Jésus, l’Église, l’humanisme : un débat entre Frédéric Lenoir et Régis Debray
En 2007 paraissait le livre captivant de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, dont rend compte Louis Cornellier sur le site Culture et Foi. Dans Le Monde des Religions (mars-avril 2008), un débat de haut niveau s’engageait entre l’auteur et Régis Debray à partir de ce livre. Débat qui s’est poursuivi à l’auditorium du Monde à Paris, le 19 mars. En voici les principales articulations reproduites avec l’aimable autorisation de Frédéric Lenoir (autorisation accordée à Culture et Foi).
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Frédéric Lenoir – Je suis bien d’accord avec Régis Debray : sans l’institution, nous ne serions pas là pour débattre du christianisme! Mais cette institution, comme toute institution, a dénaturé un message qui était en certains aspects révolutionnaire et subversif pour toute religion, quelle qu’elle soit. Soyons clairs aussi sur un autre point. Pour moi, l’éthique enseignée par Jésus n’est pas une philosophie au sens occidental du terme: elle n’est pas d’abord fondée sur la raison, mais sur Dieu. Elle n’en demeure pas moins, sur certains aspects, fortement rationnelle et elle a pu jouer un rôle déterminant dans l’histoire de la pensée occidentale en faisant émerger des notions comme l’égale dignité des êtres humains, (qui inspirera l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la liberté de choix de l’individu (qui donnera la liberté de conscience), la justice sociale, le partage, la non-violence, la séparation des pouvoirs spirituels et temporels. Explicites dans les Évangiles, ces notions seront contredites à certains moments de l’histoire par l’Église-institution en fonction de ses intérêts : réfutation du principe de séparation du politique et du religieux, pratique de l’Inquisition, etc. À partir de la Renaissance, le message éthique des Évangiles revient avec force quand des philosophes, comme Pic de la Mirandole, Montaigne ou Érasme, s’appuient sur « la philosophie du Christ » pour édicter les grands principes éthiques modernes : la liberté, l’égalité, la fraternité, la tolérance.
Dans un deuxième temps, les penseurs des Lumières séparent ces principes de leur source religieuse, entendant montrer qu’ils s’appuient sur la raison humaine, donc universelle, et insistent sur la nécessité d’un État laïque garant de la bonne mise en œuvre de ces principes. C’est en ce sens que le message de Jésus a joué un rôle important, même s’il n’est pas unique, dans la fondation de l’humanisme moderne. Nous en sommes toujours là, croyants ou incroyants, vivant de ces valeurs qui fondent notre pacte civil occidental et qui viennent en grande partie du message évangélique, même si celui-ci a été souvent contredit par les actes des chrétiens et par l’Église-institution.
Régis Debray – Je ne suis pas là pour défendre le Sacré Collège, je reconnais des mérites à ce paradoxe provocateur du Christ philosophe, mais chacun sait que les hommes fabriquent de l’origine pour se donner une destination. Il est vrai que l’Évangile s’est dit en grec, religion et langue de la philosophie, que la Galilée abritait des stoïciens et des cyniques, mais c’est tout de même Constantin puis Théodose qui ont liquidé la philosophie sous sa forme traditionnelle, au bénéfice d’une parole qui énonce la voie, la vérité et la vie, d’une vérité reçue qui produit du dogme et du mystère. À travers les Évangiles, des hommes ont exprimé leur foi, celle de la Torah.
Cependant, le christianisme est une pyramide d’instances d’autorité qui s’est construite dans le temps. La première est l’instance prophétique et synagogale: l’enracinement juif et le legs messianique (le Christ est un messie). La deuxième est le moment philosophique d’élaboration intellectuelle, à partir d’une révélation : Dieu comme sujet énonciateur de la vérité qui fait du bien. Et la troisième, que vous laissez de côté, est l’instance institutionnelle: ce moment où une secte juive transformée en école de philosophie s’est donné la dimension romaine de l’institution, s’est constituée en civilité politique. C’est tout cela qui a formé la christianité.
