Dans son livre Les Catholiques, paru le 15 avril 2008 chez Grasset,  le journaliste du Monde Henri Tincq explore la planète catho. Et dresse un inventaire très complet de ses «tribus». En voici des extraits.
1 – Les «observants»
C’est la force tranquille du catholicisme, Ă la fois troupeau docile et vivier dans lequel puisent Ă l’occasion les paroisses, les mouvements militants, les services d’Eglise (catĂ©chèse) pour leur fonctionnement. Appelons […] observants ces fidèles, pratiquants rĂ©guliers du dimanche, ou ceux qui, moins assidus, pratiquants occasionnels, rĂ©pondent prĂ©sent aux rendez-vous du calendrier, les fĂŞtes de NoĂ«l, de Pâques, de l’Assomption, de la Toussaint, etc. […] Elle est lĂ , la grande masse des catholiques de tradition, mais non traditionalistes, ouverts, capables d’admettre que la foi, la pratique doivent Ă©voluer avec le temps. Ceux qui ont acceptĂ© et tolĂ©rĂ© les mutations de leur Eglise au tournant des annĂ©es 1960. Ceux qui s’inquiètent de la diminution du nombre de prĂŞtres, de la fragilitĂ© de l’institution, mais qui suivent, plus ou moins de bon grĂ©, les changements d’habitudes qui leur sont proposĂ©s. […]
Ils sont impossibles Ă chiffrer – en progression ou en diminution selon les pays et les continents.
2 – Les «fantassins»
Les catholiques fantassins n’ont pas d’Ă©tats d’âme. Leur foi est d’une pièce. Elle est leur vie, leur honneur, leur combat, leur bonheur. Au xixe siècle, ils auraient Ă©tĂ© zelanti, ne voulant connaĂ®tre de l’Eglise que sa puissance, son autoritĂ©, sa tradition, ne comprenant que le langage de la dĂ©votion et de la subordination, n’ayant de rĂ©fĂ©rence qu’Ă une papautĂ© visible, rayonnante, centralisatrice. Leurs certitudes dogmatiques et morales, leur conception d’une Eglise hiĂ©rarchisĂ©e jusqu’en haut, le besoin qu’ils ont de dĂ©cliner Ă tout bout de champ leur identitĂ© de catholique les rapprochent de la famille traditionaliste. Il y a toutefois entre elles plus qu’une feuille de papier Ă cigarettes. Les fantassins se distinguent des tradi par une obĂ©issance quasi militaire au pape et aux enseignements du dernier concile, un concile selon l’interprĂ©tation la moins fantaisiste.
[…] Ils ont le vent en poupe. On les rencontre dans des organisations structurĂ©es, dans des associations ou communautĂ©s rĂ©gies par des règles de vie stricte […] [tels que] la prĂ©lature de l’Opus Dei, la congrĂ©gation des LĂ©gionnaires du Christ, le Chemin nĂ©ocatĂ©chumĂ©nal, les laĂŻques italiens de Comunione e liberazione ou les Frères de la communautĂ© de Saint-Jean, d’origine française. […]
Ces fantassins rĂŞvent non pas d’une nouvelle chrĂ©tientĂ©, mais d’une contre-sociĂ©tĂ© moderne, passant par des reconquĂŞtes de pouvoir et d’influence dans les milieux politiques, dans les Ă©coles et universitĂ©s. Ils sont l’avant-garde d’une «évangĂ©lisation nouvelle» du monde qui ne craint pas de s’afficher. Loin de la gĂ©nĂ©ration militante qui les a prĂ©cĂ©dĂ©s, active dans les partis et mouvements sociaux existants, ces nouveaux groupes investissent, Ă l’instar de ce que fit Jean-Paul II, dans la communication et l’image. […]
On dit d’eux qu’ils seraient des jĂ©suites du xxie siècle : mĂŞme soumission au pape, mĂŞme radicalisme dans l’engagement, mĂŞme folie Ă©vangĂ©lisatrice, mĂŞme recrutement dans les bons milieux – classes moyennes, cercles influents dont les plus jeunes et brillants Ă©lĂ©ments sont dirigĂ©s vers des collèges d’Ă©lite. […] Sans doute ne prĂŞte-t-on qu’aux riches, mais on les dit aussi infiltrĂ©s Ă tous les Ă©tages des palais du Vatican.
