Théologie et pratique de la foi en espace laïcisé et sécularisé, par Joseph Moingt
Il m’a été demandé de répondre à cette question : en quoi la laïcité et la sécularisation interpellent-elles la théologie et la pratique de la foi ? Je définirai d’abord les quatre termes mis en cause par cette interpellation pour orienter ma recherche. Aucune terminologie n’est tout à fait innocente ; celle que j’esquisserai sera sans doute tributaire de mes préjugés de théologien, du moins aura-t-elle l’intérêt de clarifier et de délimiter la suite de mon exposé.
Beaucoup d’auteurs emploient les termes laïcisation et sécularisation en des sens voisins et complémentaires l’un de l’autre. Marcel Gauchet, au début de son second livre sur la “sortie de la religion”, La religion dans la démocratie, déclare son intention d’éviter ces deux catégories, plus descriptives, dit-il, qu’explicatives, car elles sont d’origine ecclésiale et expriment le sentiment, sinon le ressentiment de l’Église devant ce phénomène, alors que la sortie de la religion est fondamentalement sa transformation en autre chose qu’elle-même. Cela ne l’empêche pas de sous-titrer son livre Parcours de la laïcité et de distinguer, à la suite des travaux de Jean Baubérot et de Françoise Champion, une Europe de la laïcisation, dans les pays catholiques, où l’État s’est de lui-même émancipé de l’emprise de l’Église romaine, et une Europe de la sécularisation, dans les terres protestantes, où les Églises nationales se sont inscrites dans la sphère publique de leur propre mouvement.
Pour ma part, m’inspirant plus ou moins de ces explications, je parlerai de laïcité à propos de la sphère politique où entrent en jeu les rapports juridiques de l’État et des institutions religieuses représentées par leurs autorités, et j’utiliserai le mot sécularisation, de préférence, pour désigner la société civile occidentale dont la culture s’est affranchie des influences et des empreintes du religieux..
Les deux autres termes offrent moins d’ambiguïtés, si ce n’est que je parlerai plus habituellement, au singulier, du point de vue de l’Église catholique, puisque je suis interrogé à ce titre, mais quelquefois aussi, au pluriel, du point de vue de l’ensemble des religions ou confessions religieuses. J’entendrai la pratique de la foi au sens, restreint, du culte public, en général, et la théologie au sens, tantôt, de l’enseignement officiel de l’Église catholique ou d’une autre institution religieuse, tantôt de l’intelligence de la foi mise en discours par un théologien, c’est-à-dire par une personne habilitée à parler au nom de sa tradition propre, le plus souvent chrétienne ainsi que je viens de le dire.
La première partie de mon exposé discutera de la pratique de la foi sous le rapport de la laïcité, c’est-à-dire du point de vue de l’État laïc dont la loi réglemente les manifestations religieuses dans l’espace politique. J’examinerai si les institutions religieuses, la catholique en particulier, peuvent s’accommoder, sans dommage pour leurs finalités spirituelles, du statut français de la laïcité, ou si l’État devrait leur accorder une reconnaissance plus ouverte et le droit à une plus grande visibilité dans la sphère publique.
Dans une seconde partie, j’interrogerai la fonction de la théologie dans la société civile sécularisée. Je demanderai d’abord si l’enseignement de l’Église a mission d’imposer les lois divines à cette société, notamment sur des questions d’éthique, et je réfléchirai ensuite au devoir et aux moyens, pour la pensée chrétienne, d’entrer en dialogue avec la culture de son temps et d’investir les problèmes des hommes d’aujourd’hui.
Dans les deux temps de cette réflexion, je ne partirai pas du statut de la laïcité française ni d’une analyse de la sécularisation occidentale, toutes choses que je supposerai connues, mais j’aborderai directement l’affrontement des institutions et des pensées religieuses à cet état de choses.
1. La pratique de la foi dans un État laïc
J’examinerai d’abord la situation de l’Église catholique au regard de la laïcité, et j’en jugerai du seul point de vue de l’Évangile. Puis j’envisagerai les revendications qui se font jour de la part de divers cultes et je chercherai à y répondre du point de vue du bien commun qui préside aux rapports des religions et de la société politique.
