Xavier Plassat, Frère des autres, par Jean-Pierre Tuquoi
Installé au Brésil depuis près de vingt ans, le dominicain se bat pour améliorer le sort des paysans sans terre et des journaliers. Il vient de recevoir le prix national des droits de l’homme.
Une maison monacale. L’expression vient spontanément à l’esprit en voyant les murs nus blanchis à la chaux, les étagères faites de briques et de planches de bois, la cuisine qui n’en est pas une, la machine à laver manuelle… En l’occurrence, le rapprochement n’est pas usurpé : c’est un moine, un dominicain de 59 ans, Xavier Plassat, qui habite cette bâtisse sommaire à Araguaina, une petite ville brésilienne de l’Etat de Tocantins, dans le centre du pays, à la lisière de l’Amazonie.
Le frère Plassat est un cas. Il y a vingt ans, déjà entré dans les ordres, ce fils de bonne famille catholique, bardé de diplômes, rompait les amarres et quittait la France, son pays natal, pour une vie “austère mais épanouissante” au service d’une cause : celle des paysans sans terre et des journaliers rivés à un grand domaine agricole, ceux que l’on appelle pudiquement au Brésil les travailleurs esclaves. “J’aime m’engager dans les luttes du siècle, prendre position, dit-il. Il faut savoir subvertir l’ordre établi. Et aider les sans-voix à parler d’égal à égal avec les puissants.”
Pourquoi le Brésil ? L’itinéraire du dominicain renvoie à une page sombre de l’histoire du pays, lorsqu’il était sous la botte des militaires qui persécutaient les opposants. Parmi eux, justement, un autre dominicain, Tito de Alencar, qui, après des mois de torture, trouva refuge en France où, jamais remis des persécutions subies, il se suicida en 1974, à l’âge de 28 ans. C’est en organisant le retour de la dépouille de celui qui était devenu un ami proche que Xavier Plassat fit la connaissance de son futur pays d’adoption.
Les temps ont changé depuis, mais dans cette partie du Brésil – de la taille de la moitié de la France – le frère Plassat est en terre de mission. Couverte d’une savane arborée, la région vit comme on vivait naguère au Far West. Les fermes, dont chacune couvre des milliers d’hectares, sont les points de repère d’un paysage sans relief, les troupeaux de vaches – le principal produit d’exportation – l’étalon de la richesse. Le respect de la loi est une notion toute relative. Les propriétaires terriens sont les seigneurs. Et les paysans, une main-d’oeuvre taillable et corvéable à merci. Ils travaillent dur pour gagner l’équivalent de 7 ou 8 euros par jour. Leur rêve se résume à pouvoir exploiter, un jour, un lopin de terre pris forcément aux latifundistes.
Le religieux est leur allié. Qu’il s’agisse d’alerter l’administration fédérale contre l’exploitation d’une main-d’oeuvre inorganisée ou de réclamer l’application de la réforme agraire. Le dominicain est là, à leurs côtés, comme naguère Bartolomé de Las Casas, l’aumônier des conquistadors le fut, au XVIe siècle, en prenant la défense des Indiens d’Amérique. “C’est l’un de mes inspirateurs. Il appartenait, lui aussi, à l’ordre des dominicains”, souligne Xavier Plassat, vêtu d’un tee-shirt qui célèbre “l’alliance entre les travailleurs de la terre et les étudiants”.
A la mi-décembre, le dominicain s’est vu décerner par la présidence de la République le Prix national des droits de l’homme. Quelques semaines auparavant, c’est une ONG américaine, Free the slaves (“libérez les esclaves”), qui récompensait l’organisation animée par Xavier Plassat, la Commission pastorale de la terre (CPT), pour son travail.