Votre idée, à mon avis suggestive mais incomplète, n’est pas née par hasard : chaque époque se refait un Jésus à son image. Nous sommes individualistes, peu portés sur le miracle, le Jugement dernier et l’enfer. Nous sommes enclins à inventer un christianisme « faible », comme on dit « pensée faible », c’est-à-dire réduit aux acquêts, voire aux bons sentiments. Vous avez une vision protestante, et pourquoi pas après tout, avec ce recentrement sur le sujet, ce contournement de la romanité, cet appel à l’Évangile contre la papauté, au message supposé originel contre le médium, à savoir l’institution. Notre moment d’individualisme exacerbé s’exprime dans cette vision d’un Christ philosophe, en libre-service pour ainsi dire. La figure de Jésus est élastique. Aux États-Unis, le Christ est un self-made-man qui ne promet que du bonheur et l’Évangile est celui de la richesse et de la réussite individuelle. Nous avons connu un Christ partisan de l’apartheid en Afrique du Sud, j’ai connu en Amérique latine un Christ guérillero, faisant l’apologie de la lutte armée. Le Christ des droits de l’Homme répond à l’idéologie de l’époque. Votre Jésus n’est pas le Jésus de l’histoire, de son histoire, mais de notre histoire et de notre géographie. Et après tout, pourquoi pas?
Frédéric Lenoir – Je parle du message éthique des Évangiles et c’est la limite volontaire de mon sujet. Les Évangiles parlent aussi de miracles ou de mystères de foi, comme la Résurrection. La tradition les a enrichis d’éléments nouveaux, tel le dogme trinitaire ou les sept sacrements. Mais ce n’est pas ici mon propos. Je suis en effet proche des protestants quand j’insiste sur la dérive de l’institution, qui a fini par oublier qu’un précepte fondamental de Jésus est la mise en relation du sujet avec Dieu par la foi personnelle. Luther a voulu que chaque fidèle lise la Bible pour échapper à l’interprétation unique cléricale.
Par contre, je suis plus catholique que luthérien sur la question de la liberté, qui constitue la limite de l’humanisme de la Réforme. Celle-ci a voulu libérer l’individu de la tutelle institutionnelle, mais Luther, très méfiant envers l’être humain, a minimisé la place de la liberté dans le salut et considéré que seule la grâce peut sauver, indépendamment de la coopération de l’homme. Pourtant, dans les Évangiles, le Christ valorise le libre-arbitre et appelle chacun à la conversion. Vous relevez que Jésus s’adapte à toutes les époques et je suis d’accord. Je suis un moderne qui lit les Évangiles avec les yeux d’un moderne. Je revendique le droit de procéder à cette lecture humaniste mais je reconnais qu’il puisse exister d’autres interprétations davantage centrées sur le mystère et la religion.
Régis Debray – Le philosophe analyse mais la religion polarise. Une philosophie est une vision du monde, une religion est un monde, un calendrier, une diététique, une mutuelle, une façon d’occuper l’espace, de rythmer le temps. Autrement dit, c’est la constitution d’une société, d’une identité politique, d’une appartenance. On ne fait pas de l’appartenance avec la philosophie. Le croyant s’adresse à Dieu en tant que membre d’une communauté : il ne dit pas « je », mais « nous ». Je m’inquiète de voir la dimension d’intégration du « je » dans le « nous » déserter votre vision. Or il n’y a pas de « nous » sans armature symbolique: je veux bien que le Christ devienne un philosophe, c’est ce qui nous convient, mais qui s’occupera du symbolique collectif? De l’armature de valeurs, de règles et de rites qui font une société? Il n’y a pas de « nous » sans un point de fuite, un point d’accroche, une transcendance qui ne soit pas forcément surnaturelle, une majuscule permettant la clôture d’une identité qui se donne des frontières, permet la coagulation d’un « nous » et permet à ce « nous » de traverser le temps.
Les philosophies ne sont pas douées pour la pérennité. On les étudie en classe mais elles n’ont pas produit de lignées ni de quotidienneté, si ce n’est des modes intellectuelles sans ancrage dans un inconscient collectif qui se sont vite évaporées. Si le Christ n’est qu’un philosophe, alors qui va s’occuper de nous donner une religion ou de donner au « nous » une raison d’être? Une religion républicaine s’est construite avec les instruments d’un culte, des instituteurs et des défilés en guise de prêtres et de processions, un arc de triomphe en guise de lieu saint. C’était une religion, nous n’en avons plus. Mais on ne détruit que ce que l’on remplace. Si l’on ne remplace pas, que peut-on détruire?