(1) L’Église et l’État laïc
L’enseignement de l’Évangile sur les rapports de l’Église et de l’État se réduit au précepte de Jésus bien connu : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mat 22,21), auquel s’ajoute un bref enseignement de saint Paul, qui se résume en ces termes : Tout chrétien doit obéir en conscience aux autorités constituées, car elles tiennent de Dieu leur pouvoir pour exercer la justice à son service (Rom 13,1-4). Ainsi est posé le principe de l’indépendance respective des deux sphères politique et religieuse, principe tempéré par le devoir d’obéissance des chrétiens aux puissances publiques en vertu de leur charge du bien commun, dans toute l’étendue de ce bien et dans la mesure où elles sont vraiment au service du bien commun. On peut en déduire que l’Église est en droit de réclamer à l’État la pleine liberté pour ses membres de rendre leur culte à Dieu et de vivre conformément à ses lois, mais dans le plein respect des exigences du bien commun dont l’État est le juge et le garant en sa qualité de représentant de la volonté générale des citoyens d’un même peuple. Toutefois, ce concept de volonté générale est une acquisition récente de la démocratie. Si on en fait abstraction, l’autorité divine semble se partager entre les représentants des deux sphères politique et religieuse On pressent que l’enseignement évangélique sera sujet à interprétation selon la situation respective de ces sphères au cours de l’histoire.
Tant que le christianisme se répand dans un monde païen intégré à l’Empire romain, les chrétiens se targuent d’être soumis à ses lois et obéissants à ses chefs et magistrats, mais en se sentant étrangers à ce monde : le thème augustinien des deux Cités est déjà théorisé au 2e siècle dans Le Pasteur d’Hermas. Mais au milieu du 4e siècle, lorsque l’Empereur romain, qui était le pontife suprême de la religion païenne, devient chrétien, la séparation de ces sphères devient difficile à maintenir. Le Pape retire à l’Empereur le titre de Pontifex maximus, mais le reprend à son compte en tant que Pontifex romanus, ce qui lui donne autorité dans l’espace public de l’Empire.
L’indépendance du spirituel et du temporel est toujours affirmée avec netteté, mais au-dedans d’une interdépendance relative et différenciée, qui sera source de confusions et de conflits. Le Pape, en effet, tout en sacralisant par l’onction l’autorité de l’Empereur, exige de lui, non seulement la protection de l’Église, mais encore l’obéissance à la loi divine dont il est détenteur et interprète ; la primauté du spirituel sur le temporel s’exprimera au Moyen Âge dans la doctrine du pouvoir indirect du premier sur le second. De l’autre côté, l’Empereur et les autres princes chrétiens tireront avantage de la protection accordée à l’Église et de leur droit de suzeraineté sur les biens temporels dont le “bénéfice” était accordé aux prélats et aux institutions religieuses. Au 16e siècle, le principe, d’origine protestante, cujus regio ejus religio maintenait encore très fortement en Europe le lien des Églises aux États, tout en favorisant la mainmise des États sur les Églises qui avaient besoin de la protection du pouvoir séculier. Dans les pays restés majoritairement catholiques, l’Église romaine revendiquait d’être seule reconnue officiellement par l’État, en vertu du principe que l’erreur n’a aucun droit. Mais les princes catholiques s’obstinaient à secouer la tutelle ecclésiastique, et prenaient peu à peu la maîtrise des divers champs d’activités relevant du bien commun, jusque-là pris en charge par des institutions religieuses ou par la charité chrétienne. Ainsi commence au 17e siècle la laïcisation des États, qui s’accentue et s’étend fortement au 18e, et devient définitive et quasi générale aux 19e et 20e siècles.
L’État laïc respecte les religions, défend la liberté religieuse, protège le libre exercice des cultes, mais ne reconnaît officiellement aucune religion. Ces principes ont inspiré les lois françaises de séparation de l’Église et de l’État. L’Église catholique peut-elle se satisfaire de ce statut ? Selon la théologie scolastique, le devoir de religion s’impose collectivement à toute société humaine comme elle s’impose aux individus en privé. Imbue de cette doctrine, l’Église trouvait normal, aux temps de chrétienté, de jouir de la protection de l’État. Aussi a-t-elle jugé la loi de séparation, en principe, irréligieuse et injuste, tout en admettant, “par hypothèse”, qu’elle pouvait s’en accommoder.
