De nos valeurs à nos résistances, par Michel Deheunynck
Nos associations n’ont pas toutes la même sensibilité, et chacun de vous se retrouvera sûrement plus sur certains points et moins sur d’autres. Nous ne prétendons pas être tous d’accord sur tout. Commençons néanmoins par quelques définitions parmi d’autres du terme « résistances » selon différents dictionnaires. Chacun, individuellement ou collectivement, retiendra celle qui lui parle le plus :
- Action de s’opposer à une force physique, morale ou envahissante ; à une agression, une contrainte, une oppression ;
- Capacité variable d’annuler ou de diminuer l’effet d’une force hostile ;
- Force morale qui consiste à faire contrepoids aux difficultés, aux épreuves de la vie ;
- Phénomène par lequel les organismes parviennent à supporter un agent qui leur est normalement défavorable (c’est l’exemple des bactéries qui résistent aux antibiotiques) ;
- Concept qui désigne le fait de ne pas être ouvert à une réalité extérieure ;
- Mouvement qui s’oppose à l’occupation par des forces envahissantes ;
- Refus d’accepter de subir les contraintes, violences ou vexations jugées insupportables, qui sont exercées par une autorité contre les libertés individuelles ou collectives.
Dans la Bible, j’ai relevé 15 fois les termes de résistance ou de résister : 4 fois dans l’Ancien Testament (Ezechiel, Daniel, Proverbes, II° Macchabées), 11 fois dans le Nouveau Testament (Matthieu, Luc, deux occurences dans Actes, I° Corinthiens, Hébreux, trois occurences dans Jacques, deux occurences dans I° Pierre).
Reprenons maintenant nos valeurs communes et les résistances qu’elles induisent, dans l’ordre dans lequel nous les avions dégagées il y a un an. Vous vous souvenez que la première de ces valeurs était :
NOTRE VOLONTE D’ETRE FIDELES AU MESSAGE DE L’EVANGILE
Mais quel est-il, ce message de l’Evangile ?
Il me semble que c’est d’abord un message qui nous révèle qu’en notre frère Jésus, Dieu est impliqué, compromis dans notre vie, individuelle ou collective. Il est au coude à coude avec nous. Il résiste avec nous.
Mais l’Evangile, c’est surtout un grand message de libération qui peut se décliner en différents points qui, chacun, engagent nos capacités de résistance :
- C’est un message émancipatoire, de résistance contre tout ce qui infantilise ;
- C’est un message réhabilitant, de résistance contre tout ce qui dégrade l’image de soi ;
- C’est un message décentralisant, de sortie des sanctuaires, d’ouverture sur des chemins de laïcité ;
- Et c’est un message d’universalisation : l’Amour de Dieu n’est pas réservé aux meilleurs, aux plus méritants, aux plus performants, aux plus « saints ». Il est pour tous.
Mais pour être pour tous, il doit être d’abord pour les derniers qui ont vocation évangélique à être les premiers… Oui, car si notre République, dans sa devise nationale, a une prétention égalitaire (qu’elle renie, comme on sait, dans les faits), l’Evangile, lui, est clairement inégalitaire puisque ce sont les derniers qui sont les premiers ! S’il nous appelle à la libération des opprimés, des exploités dans le contexte d’aujourd’hui, c’est parce que c’est aussi une façon de libérer leurs oppresseurs, leurs exploiteurs. La portée de ce message est donc universelle. Et puis, les paraboles de l’Evangile ne nous appellent pas à être des semeurs, à dire aux autres ce qu’ils doivent penser, ce qu’ils doivent faire, comment il faut aimer ; mais des moissonneurs, à reconnaître et valoriser ce que Dieu a semé chez eux, loin des dispositifs et des repères religieux, qui souvent font obstacle à cette portée universelle de l’Evangile et qui sont autant d’appels à nos résistances.
NOTRE PRIORITE A L’HUMAIN ET AUX CHEMINS D’HUMANISATION
Cela nous appelle d’abord à résister à tout ce qui, aujourd’hui, est survalorisé par rapport à l’humain : c’est bien sûr l’escalade du profit financier. Ce n’est pas la peine d’insister beaucoup, on voit bien aujourd’hui où cela nous mène… quand tout ce qui est construit sur les solidarités est cassé. J’y reviendrai.
C’est aussi un certain usage démesuré des nouvelles technologies qui fait que toute une partie de la vie s’organise désormais dans un monde virtuel, hors humanité : le MP3 sur les oreilles, et autour les autres n’existent plus ; plus besoin les uns des autres pour trouver son chemin, on a le GPS ; et avec la commande vocale, c’est à un objet que l’on parle ; etc.