3 – Les «traditionalistes»
Chez les catholiques traditionalistes, l’horloge du temps s’est comme arrĂŞtĂ©e. La Rome qu’ils vĂ©nèrent est celle du xixe siècle, montagne d’arrogance et d’intransigeance dressĂ©e contre les idĂ©es rĂ©volutionnaires, bastion du dogme le plus conservateur opposĂ© au rationalisme du temps, citadelle de la seule foi lĂ©gitime, la foi catholique, Ă©levĂ©e contre les aventures du monde moderne. […] La liturgie Ă l’ancienne est le centre de la vie de ces catholiques traditionalistes. […] [Ils] sont les adversaires les plus rĂ©solus de Vatican II. C’est au cours de ce concile que Mgr Marcel Lefebvre (1905-1991) donna le signal de la rĂ©bellion, avec la minoritĂ© ultraconservatrice de cette assemblĂ©e. […]
Il existe un paradoxe «tradi» dans la planète catholique. Cette «famille» est peu nombreuse, marginale, Ă©parpillĂ©e en France, en Allemagne, en Suisse, un peu en Argentine et au BrĂ©sil, aux Etats-Unis. Les estimations les plus favorables les situent Ă quelque 150 000 fidèles, soit une poussière Ă l’Ă©chelle du milliard de catholiques. La victoire posthume imaginĂ©e par Mgr Lefebvre et ses adeptes n’a pas eu lieu. […] Mais le mouvement lefebvriste n’est pas non plus devenu cette petite «secte» promise par ses ennemis Ă une mort Ă petit feu. […]
Les tradi sont donc au cĹ“ur de stratĂ©gies menĂ©es, avec plus ou moins de transparence et de succès, par le Vatican. Ils sont la cible d’un jeu, apparemment sans fin, d’attraction et de rĂ©pulsion dans des milieux catholiques qui n’ont pas digĂ©rĂ© tous les changements du dernier concile et pour qui les tradi incarnent une sorte de mauvaise conscience.
4 – Les «inspirĂ©s»
InspirĂ©s… par l’Esprit-Saint, cette force divine, promesse de vie nouvelle dont les Evangiles Ă©crivent qu’Ă l’image du vent «il souffle oĂą il veut. On ne sait pas d’oĂą il vient ni oĂą il va» (Jean 3, 8). On aurait pu les appeler par le nom plus souvent en usage de charismatiques (les charismes sont les dons et Ĺ“uvres de l’Esprit) ou de pentecĂ´tistes (mus par l’esprit de PentecĂ´te) ou, dans une mouvance protestante aujourd’hui grossissante, d’Ă©vangĂ©liques. On aurait pu aussi les dĂ©finir sous le nom, un peu passe-partout, de «communautĂ©s nouvelles» – mais toutes les communautĂ©s nouvelles ne sont pas charismatiques : certaines ont Ă©tĂ© recensĂ©es chez les fantassins. On en retrouvera d’autres dans la famille des nouveaux engagĂ©s.
Leurs Ă©tiquettes varient comme dans un jeu de piste. Leur mode d’organisation et de regroupement, leur stratĂ©gie ne sont pas non plus uniques. Ce qu’ils ont en commun, c’est leur foi fervente et quelque peu dĂ©bridĂ©e, leur zèle spirituel, leur frĂ©quentation assidue d’une Bible inspirĂ©e, le charisme reconnu Ă leur fondateur, appelĂ© le «berger» ou le «pasteur», Ă la fois directeur spirituel, exorciste et thĂ©rapeute; puis leur confiance un peu naĂŻve dans le merveilleux et le miraculeux, leur prosĂ©lytisme, la diversitĂ© de leurs engagements dans des groupes de prière, des rĂ©unions d’Ă©vangĂ©lisation, des actions humanitaires ou caritatives.