Depuis le milieu du siècle dernier, la situation a encore évolué : d’un côté, la population européenne est devenue soit indifférente à la pratique religieuse, soit plurireligieuse et pluriconvictionnelle ; d’un autre côté, l’Église romaine a reconnu le principe de la liberté de conscience et de religion, qu’elle combattait auparavant sous le nom de relativisme et d’indifférentisme. Elle s’est interdit du fait même de réclamer un traitement de faveur, qui troublerait la paix entre les confessions religieuses et que l’État ne saurait lui accorder sans déroger au bien commun. Pourrait-elle faire l’obligation à l’État de reconnaître toutes les religions, comme cela se fait dans les pays ou régions à régime concordataire ? Elle pourrait le souhaiter, dans l’abstrait, mais non l’imposer. L’Évangile, en effet, oblige l’État à respecter la liberté des croyants de pratiquer leur religion sans lui imposer une obligation de soutien et de protection comparable à l’obligation qu’il leur fait d’obéir aux lois de l’État. En d’autres termes, l’Évangile reconnaît à l’Église vis-à-vis de l’État le droit concret à la libre pratique de sa foi et de son culte, et à rien d’autre, ni à un soutien effectif ni à quelque traitement honorifique. Il semble que la vraie liberté évangélique soit à ce prix, au prix de la gratuité : elle donne son concours à l’État sur le plan du bien commun, et ne lui demande rien d’autre en retour que le droit d’aller à Dieu par ses propres chemins. – L’Église peut-elle cependant s’autoriser à faire valoir de plus amples revendications ?
(2) Droits des religions dans l’État laïc ?
La situation a encore évolué au début du siècle, du fait, soit du phénomène des “effervescences religieuses”, modéré cependant en Europe, soit surtout de l’immigration massive de populations de culture religieuse, principalement musulmanes, qui veulent marquer leur identité, leur “communautarisme”, dans l’espace politique des pays de culture chrétienne, soit encore de la tendance nouvelle de plusieurs États laïcs d’accorder une reconnaissance plus explicite et un soutien plus ferme aux institutions religieuses. Ainsi a-t-il été envisagé en France, mais en termes imprécis, de modifier les lois laïques. En écho à ces tendances, des voix catholiques plus ou moins autorisées se sont fait entendre pour réclamer de la part de l’État, au profit de toutes les religions indistinctement, le droit à plus de visibilité dans l’espace public, à une reconnaissance plus formelle, à un soutien plus effectif, à une plus grande audience auprès des instances politiques. Ces revendications s’appuient notamment sur l’intérêt de l’État à mieux intégrer des populations de cultures différentes et sur l’aide que lui apporteraient les religions du fait de leurs idéaux plus élevés. – Que peut dire le théologien sur cette question ? Peu de choses spécifiques, car la question concerne manifestement le bien commun, si ce n’est précisément qu’elle ne concerne que lui et ne relève par conséquent que de l’expression politique de la volonté générale, mais il n’est pas inutile de souligner des deux points.
L’Église, certes, est en droit de parler du bien commun, et de le faire au nom de l’Évangile, mais en restant sur le plan des principes généraux ou de larges orientations, car ce bien commun ne lui appartient pas en propre, elle n’en est qu’une partie prenante parmi d’autres, et, dès qu’il s’agit de le déterminer par des voies légales, elle ne peut pas intervenir en vertu de son autorité propre ni de son dogme, elle ne peut qu’entrer dans le débat, un débat mené sur la base de la raison commune. Ce point sera développé dans la seconde partie de l’exposé. Mais ici apparaît l’impuissance de l’Église à entrer dans le débat, à cause de son déficit démocratique dû à sa constitution strictement cléricale et monarchique. Or, un débat qui intéresse le bien commun appelle l’expression de la volonté générale des citoyens. L’autorité hiérarchique de l’Église n’est pas habilitée à entrer dans ce débat, du fait que ses membres laïcs n’ont pas de parole responsable dans l’Église, ne sont pas consultés sur des bases représentatives, ne font pas partie des instances délibératives qui engagent la vie des chrétiens, ni ne sont autorisés à parler en son nom dans des enceintes extérieures. Dans son état présent, l’Église ne pourrait intervenir dans un débat public sur la laïcité qu’au titre de l’hétéronomie de son autorité et de sa loi, qui s’exclut d’elle-même du débat démocratique. Autrement dit, elle aurait intérêt à s’y faire représenter par ses fidèles laïcs, reconnus par elle aptes à exprimer dans ce débat leur expérience de la vie de l’Esprit sur toutes les questions relevant du bien commun, – ce qui renvoie à nouveau à la seconde partie de l’exposé.
