Olympe de Gouges : un exemple pour tous ceux qui luttent pour la promotion des droits fondamentaux
Olympe de GOUGES est de ces personnages que les manuels d’histoire ont trop souvent oubliés. Jusqu’aux travaux de l’historien Olivier Blanc, elle a plutôt été peinte avec mépris comme une exaltée politique, une auteure sans grand intérêt, une révolutionnaire demi-mondaine. Pour ses premiers commentateurs, y compris Jules Michelet, elle est en réalité un esprit très en avance sur son temps, et pas seulement pour sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791. Le mélange intime entre son œuvre, ses convictions et sa vie justifie l’actualité de cette figure atypique et profonde. Elle a payé de sa vie ses engagements, le 3 novembre 1793, pour avoir soutenu les Girondins et pour avoir tenté de rétablir un gouvernement qui ne soit pas « un et indivisible ». De Gouges s’exclame sur l’échafaud : « Enfants de la patrie, vous vengerez ma mort ! » Il faut entendre ces quelques mots comme une invitation à considérer sa postérité, quelques deux cent quinze ans après son exécution.
En 1998, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme, qui offre une reconnaissance internationale et une légitimité aux individus luttant pour promouvoir les droits fondamentaux. Considérant la multiplicité de ses convictions, et la puissance de sa défense des droits de la personne, c’est peu dire que de Gouges serait pleinement qualifiée pour recevoir ce titre.
Alors que nous célébrons le 60° anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme – cet universel pour lequel elle s’est battue avec tant de vigueur et de conviction – quel message et quelles leçons tirer de son action et de son œuvre ?
Dramaturge, pamphlétaire, pionnière de la lutte contre l’esclavage, défenseure de l’abolition de la peine de mort… Il est malaisé, voire impossible, de réunir en quelques termes le foisonnement d’engagements qui ont été ceux de cette femme dont l’activisme était motivé, raisonné, et les prises de positions d’un courage profond pour son temps.
En 1791, elle proclame l’égalité de l’homme et de la femme, entre lesquels elle propose d’établir de nouveaux rapports. Visionnaire, elle préconise la féminisation des noms de métier et imagine de nombreuses réformes sociales qui ne verront le jour, pour nombre d’entre elles, que deux siècles plus tard : concept d’assistance sociale pour la protection des veuves, des orphelins et des vieillards ; création d’établissements permettant aux femmes d’être soignées et d’accoucher dans la dignité et l’hygiène ; création d’ateliers nationaux pour les ouvriers sans travail ; abrogation de l’esclavage, etc. Elle n’a eu de cesse de construire une vie pleinement orientée vers autrui et en particulier vers les déshérités, les faibles, les marginaux – par exemple, en défendant le droit des Noirs dans les colonies.
Autant femme de lettres que femme politique, de Gouges porte avec un courage exemplaire le combat de l’égalité des droits. Elle a su, en autodidacte authentique, bâtir à partir d’elle-même le chemin de sa vie. Ce sens aigu, à vif, de ses responsabilités, conduit de Gouges à agir en vivant et à vivre en agissant. Sa vie n’est pas dissociable de son œuvre, et tout en elle tend vers l’autre, l’exclu, le bafoué. Elle ne se complaît pas dans la contestation de la situation pathétique que subissent certaines franges de la population : non, elle agit. Avec indépendance et force de caractère. Avec constance et esprit de méthode, en utilisant tous les moyens et recours à sa portée – son style, sa plume, sa voix.
Que d’exemples où, bien loin de se contenter d’avancer des propositions, notamment sur le mariage ou sur l’impôt volontaire, elle est allée jusqu’à vivre elle-même en actes toutes ses idées, les traduisant dans sa propre existence. Théorie et pratique sont ainsi intimement unies dans l’itinéraire d’une femme aux principes sans faille, à la morale sans concession et qui a condamné sa vie durant toute forme de corruption ou de détournement idéologique. Son esprit de conséquence et sa logique iront jusqu’à lui faire défendre Louis XVI, au nom de sa condamnation de la peine de mort.
On ne peut qu’admirer le courage et le dévouement d’une femme, dépeinte par Mirabeau comme une « ignorante », qui a su puiser son inspiration et sa force dans ses lectures et ses rencontres.
Auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle est devenue une figure emblématique des mouvements pour la libération des femmes. Si sa fierté et sa confiance en elle en font une figure assumée, elle n’a rien d’une suffragette. De Gouges reprend point par point, en les féminisant, les articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pour montrer que la société est certes bisexuée, mais que la différence sexuelle ne saurait être un postulat ni en politique ni dans l’exercice de la citoyenneté.