Mais c’est ensuite résister à tout ce qui oublie que, dans l’humain lui-même, le plus important, c’est le cœur, les tripes, le fond de notre être individuel et collectif. Ce n’est pas l’apparence, ni les performances physiques, économiques, intellectuelles, vertueuses, militantes, même pour les bonnes causes.
Dans mon travail, en ZEP, je dis souvent à l’enfant en difficulté scolaire : tu vaux plus que tes notes ; à l’ado déviant et décrocheur : tu vaux autant que les premiers de la classe.
Et c’est encore résister à certains donneurs de leçons en humanité, telle l’Eglise qui s’obstine, dans ses positions bioéthiques, à réduire la définition de notre humanité à un simple agencement cellulaire initié dans un œuf, bien en deçà de toute capacité relationnelle, amoureuse, sexuée, solidaire qui seule peut définir pleinement la grandeur de l’humain, aussi handicapé biologique soit-il par ailleurs.
Et c’est aussi résister à tout ce qui prétend normaliser les modes de vie et d’expression de la pensée, de la foi, de l’amour. Et encore résister aux effets de modes, à l’identification à un modèle dominant, économique ou religieux. L’humain n’est ni une variable d’ajustement comme dans l’économie, ni un instrument communautariste comme dans la religion.
Les chemins d’humanisation, ce sont les chemins de la réalisation de chacun. Non par individualisme, bien sûr, mais parce que c’est la différence de chacun qui lui permet d’être contributif à la solidarité de l’ensemble. Et, inversement, seul un monde solidaire peut permettre à chacun d’être vraiment lui-même.
De quoi résister contre bien des stratégies de formatage !
NOTRE IMPERATIF DE DIALOGUE ET DE DEBAT
Là, nos résistances s’opèrent souvent au-dedans de nous. Parce que cela suppose d’admettre que la vérité n’appartient à personne, qu’elle est à recevoir les uns des autres. Cela nous démarque déjà de l’institution ecclésiale qui se croit détentrice de la vérité et se positionne souvent en donneuse de leçons, comme dans l’exemple précédent.
Mais sur nos parvis, ce n’est pas forcément si simple. Face à tout ce qui ne va pas, dans la société et dans l’Eglise, nos formes de résistance peuvent être différentes. Ainsi, parmi nous, certains se révèlent plus réformateurs, d’autres plus radicaux, par exemple devant la crise actuelle du capitalisme. Mais on pourrait s’entendre pour dire que lorsqu’un système, dans son fonctionnement, semble injuste, inhumain, alors il faut le rendre plus juste, plus humain, l’humaniser. Mais si ce système, dans sa logique même, est pervers, alors il faut le combattre ! Et, pour être plus constructif, lui substituer un autre mode de rapports humains. De quoi mobiliser nos résistances actives…
Autre exemple de débat sur le parvis : certains parmi nous participent d’une façon critique à l’Eglise instituée. D’autres n’y sont pas, n’y sont plus ou ne veulent même plus s’en préoccuper. Certains ne veulent plus de prêtres ; d’autres qu’il y ait des femmes prêtres… on peut aspirer à une Eglise décléricalisée, mais se dire que, tant qu’il y a des prêtres, il est inadmissible que ce ne soient que des mecs. On peut très bien penser que le mariage ne doit plus être normatif pour une vie de couple, mais aussi que, tant qu’il existe, il ne doive plus être réservé aux hétéros.
Résister ensemble ne consiste surtout pas à renoncer à nos différences. Nous réunir, partager, débattre, avec nos différences, c’est déjà une forme de résistance contre l’individualisme. Confronter nos utopies, c’est déjà une forme de résistance contre le fatalisme. Nous organiser sur le parvis, à la marge des lieux convenus pour ça, c’est déjà une forme de résistance contre le conformisme institué. Là encore, notre atypie est une forme de résistance contre tout ce qui se veut normatif.
SOLIDARITE, FRATERNITE
Qu’il s’agisse de solidarité ou de fraternité, on est là dans le cadre d’une relation de parité, ce qui est à l’opposé, à la fois, de la compétitivité, bien sûr, mais aussi de la générosité, de la charité qui sont, l’une comme l’autre, des rapports de disparité qui ne font qu’entretenir et cautionner les inégalités.
A l’opposé aussi de toutes les tentatives pour fragiliser, casser les solidarités :
- La casse des solidarités instituées, celles qui sont, par exemple, à la base du principe de la sécu. Peu à peu, on ne cotise plus pour ceux qui ont plus de besoins et moins de moyens que soi, mais chacun pour soi-même.