Pour conclure ce point et introduire au suivant, il convient encore de se demander si les Églises chrétiennes, prises indistinctement, sont vraiment qualifiées par l’Évangile pour se joindre à d’autres autorités ou communautés religieuses et réclamer de l’État une plus grande visibilité et autorité du religieux en général dans la sphère politique. Que cela paraisse souhaitable à des religions établies sur la base d’une identité ethnique ou d’un communautarisme cultuel, cela est compréhensible. Mais tel n’est pas le cas de l’Église du Christ, qui est universaliste, qui n’a reçu de lui aucune loi organique proprement cultuelle, et a été vouée par lui à disséminer l’Évangile dans les réalités du monde en vue du bien commun de l’humanité, de la fraternité, de la paix, de la solidarité, du partage entre tous les hommes. Dans l’état présent de la société européenne, engagée depuis plusieurs siècles sur la voie d’un rationalisme qui a entraîné le “retrait de la religion”, et plus récemment engagée sur la voie de la concertation politique, le retour à plus de religieux serait un retour en arrière qui compromettrait la cause de l’unité. L’esprit évangélique, qui n’a certes pas été étranger à cette évolution de l’Occident, recommande à l’Église, non de surélever, mais plutôt d’abaisser les barrières religieuses et de mettre plus de gratuité et de désintéressement au service indifférencié du bien commun. – Le même principe devra régir l’usage de la théologie, que j’aborde maintenant.
2. Fonction de la théologie dans la société civile sécularisée
La question que je voudrais maintenant poser concerne, premièrement, l’ambition du Magistère de l’Église catholique de faire accepter des normes théologiques par la société sécularisée pour orienter ses choix éthiques, et, en second lieu, si la voie de l’autorité paraît impraticable, la vocation de la libre recherche théologique à diffuser la pensée chrétienne sur ces mêmes sujets dans la culture sécularisée. La gravité du problème soulevé requiert que je m’en tienne à l’examen des principes de base sans entrer dans leurs applications.
(1) Normes éthiques
L’Église comprend sa mission reçue de Dieu d’enseigner toute la vérité au monde entier, présumé non baptisé, sous deux registres différents : elle ne peut que lui proposer les vérités de la foi qu’elle a l’autorité d’imposer à ses fidèles, mais elle se sent aussi autorisée à intimer au monde l’obligation de reconnaître des vérités naturellement accessibles à la raison humaine, et il s’agit principalement, quoique non exclusivement, de normes éthiques. Elle cherche donc à éclairer et “former” l’opinion publique sur les questions éthiques en débat par les moyens de communication qui lui sont propres, et aussi à orienter les débats politiques en cours sur ces questions, à faire pression sur le législateur pour qu’il présente et vote des lois propres à imposer des actes moralement bons et à interdire et sanctionner les actes contraires, et elle n’hésite pas à réprouver publiquement les lois qu’elle juge mauvaises et à interdire à ses fidèles de s’y conformer. Elle cherche également à intervenir sur toutes ces questions, et plus largement sur la détermination des droits de l’homme, auprès des institutions européennes. Elle s’est efforcée dans cette intention de faire reconnaître par les traités européens les “racines chrétiennes” de la culture européenne.
Récemment cependant, elle a entrepris de s’associer à d’autres religions, surtout monothéistes, pour donner plus d’envergure et de poids à des règles morales que les religions s’accordent à reconnaître en tant que lois données par Dieu à la raison humaine. – Tel est le présupposé ecclésial et religieux que nous avons à examiner.