“Les prix, ça protège. C’est aussi fait pour ça”, commente le religieux. La remarque n’est pas anodine. A quelques centaines de kilomètres de là, un autre dominicain, Henri Burin des Roziers, lui aussi défenseur des laissés-pour-compte du développement, vit nuit et jour sous la protection de la police. En 2005, une religieuse américaine, membre active de la CPT, Dorothy Stang, était assassinée par deux tueurs à gages dans cette même région. C’est à sa mémoire que la Commission pastorale a dédié le prix reçu de l’ONG américaine.
Malgré les prix et le début de notoriété qui les accompagne, Xavier Plassat reste un rebelle. C’était déjà vrai en France, dans les années 1970, lorsque, jeune dominicain, il avait refusé d’aller jusqu’au bout des études qui auraient fait de lui un prêtre. “Etre prêtre ou l’ultime diplôme. C’est une vision de l’Eglise à laquelle je ne pouvais pas adhérer. J’avais un blocage politique, ou théologique. Du coup, je suis resté ce qu’on appelle un frère convers. Ce n’est pas très fréquent. En France, on les considère comme pas très intelligents”, explique avec gourmandise l’homme, sorti de Sciences Po, titulaire d’une licence de sciences économiques et d’un diplôme d’expertise comptable.
Quarante ans plus tard, il continue à contester l’ordre établi. Lorsqu’il parle de Lula, le chef d’Etat brésilien – qu’il a salué à l’occasion de la remise du Prix national des droits de l’homme -, c’est sans aménité particulière. S’il reconnaît au dirigeant la volonté politique de lutter contre l’esclavage moderne, Xavier Plassat se dit sans illusions sur les options fondamentales du gouvernement. “Il n’y a pas de remise en cause du modèle de développement”, dit-il, installé dans son bureau qu’orne une affiche du Che.
Le religieux, qui se retrouve dans la théologie de la libération née à fin des années 1960, est autrement plus sévère lorsqu’il parle de l’Eglise officielle et de ses responsables locaux. Il lui reproche d’être rentrée dans le rang, de défendre les riches et d’oublier les pauvres. “Elle n’a plus de message, sauf celui d’une obéissance à des règles critiquables.” Il relève que, depuis des années, Rome n’envoie plus dans cette région que des évêques dont le principal souci est de ne surtout pas faire de bruit. “On a une Eglise qui veut “faire du sacrement” pour contrecarrer le développement des pentecôtistes. Je me sens de plus en plus mal à l’aise.”
Le désamour finira-t-il par un divorce ? “Non, assure l’une de ses amies françaises, Dominique Marcon. Mais c’est un homme de conviction. Il veut que les choses avancent. C’est en le côtoyant, avant son départ pour le Brésil, que j’ai compris ce qu’était un religieux engagé dans le siècle.” S’il n’y a pas de séparation en vue, l’éloignement est réel.
L’Eglise officielle se tient à l’écart d’une Commission pastorale de la terre jugée sulfureuse, qu’elle a pourtant portée sur les fonts baptismaux dans les années 1970, à l’époque de la dictature. “Aujourd’hui, constate le dominicain, on a de plus en plus de mal à se faire reconnaître comme institution rattachée à l’Eglise. Nous ne sommes plus invités à l’assemblée pastorale diocésaine. On nous considère comme une ONG laïque.”
Tenue en lisière, la Commission pastorale de la terre a de plus en plus de mal à boucler son budget, pourtant serré. Des associations de coopération de l’Europe du Nord versent un peu d’argent, mais pas assez. La CPT vit à l’économie.
PARCOURS de Xavier Plassat
1950 : Naissance à Roost-Warendin, près de Douai (Nord).
1970 : Diplômé de Sciences Po Paris.
1971 : Entre dans l’ordre des dominicains.
1983 : Premier séjour au Brésil où il s’installe en 1989.
1997 : Début de la campagne contre le travail esclave.
2008 : Reçoit au Brésil le Prix national des droits de l’homme.
Source : Le Monde, Article paru dans l’édition du 30 décembre 2008