- La casse des solidarités vécues et toutes les manœuvres de division : les salariés du secteur marchand contre ceux du service public ; les usagers contre les syndiqués ; les parents contre les enseignants ; ceux qui se lèvent tôt contre ceux qui se couchent tard ; les bons immigrés contre les «pas bons» ; les associations qui les soutiennent les unes contre les autres, etc.
En mécanique, on dit que deux pièces sont solidaires lorsqu’elles bougent ensemble. Ceux et celles dont nous sommes solidaires sur les parvis ou ailleurs, nous font bouger avec eux. L’effet de la solidarité n’est pas seulement que leur vie change, mais que la nôtre change aussi. C’est donc bien une relation de parité.
Un exemple de nouvelle forme de solidarité que nous avons expérimentée cette année : les cercles de silence en soutien aux sans papiers, auxquels nombre d’entre nous et de nos associations ont participé activement, et qui se sont rapidement développés dans tout le pays. De même pour l’emploi, le droit du travail, la santé, l’école, le logement…Que d’actions collectives, de solidarités vécues et de résistances mises en œuvre !
Plus largement, notre sens évangélique de la solidarité nous porte vers les exclus, les perdants, les marginaux, les mis de côté, les oubliés. Cette expression de notre solidarité, dans son caractère de parité, est d’autant plus authentique que nous sommes nous-mêmes sur nos parvis, en marge, mal reconnus, mal aimés, laissés pour compte… par une institution ecclésiale qui destitue Jacques Gaillot mais canonise Ballaguer ; qui sanctionne les prophètes des peuples révoltés mais béatifie les franquistes ; qui met à genoux ceux que notre frère Jésus a mis debout ; qui fait faire marche arrière aux croyants que l’Evangile fait aller de l’avant… Contre tout cela nous résistons !
Certains d’entre nous, certaines de nos associations, engagent plus leur solidarité sur le terrain social ; d’autres plus sur le terrain ecclésial. Mais c’est la même volonté de résistance qui nous anime face à une société économique et face à une institution religieuse qui, l’une comme l’autre, génèrent tant d’exclus.
Dans la solidarité avec ces exclus, c’est là que s’exprime notre capacité de résistance. Et c’est ce même esprit de résistance qui nous permet aussi de rester solidaires entre nous, malgré nos différences.
RECHERCHE SPIRITUELLE, RECHERCHE DE SENS
Là sont en jeu nos résistances intérieures, parfois même entre des influences diverses qui peuvent nous traverser. C’est aussi là que nous résistons en revendiquant notre liberté dans notre façon de penser, de croire, d’aimer… Aussi je ne me permettrai pas d’en faire une synthèse dans laquelle nous devrions tous nous retrouver. Je dirai seulement que dans la recherche de soi-même et du sens de la vie, notre rapprochement sur le parvis fait que nos résistances deviennent collectives et porteuses de lien social. Nous recherchons et nous donnons une dimension collective à notre existence, à notre espérance, à nos utopies et à nos combats.
Pour ma part, je vois là le sens majeur de chacune de nos vies : qu’elle fasse grandir les autres. Cela suppose de résister à la fois à tout ce qui accrédite l’idée que réussir sa vie, c’est soit gagner plus que les autres comme le prétendent les financiers, soit être meilleur et plus méritant qu’eux comme le soutiennent les bien-pensants de la religion.
Je vous livre un petit passage de l’Evangile qu’on ne reprend pas souvent ou qu’on lit trop vite. C’est au chapitre 10 de Matthieu :
Qui accueille un prophète comme prophète sera reconnu comme prophète ; qui accueille un juste comme juste sera reconnu comme juste.
Ce n’est donc pas notre valeur propre qui nous juge, mais la valeur que nous reconnaissons chez les autres. Ce n’est donc pas notre propre avancée dans la vie qui compte mais celle que nous permettons aux autres de faire.
Notre parvis est le lieu de cette interaction mutuelle, de ce chemin que nous nous permettons les uns aux autres de faire, non seulement dans nos vies, mais chacun dans la profondeur de lui-même.
Enfin, chercher le sens, c’est aussi résister aux moyens qui se prennent pour des buts : l’argent qui travaille pour lui-même au lieu de travailler pour les échanges et la création ; l’Eglise qui s’annonce elle-même au lieu d’annoncer l’Evangile ; etc.
*
En conclusion, je me permets un petit jeu de mot : en électricité, l’unité de résistance, c’est l’ohm. Chez nous, ce n’est pas seulement l’homme, mais aussi la femme, les hommes, les femmes, les peuples, tous ceux pour qui les libertés à conquérir sont d’abord des libertés collectives qui font grandir les autres et nous font grandir avec eux.
Intervention de Michel Deheunynck prononcée le 29 novembre 2008 lors de l’Assemblée générale de la Fédération Réseaux des Parvis à Saint-Jacut (Bretagne).