Il n’est pas contestable, en tout cas pour des croyants, que la foi en Dieu donne une haute idée de l’humanité, de sa dignité et de sa transcendance ; que les livres sacrés des grandes traditions religieuses inculquent aux croyants un sens aigu des devoirs à pratiquer les uns envers les autres en tant que les hommes sont tous semblables et égaux en humanité ; et les Églises, instruites par l’Évangile et les mystères fondamentaux de la foi chrétienne, peuvent à juste titre se présenter au monde comme “expertes en humanité”. Cela admis, l’Église romaine, même ou surtout si elle prétend parler en accord avec d’autres confessions et religions, dès lors qu’elle le fait en invoquant la raison et en s’adressant à une société globalement sécularisée, n’est en droit d’imposer aucune obligation morale au nom de Dieu et de la foi ni en vertu de son autorité. Car elle s’impose à elle-même, par principe, l’obligation de parler le langage de la raison commune, qu’elle partage avec d’autres partenaires sans détenir sur lui aucun droit d’origine ni aucune autorité privilégiée. Tout ce qui est dit en raison est soumis à l’épreuve de la vérification par tous ceux qui se réclament de la raison, laquelle, étant par présupposé universelle, ne reconnaît ni révélation ni tradition particulière. L’Église peut chercher à diffuser en dehors d’elle ses convictions éthiques, non les imposer sous forme de normes. On comprend que l’Église soit tentée de rappeler que la raison occidentale s’est formée au sein de la tradition chrétienne. Quoi qu’il en soit de l’opportunité ou non d’inscrire la mémoire chrétienne dans les traités européens, point dont je ne discuterai pas, il ne me paraît pas contestable que la raison des Lumières, chère à la pensée laïque, est l’héritage sécularisé de la pensée chrétienne du 17e siècle, ainsi que l’écrivait récemment Jacques Le Brun, et il n’est pas sans intérêt de le rappeler à une société qui fait si grand cas du devoir de mémoire. Mais cet héritage chrétien s’est précisément sécularisé : il ne s’est pas renié, il a rompu ses attaches à une tradition et une autorité particulières. Eric Weil a écrit que la seule tradition occidentale, méditerranéenne autant qu’européenne, est celle du changement, celle de la discussion logique, propre à la pensée philosophique, “c’est la tradition qui ne se satisfait pas de la tradition”. Voilà pourquoi l’Église ne peut communiquer ses convictions rationnelles qu’en acceptant d’entrer dans le débat, de les mettre en débat.
Le magistère de l’Église catholique n’a pas la pratique du débat, il est au contraire habitué à décider seul et à imposer à ses fidèles par voie autoritaire ce qu’ils doivent penser et faire. Aussi cherche-t-il à influencer de préférence les autorités politiques de l’État pour qu’elles donnent force de loi aux solutions justes. Ce faisant, il oublie plusieurs choses. D’abord, que l’État est par définition autonome dans son ordre et ne saurait donc tolérer l’ingérence dans ses affaires d’une puissance étrangère. Ensuite, qu’il n’a pas la charge de définir le bien et le mal ni de conduire les citoyens à un salut spirituel, mais d’assurer la cohésion de la nation, de procurer aux individus les biens temporels auxquels ils aspirent sans nuire à d’autres intérêts, de protéger la liberté du plus grand nombre, d’éliminer la violence. Enfin, l’État est souverain en sa qualité de représentant de la volonté générale de la nation, qui n’est ni universelle ni uniforme ; il n’édicte ses lois, le plus souvent, que par le consentement du plus grand nombre et sous forme de compromis entre positions contraires. L’Église ne peut donc espérer agir sur l’État qu’en passant par le débat public. Le débat public sur les valeurs éthiques, qui est de nature philosophique et à finalité politique, ne doit pas être tranché par des principes métaphysiques ni des convictions privées, mais conduit sous mode démocratique, car il n’a pas pour but d’aboutir à une vérité censée être la vérité unique, absolue et universelle, mais de réaliser, par un enchaînement d’argumentations cohérentes, le consensus social le plus large possible entre les partenaires du débat. L’éthique de la décision, enseigne Jürgen Habermas, résulte de l’éthique de la discussion, du respect des règles et procédures d’un débat construit par un échange de raisonnements, car la raison est de nature dialogale, et le discours éthique doit suivre une logique procédurale (voir Jean-Marc Ferry). – On peut souhaiter que les Églises et les religions entrent dans ce débat pour l’enrichir par l’apport de leurs convictions et traditions. Mais elles n’y seront admises qu’à la condition d’accepter les règles requises par nos mentalités démocratiques. Y sont-elles prêtes ? Il est permis d’en douter, quant aux autorités religieuses elles-mêmes. Aussi la place de la religion dans le débat public me paraît être plutôt du ressort de la théologie, comprise comme libre recherche de l’intelligence de la foi. Ce sera le dernier point de ma réflexion, par mode de conclusion.
