L’inévitable métamorphose, par Pascal Bruckner
Au printemps 2001, l’éditorialiste conservateur Charles Krauthammer plaidait dans le New York Times pour la domination globale de l’Amérique : en matière de défense et d’écologie, Washington avait raison de n’en faire qu’à sa tête puisque la Russie ne comptait plus, la Chine encore moins et que “l’impérialisme débonnaire” des Etats-Unis était bon pour le monde entier et pour la paix.
On est stupéfait a posteriori par la naïveté d’un tel propos ; quelques mois plus tard, le 11 Septembre révélait la vulnérabilité des Etats-Unis et soulignait la provincialisation du monde occidental. Le krach qui nous frappe n’est pas seulement économique, il est avant tout politique et idéologique, il est celui du modèle imposé par l’Europe et les Etats-Unis après la disparition de l’Union soviétique. L’effondrement moral a précédé l’effondrement boursier.
Au lendemain de la chute du mur de Berlin et de la libération des peuples de l’Est du joug soviétique, j’avais forgé le concept de mélancolie démocratique ; mélancolie d’avoir perdu notre ennemi le plus cher et d’avoir remporté une victoire à la Pyrrhus ; mélancolie d’une Europe et d’une Amérique tétanisées par leur triomphe et risquant un brutal déficit immunitaire. Ce n’est pas le capitalisme qui avait gagné, c’est le communisme qui avait perdu. Le conte de fées imaginé par nos élites après 1989, que le monde allait être balayé par une vague de prospérité et de démocratie sans précédent, n’a pas tenu la route en dépit de quelques réussites spectaculaires comme l’Inde, la Chine, le Brésil.
Livré à lui-même, sans contrepoids, le système capitaliste a sombré dans l’ubris, la cupidité, le conformisme. L’ennemi soviétique, c’était pour le bloc occidental, la certitude de durer à travers l’hostilité de l’autre, la meilleure façon de se réformer en tenant compte des critiques qui lui étaient adressées. Qui prétendra jamais comme le communisme substituer une autre société à nos valeurs ?
L’intégrisme islamique, en dépit de sa dangerosité, est trop caricatural pour représenter un défi symbolique de taille. Privé d’adversaire, un certain capitalisme financier s’est enfermé dans une spirale suicidaire qui l’a mis à genoux. Faut-il en déduire sa disparition prochaine comme nous le certifient les prophètes de l’apocalypse, imaginant avec complaisance des vagues d’émeutes, des soulèvements en série ?
FÉODALISME SANS FREIN
On peut en douter. Le retour en force de l’Etat n’est pas là pour tuer le marché, mais pour le sauver, ce qui fut toujours le cas dans l’histoire où c’est la force publique qui a créé le système marchand. C’est un certain capitalisme de caste qui s’estompe, entraînant dans sa chute malheur et chaos : il n’était qu’un féodalisme sans frein, masquant sa goinfrerie sous les alibis du risque et de la liberté d’entreprise. La main invisible est revenue au visage de ceux qui l’invoquaient comme une formidable claque.
Mais il existe de multiples formes de capitalisme et aucun modèle de remplacement : même les partis qui en Europe se veulent antilibéraux, trotskistes et altermondialistes n’ont rien à proposer sinon des réformes ponctuelles appuyées sur un fort ressentiment social et la quête de boucs émissaires. Si alternative il y a, c’est à l’intérieur de l’économie de marché et non en dehors.
Quant à la fin du leadership occidental, il n’est pas forcément une catastrophe s’il nous incite à repenser nos sociétés. Jusque-là nous nous pensions les meilleurs, en économie comme dans le reste et faisions la leçon aux autres peuples. Nous voici contraints à plus de mesure alors que les fonds souverains du Moyen-Orient et d’Asie se portent au secours de nos défaillances. Rien ne garantit non plus que nos valeurs aient une portée universelle ou que le régime parlementaire soit valable pour toutes les nations : à nous d’en apporter la preuve par la persuasion, le débat d’idées, non par la force.
Nous n’avons plus les moyens d’imposer notre système, juste de le proposer. Le fait que la première puissance du globe soit tenue en échec par quelques dizaines de milliers de djihadistes en Irak et en Afghanistan prouve qu’elle a également perdu sa supériorité militaire. L’Amérique est faible mais les Américains ne le savent pas encore alors que l’Europe est depuis longtemps consciente de n’être plus maître du monde.
Dans une planète gagnée par le fanatisme religieux, les terrorismes divers, les famines, le dérèglement climatique, le camp démocratique devrait incarner un pôle de rationalité et d’excellence ; mais s’il représente l’esprit de croisade, le retour de la torture, la bigoterie la plus grotesque, la barbarie érigée en instrument de défense de la civilisation, il suscitera rejet et répulsion. Malgré le désastre des années Bush, gardons-nous d’enterrer l’Oncle Sam et d’écrire à son propos un mauvais scénario catastrophe. Quiconque est familier des Etats-Unis connaît leur capacité de renaissance, de mobilisation, surtout si la prochaine élection porte au pouvoir le candidat du renouveau. Les démocraties, parce qu’elles tirent leur énergie de l’autocritique permanente, disposent de ressources insoupçonnées et invisibles.
HAINE DU PLURALISME
Nous ne sommes plus les seuls acteurs de l’histoire ; cela n’implique pas que nous devions nous effacer, au contraire. Ni la Russie autocratique ni les divers despotismes africains ou orientaux et encore moins la Chine néototalitaire n’offrent de solution de remplacement même si cette dernière se porte candidate à notre succession. Le modèle chinois, s’il s’impose, marquera peut-être la revanche de l’empire du Milieu mais pas le triomphe de la liberté et de l’équité. La haine de l’Occident reste la haine du pluralisme, de l’esprit critique, de la contestation des abus déguisés en traditions.
Les démocraties sont dépositaires d’un trésor périssable et fragile : les droits humains et le respect des principes. Elles sont responsables de la perpétuation de la démocratie elle-même. C’est pourquoi elles doivent s’unir, affirmer leurs ambitions, approfondir leurs idéaux, la raison, l’éducation, la tolérance, la solidarité avec les plus démunis. C’est un formidable défi qui nous attend, à égale distance du défaitisme et de la suffisance ; à nous de le relever ou de disparaître.
Auteur : Pascal Bruckner, romancier et essayiste
Source : Le Monde, 15 octobre 2008