Frédéric Lenoir – Nous sommes bien d’accord et je n’ai jamais dit que le Christ n’était qu’un philosophe! Il y a dans le message de Jésus à la fois de grands principes éthiques universels et une dimension religieuse très importante, celle du judaïsme, puisque Jésus est né juif, est mort juif, et que la tradition qu’il instaure dans le geste de la Cène s’enracine dans la religion juive. Ce qu’il a apporté de radicalement nouveau c’est, d’une part, la place singulière qu’il se donne lui-même comme médiateur entre Dieu et les hommes, d’autre part, sa volonté de relativiser la religion. Et c’est surtout ce dernier point qui a été perverti à travers l’histoire du christianisme. Jésus n’est pas un réformateur du judaïsme mais de la religion, de toute religion qui peut dévier dans la confusion entre la fin et les moyens. Il ne remet pas en cause les discours et les pratiques, mais il montre qu’ils sont des moyens au service d’une fin : l’amour de Dieu et du prochain qui est au centre de son message. Pour lui, toute pratique qui ne va pas dans ce sens perd sa légitimité. Il conteste le formalisme de la Loi, dénonce les abus cléricaux, considère que sans liberté, il n’y a pas d’amour possible ni d’alliance entre l’homme et Dieu. En même temps, il individualise le message juif, sort de la notion de peuple élu.
Dans son dialogue avec la Samaritaine, une femme, une étrangère, une pécheresse, il répond à une question très moderne: où faut-il adorer Dieu? À Jérusalem ou sur la montagne de Samarie ? Autrement dit, où est la religion vraie? Sa réponse est claire : « Nulle part. » Car c’est en esprit et en vérité qu’il faut l’adorer. Telle est ma lecture des Évangiles, celle qui permet de comprendre pourquoi, selon Dietrich Bonhoeffer, penseur protestant tué par les nazis, Jésus est « le Seigneur des irreligieux ».
Régis Debray – Je vous suis bien mais vous faites tomber dans la trappe le tragique, la crucifixion, l’enfer et la souffrance. Vous avez une vision heureuse, eudémoniste, tournée vers le bon et le bien. Vous « positivez » cette religion et on vous saura gré de cette vision. Je doute qu’elle soit conforme à l’histoire, mais peu importe le Jésus de l’histoire, on n’en connaît pas grand-chose. Je ne suis pas d’accord, en tant que médiologue, avec l’idée qu’il existe au départ un message, une origine dénaturée par la tradition. Jésus a dit? On ne sait pas ce que Jésus a dit. Vous partez des évangiles canoniques, choisis par l’Église parmi une cinquantaine d’Évangiles possibles. Le dépôt de foi auquel vous vous référez est le produit d’une élaboration ecclésiale. Je veux dire par là que ce n’est pas le Christ qui a produit le christianisme, c’est le christianisme qui a produit le Christ. On ne peut pas parler d’une origine dénaturée car cette origine s’est construite dans le temps.
Il y a eu une tragédie de la transmission : toute transmission est une subversion, une production et généralement une inversion, c’est-à-dire que le médium se prend pour le message et oublie sa fonction qui est de transmettre. On retrouve cette inversion dans toutes les constructions idéologiques, y compris séculières, d’où le déphasage des conduites et des paroles que vous avez raison de dénoncer. Effectivement, avec ce que l’on appellera à partir du IIe siècle le christianisme, la foi est substituée à la loi, c’est-à-dire que l’individu est sommé d’adhérer en liberté à l’appel de Dieu. Mais l’universalité du message se replie aussitôt dans une distinction entre « nous » et « eux », les clercs et ceux qui ne le sont pas, puis « nous » et « eux », les chrétiens et les infidèles. Et vu que nous sommes à l’image de Dieu qui juge les méchants, nous les expédions en enfer avant même que Dieu s’en occupe. Ceci est constitutif de toute appartenance, de toute identité, sauf au sein d’une élite spirituelle, humaniste, humanitaire. Mais, encore une fois, les corps sociaux, humains et historiques se posent en s’opposant, ce qui produit des antagonismes, un divorce par rupture. Le luthérien est anti-papiste, le bouddhiste est anti-brahmane. La dialectique entre le « nous » et le « eux » implique un contre. Or le problème d’une philosophie est qu’elle n’a pas d’ennemis, ni de géographie.