(2) Théologie en dialogue
Pour entrer elle-même dans le débat éthique public, la théologie a besoin d’apprendre à suivre le chemin du dialogue sur lequel la précède la philosophie de notre temps. Elle ne doit pas se considérer comme le simple porte-voix de l’autorité religieuse, ni comme la profération définitive de vérités absolues et immuables, mais comme la voix d’une foi en recherche de sa propre vérité vers laquelle l’Esprit Saint la conduit (Jean 16,13). Elle ne peut aller à la vérité, elle ne peut la comprendre et la dire de façon compréhensible qu’en usant de la raison, une raison qui appartient communément à tous les hommes et qui se fait dans le temps. La théologie est une science ; comme toute science, elle a ses sources, ses principes, ses méthodes, son langage, son histoire, ses procédures de validation propres, et tout cela s’apprend et s’acquiert. La culture sécularisée de notre temps n’y change rien. Mais la théologie ne peut espérer se faire entendre de cette culture que si elle accepte d’entrer en dialogue avec la raison laïque de notre société, – laïque, en ce sens que la raison tire d’elle-même et d’aucune autorité étrangère les règles de construction de son discours. Pour être accréditée comme partenaire crédible et actif du débat éthique public, la théologie devra parler un langage régulé par la même logique. Elle sera alors autorisée à y diffuser la pensée chrétienne, sans tomber dans la religiosité ni le dogmatisme, elle ajoutera au débat cette part d’esprit et de coeur, ce souffle de liberté et de gratuité, cet élan d’idéalisme qui manque cruellement à la pensée laïque, quand elle se réduit à un pur rationalisme, cet héritage abâtardi des Lumières, ainsi que le notait Edmund Husserl. Elle ne tiendra pas pour autant un double langage, différent à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église, car la vérité morale, même inspirée par la foi, ne saurait être différente sur tous les points où elle se veut raisonnable de part en part ; et si elle s’avère différente ici et là, il appartiendra d’en trancher, par principe, aux seules procédures du discours rationnel : il devrait en être ainsi au-dedans comme au-dehors de la sphère religieuse. Le théologien qui écoute les fidèles leur entendra souvent tenir, sur des questions morales, les mêmes propos, les mêmes hésitations et interrogations, les mêmes suspicions à l’égard du discours des autorités religieuses, que des gens qui se disent incroyants ou sans appartenance ecclésiale. Il en est ainsi parce que ces fidèles communient à la rationalité de leur temps. – À une raison “sécularisée” ? Oui ; mais cela ne veut pas dire hostile ni même étrangère à la foi ; cela veut dire seulement en lien avec l’esprit du temps et la vie du monde.
Eric Weil disait que la philosophie est “la volonté de l’homme de se comprendre en son monde et de se réaliser dans une action transformatrice”. La théologie pourrait s’appliquer cette devise, en partie seulement certes, car elle ambitionne avant tout de comprendre l’homme dans la foi et de le réaliser dans l’ordre de la grâce, mais elle ne peut le comprendre en vérité ni travailler à réaliser ses destinées spirituelles, si elle ne le saisit pas dans la réalité de son monde. – Voilà de quelle façon la théologie se sent en moi interpellée par la laïcité et la sécularisation.
Joseph Moingt
Exposé délivré lors de la rencontre de mai 2008 du Réseau Européen Eglises et Libertés