Ce texte, quasi contemporain de la Déclaration de 1789 – qui ne reconnaît pas le droit de vote aux femmes -, est bien plus qu’un écrit vindicatif. C’est une avancée inédite proposant un programme détaillé, d’une modernité flagrante. La mise à égalité ne repose pas sur une simple constatation de la hiérarchisation catégorielle des sexes mais bel et bien sur un projet politique motivé et pleinement réfléchi : remplacement du mariage par une autre forme de contrat signé, responsabilité civile, droit au divorce et à l’héritage, etc. Une suite de projets d’un évident progressisme, et tout cela surgi de l’esprit d’une simple « ignorante »…
Le droit des femmes de participer au pouvoir et à la prise de décisions a été, de façon explicite, une des premières de leurs revendications. De Gouges reconnaissait ainsi que si « la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune ».Deux siècles plus tard, le droit des femmes à la participation aux processus et aux instances de prise de décisions sociales, politiques et économiques, à tous les niveaux et dans les différents secteurs, devient officiel dans divers instruments internationaux : la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ; la convention sur les droits politiques de la femme (1952) ; le pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) et la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979), entre autres.
Militante sincère et authentique des droits civils, politiques, du respect de la dignité de la personne humaine, de Gouges combat pour le droit de chacun à ne pas voir sa liberté de mouvement et d’expression entravée et bafouée. Jamais elle n’aura été d’un seul camp, tel un idéologue zélé aveuglé par son propre militantisme. Elle ressent au contraire avec effroi et force critique les événements de la Terreur, notamment quand, en 1792, des hommes et des femmes succombent à une violence qui pervertit, selon elle, le bien-fondé de la philosophie et de l’action révolutionnaires.
On l’a dit plus haut : de Gouges milite aussi contre l’esclavage, aboli par la 1ère République en 1794 avant d’être rétabli par Napoléon huit ans plus tard. Dès 1788, elle publie ses Réflexions sur les hommes nègres, puis Le Marché des Noirs en 1790 et L’Esclavage des Noirs en 1792. Engagée dans cette lutte, elle adhère à la Société des amis des Noirs, aux côtés de Brissot de Warville, Condorcet ou Lafayette. La cause des femmes, la cause des Noirs, la cause des opprimés en général, tels sont les combats admirables que mène de Gouges.
Comment ne pas constater que sa figure même reflète le sentiment de la disparition du monde ancien, celui de l’Ancien Régime, au profit d’un monde nouveau, aux contours à dessiner ? En ce sens, de Gouges fait aussi figure de passerelle et de passage.
Qui est-elle (car on ne saurait utiliser le passé avec elle) : un précurseur des féminismes des siècles ultérieurs, la pertinente et spirituelle rédactrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, une écrivaine de talent, une partisane des idées de liberté, une penseuse politique, une idéaliste pour qui tout être humain a le droit d’être défendu ?
Comment repenser et revaloriser son héritage dans toutes ses facettes ? N’oublions pas ses paroles. Plus que cela, reconnaissons avec profit leur profondeur et leur utilité pour nos sociétés. Inutile pour ce faire de travestir sa pensée et ses propos. Son œuvre et sa vie – reflet l’une de l’autre – contiennent en germe la base sur laquelle nombre de combats se sont ensuite menés et continuent de l’être.
De Gouges invite, par-delà les siècles et les luttes menées depuis 1789, à une nécessaire permanence de l’esprit de résistance et de vigilance qui l’a tant caractérisée et pour lequel elle est morte avec dignité. De Gouges est une porte d’entrée inédite non seulement pour mieux comprendre mais aussi pour relever les défis contemporains : pauvreté, inégalités sociales, viols des droits civiques et politiques, marginalisation, voire négation de la femme et de ses droits, discriminations, etc.
Ne prenons que le cas tragique et rémanent de la pauvreté. Ce gouffre est loin de s’être refermé depuis des décennies, voire des siècles. Dans l’actuelle économie mondialisée, l’abîme qui sépare ceux qui possèdent de ceux qui n’ont rien n’est pas simplement le phénomène géographique défini en termes de Nord et Sud. Une faille croissante divise de nombreuses sociétés de ce qu’on appelle « le Sud », tandis que le chômage est revenu hanter un grand nombre de nations industrialisées.
De Gouges est une référence au sens où elle réussit à mêler, et à traduire dans la pratique, des formes d’engagement très variées. Elle rassemble les valeurs contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Quelle marraine plus symbolique et puissante que de Gouges ? Humaniste, universaliste, patriote, solidaire, elle a usé jusqu’au bout de sa pensée critique, avec honnêteté et principes, contre toutes formes d’autoritarisme et d’inégalités. Sa vie et son œuvre sont tout à la fois traversées et nourries par ses idéaux – ceux de démocratie, d’état de droit, de solidarité, de non-violence ou d’égalité, qui ne sont rien moins que les terreaux fondamentaux de nos sociétés contemporaines.
Auteur : Pierre Sané, sous-directeur général pour les sciences sociales et humaines, UNESCO
Source : Le Monde Diplomatique, novembre 2008
Article envoyé par Ingrid Augot le 15 novembre 2008