Reste donc à savoir aussi ce que veut dire aimer son prochain. Qui est le prochain? C’est un problème philologique mais aussi historique. Votre Jésus idéal, nous avons tous envie de l’épouser, c’est effectivement le nôtre aujourd’hui, mais est-il encore une force, une dynamique? Est-il encore producteur d’une fierté d’être soi? Je ne sais pas, je peux en douter. Ce Jésus que vous évoquez si bien, il m’émeut, j’ai envie d’en être. Il est difficile de résister quand on parle d’amour. Or, historiquement, là où il y a de l’amour, il y a aussi de la haine. Quand les uns ont le bonheur d’être inclus, les autres ont le malheur d’être exclus. Toute élection divine cache une exclusion. Mais si le Jésus que vous inventez s’était trompé ? L’histoire du christianisme était peut-être la vérité de Jésus. Ce que vous avez exclu de votre Jésus philosophe universel est revenu, et la Vérité est devenue. Il est vrai qu’il y a une pensée de Jésus et que l’on peut penser Jésus, mais que faites-vous de la croyance ? Des sacrements ? Du péché ? Des clercs ? Vous ne prononcez pas ces mots. À mon sens, sur ce chapitre vous êtes trop philosophe.
Frédéric Lenoir – Je ne dis pas que Jésus a voulu supprimer la croyance, le rituel, le symbolique, mais qu’il a voulu les inscrire dans un sens supé-rieur, celui de la révélation d’un Dieu amour. Au nom de cette révélation, l’attitude juste du croyant est d’aimer son prochain, jusqu’à son ennemi. Tel est le message chrétien. Il ne supprime rien à la religion mais lui donne un sens qui a été en grande partie trahi par l’histoire. Il est évident que le christianisme a fait le Christ, que l’Église a permis d’élaborer la pensée qui nous amène à cette discussion. Elle a joué fidèlement son rôle de transmetteur jusqu’à continuer d’annoncer un message qui contredit parfois ses pratiques de manière flagrante! Quant aux ennemis de Jésus, ce ne sont ni les Samaritains ni les païens, mais les clercs. D’où l’anticléricalisme fondamental de la pensée évangélique qui tend à abolir les barrières entre les religions et les ethnies. Jésus tire vers le haut, vers l’universalité. Ce message a été connu parce qu’il a été écrit par des disciples et transmis par l’Église, mais il est devenu inaudible car on n’a eu de cesse de le contredire. En affirmant « hors de l Église, point de salut », on est en contradiction avec le message des Évangiles, tout en continuant de le donner à lire et à méditer.
Vous posez une question pertinente : « Et si Jésus s’était trompé? » C’est la question posée dans la Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Une rencontre imaginée par l’auteur des Frères Karamazov entre le Grand Inquisiteur et Jésus qui revient sur terre au XVIe siècle. Les hommes le reconnaissent, sont émus. L’inquisiteur l’arrête mais tout le monde se tait, par peur. L’inquisiteur lui demande : pourquoi es-tu venu nous déranger? Nous avons mis tant de temps à corriger ton oeuvre. Tu t’es trompé. Tu as fait confiance à l’homme car tu es un optimiste, mais l’homme a peur de cette liberté que tu lui as offerte, et il l’a remise entre nos mains. Nous, les clercs, lui disons quoi faire, en quoi croire et cela lui convient tellement mieux.
L’inquisiteur a peut-être raison. Personnellement, je suis touché par ce Jésus utopiste des Évangiles, qui parle de liberté et non de sécurité, d’amour et non de certitudes.
Publié dans Le Monde des Religions, mai-juin 2008, pp. 74-78.
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