation de l’État et de discréditer le rôle de la politique et de toutes formes de gouvernement en faveur de l’expansion du marché. La lutte pour une autre pratique politique fait donc partie de la lutte pour un autre monde possible et le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur démontrent que cela est à la fois possible et indispensable pour la construction d’un nouveau type de société.
Emir Sader
Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 3009.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial – http://enligne.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
Notes
[1] Alternative bolivarienne pour les Amériques.
[2] Fernando Lugo a remporté l’élection.
[3] Forum social mondial.
[4] Fonds monétaire international.
[5] Operación milagro.
[6] Le président de l’Équateur.
[7] Où un conflit oppose depuis plusieurs années différents groupes mobilisés, notamment les enseignants et le Gouverneur de l’État de Oaxaca, Ulises Ruiz.