Dans les années 70, Marina Petrella fait partie de ces dizaines de milliers de militants en Italie dont la révolte, au fil du temps, ira jusqu’à la violence armée et à l’assassinat (les moins jeunes se souviennent de l’enlèvement et de l’exécution d’Aldo Moro par les Brigades Rouges, auxquelles appartenait Marina Petrella). En 1982, elle est arrêtée. Les procès démesurés de cette période d’état d’urgence sont interminables : plus de 400 inculpés, 11 ans de procédure, des dizaines de condamnations à perpétuité ; Marina Petrella va passer 8 ans dans les prisons spéciales italiennes, avant d’être libérée (suite à l’expiration du délai maximum légal de détention préventive) et placée sous contrôle judiciaire.
En 1993, sa condamnation à perpétuité étant confirmée en cassation pour des faits remontant aux années 79 à 82, Marina se réfugie en France avec sa fille née en prison. Officiellement et légalement. Pourquoi ? Parce que la France, par décision du président Mitterrand, a décidé en 1985 de donner une deuxième chance aux terroristes italiens. Dès lors qu’« ils ont rompu avec la machine infernale » et qu’ils se sont réinsérés, ils sont à l’abri de toute extradition. Deux présidents de la République et neuf Premiers ministres, de droite comme de gauche, tiendront cette promesse pendant plus de vingt ans.
Munie d’un titre de séjour, Marina Petrella passe un CAP de jardinier, travaille comme femme de ménage, se marie, donne naissance à une deuxième fille et devient assistante sociale après une longue formation.
Mais en août 2002, le gouvernement, par un renversement brutal de la politique appliquée jusqu’alors, livre Paolo Persichetti, lui aussi réfugié politique, aux autorités italiennes. Deux ans plus tard, c’est l’extradition de Cesare Battisti qui est décidée. Le 21 août 2007, c’est le tour de Marina Petrella : convoquée pour une formalité administrative (une affaire de carte grise), elle est arrêtée au commissariat d’Argenteuil et incarcérée à la prison de femmes de Fresnes. Huit mois plus tard, après que son recours en cassation a été rejeté, elle sombre dans la dépression. Ballottée deux fois de Fresnes à Villejuif, elle se meurt aujourd’hui à Fleury.
Alors que le Président de la République française vient de confirmer l’extradition de l’Italienne Marina Petrella, peut-être n’est-il pas inutile de s’interroger, avec l’historien Pierre Vidal-Naquet, le sociologue Edgar Morin, l’ancien ambassadeur de France Stéphane Hessel et l’historienne Madeleine Rebérioux, sur la parole de la France. Le texte qui suit a été publié par eux dans le quotidien Le Monde, daté du 7 avril 2004.
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Que Cesare Battisti et les autres Italiens menacés d’extradition par le gouvernement français soient coupables ou non des faits qui leurs sont reprochés par la justice italienne ne nous regarde pas. Nous ne prétendons pas non plus donner de leçons de démocratie à l’Italie, mais en nous opposant fermement à ces extraditions, nous voulons faire respecter la parole donnée par la France à ces Italiens qui se sont réfugiés sur son sol pour fuir les poursuites liées aux violences des années de plomb.
En matière de droit d’asile, la parole de la France nous est à tous un sujet de fierté et cette soudaine menace de reniement nous touche directement, intimement. C’est elle que nous entendons stigmatiser d’une façon à la fois brève et précise. Brève, car la fameuse « doctrine Mitterrand », c’est-à-dire la décision unilatérale prise par un président de la République d’accueillir en France les militants révolutionnaires italiens qui auraient déposé les armes se résume en quelques phrases dépourvues de toute ambiguïté ; précise, car, pour lever tout doute sur la portée réelle de cette doctrine, nous avons souhaité nous référer à sa formalisation et à sa teneur en rappelant exactement ce qui a été dit et écrit par ses créateurs.
En 1985, à l’occasion du 65e congrès de la Ligue des droits de l’homme, le chef de l’Etat, François Mitterrand, affirmait : « Prenons le cas des Italiens, sur quelque trois cents qui ont participé à l’action terroriste en Italie depuis de nombreuses années, avant 1981, plus d’une centaine sont venus en France, ont rompu avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés, le proclament, ont abordé une deuxième phase de leur propre vie, se sont insérés dans la société française, souvent s’y sont mariés, ont fondé une famille, trouvé un métier… J’ai dit au gouvernement italien que ces trois cents Italiens… étaient à l’abri de toute sanction par voie d’extradition… »
En 1998, le premier ministre Lionel Jospin écrivait dans une lettre adressée au cabinet de Felice-Terrel et rendue publique par la presse : « Vous avez appelé mon attention par une lettre du 5 février 1998 sur la situation de ressortissants italiens installés en France à la suite d’actes de nature violente d’inspiration politique réprimés dans leur pays. (…) Je vous indique que mon gouvernement n’a pas l’intention de modifier l’attitude qui a été celle de la France jusqu’à présent. C’est pourquoi il n’a fait et ne fera droit à aucune demande d’extradition d’un des ressortissants qui sont venus chez nous dans les conditions que j’ai précédemment indiquées. Par ailleurs, des dispositions vont être recherchées afin que les signalements introduits dans le système d’information de Schengen et automatiquement diffusés n’emportent plus de conséquences à l’égard de ces personnes… »
Ces mots, clairs et nets, ne prêtent à aucune interprétation : il y a bien octroi d’asile en pleine connaissance de la gravité de faits couverts ; ces faits graves sont bien de nature politique ; cet asile accordé aux bénéficiaires est un et indivisible, erga omnes, sans la moindre possibilité de dérogation ; il ne peut y avoir extradition que s’il y a reprise de l’action terroriste.
Sous deux présidents de la République et neuf gouvernements successifs, toutes tendances politiques confondues, cet asile a été maintenu. Or, vingt ans plus tard, et après le sérieux coup de canif aussi scandaleux qu’inique que représente l’extradition de Paolo Persichetti en août 2002, ce gouvernement tente de s’enfoncer encore plus avant dans la voie du reniement de la parole donnée en arguant, soit d’une prétendue obsolescence de la « doctrine Mitterrand », soit d’une soi-disant exclusion de certains crimes graves. Tout cela n’est qu’une vaste entreprise de désinformation qui ne convainc aucun de ceux qui, comme nous, tiennent au respect des engagements pris par leur pays. Car toute extradition qui viserait l’un ou l’autre de ces Italiens serait en dehors de toute légitimité. Rupture injustifiée et injustifiable d’un « contrat politique » unilatéral passé par la France, elle prendrait le risque d’entrer dans l’histoire par la porte dérobée habituellement réservée aux trahisons.
Pour finir, laissons la parole, que nous faisons nôtre, à Robert Badinter, ancien garde des Sceaux, qui déclarait dans les pages du Corriere della Sera daté du 5 mars 2004 : « Ce que l’on appelle “doctrine Mitterrand” peut être discuté, approuvé ou désapprouvé, mais demeure la décision d’un président de la République, du plus haut représentant de l’Etat, qui engage donc l’Etat lui-même, y compris sur le plan politique. Je ne vois pas pourquoi reconsidérer, vingt ans après, un engagement de l’Etat français par rapport à un contexte historique et à des positions qui restent inchangés. »
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Alors que le Président Sarkozy vient de confirmer l’extradition de Marina Petrella, il vous appartient de participer à la nécessaire mobilisation contre une décision politiquement opportuniste et humainement révoltante. Pour accéder au site du collectif de soutien à Marina Petrella, cliquez ici.