[…] Ces inspirĂ©s savourent un parfum de revanche. Ils sont devenus, dans le catholicisme mondial, une force de renouvellement et d’appoint, comme le courant pentecĂ´tiste dans le protestantisme. […] [En] France […] les neuf principales communautĂ©s, en raison de leur extension internationale, fĂ©dèrent, de manière plus ou moins lâche, quelque 100 000 «disciples». […] La pĂ©riode de grande floraison (annĂ©es 1970-1990) y est toutefois terminĂ©e.
5 – Les «engagĂ©s»
Ils sont curĂ©s de campagne ou aumĂ´niers de jeunes, missionnaires du bout du monde, aumĂ´niers de prison ou de lycĂ©e, accompagnateurs de malades Ă l’hĂ´pital, animateurs de «communautĂ©s de base» dans des bidonvilles, frères des campagnes ou des Ă©coles, etc. […] Ils se veulent fidèles au pape et Ă l’Eglise, mais cultivent une certaine indĂ©pendance – Ă la diffĂ©rence des fantassins, dĂ©jĂ nommĂ©s – veillent comme un trĂ©sor Ă leur libertĂ© d’action, de mouvement et de parole. Ils sont moins activistes, respectent la pluralitĂ© des voies d’annonce de l’Evangile et les procĂ©dures concertĂ©es de l’Eglise. Pour eux, l’annonce de la parole de Dieu ne peut pas ĂŞtre immĂ©diate et directe, Ă la manière des charismatiques. Elle passe par des mĂ©diations plus longues et plus discrètes : la rencontre des hommes, le tĂ©moignage personnel, la lecture d’un texte biblique, l’enseignement, la prĂ©dication, l’intelligence cultivĂ©e de la foi, le partage de la prière, la direction de conscience. […]
OrdonnĂ©s prĂŞtres, ils sont «incardinĂ©s» (inscrits) dans un diocèse: c’est le clergĂ© sĂ©culier. PrĂŞtres ou frères, ils peuvent faire partie d’un ordre ou d’une congrĂ©gation : c’est le clergĂ© rĂ©gulier, c’est-Ă -dire soumis Ă l’application de règles.
[…] Il faut aussi inscrire toutes les familles de «religieux ou religieuses apostoliques». «Religieux» est le terme gĂ©nĂ©rique. Ils sont franciscains, dominicains, jĂ©suites, salĂ©siens, assomptionnistes, eudistes, rĂ©demptoristes, frères des Ă©coles chrĂ©tiennes, petites sĹ“urs des pauvres, missionnaires de la charitĂ©, etc.»
[…] Le modèle traditionnel de la paroisse reposant sur le prĂŞtre, solitaire et autoritaire, et des fidèles muets a, depuis longtemps, disparu. […] L’une des grandes mutations des annĂ©es d’après concile est [la] prĂ©sence de laĂŻques – hommes et surtout femmes – permanents ou Ă temps partiel, formĂ©s et parfois salariĂ©s, dans la gestion des paroisses et des services d’Eglise, un certain nombre Ă©tant mĂŞme titulaires d’une lettre de mission de leur Ă©vĂŞque, prĂ©cisant leur responsabilitĂ©.
6 – Les «silencieux»
Ermites des dĂ©serts ou de la montagne, moines et moniales des villes et des campagnes, ils ont tout quittĂ© Ă la suite de JĂ©sus-Christ, acceptĂ© les disciplines les plus rudes de la vie communautaire ou de la solitude. On en a fini avec les pratiques de mortification plutĂ´t barbares – bains d’eau glacĂ©e, nuits sans sommeil, pauses les bras en croix – qui font encore partie de l’imagerie d’Epinal. Mais une litanie de mots justes dĂ©file Ă leur sujet: contemplation, renoncement, inutilitĂ© apparente, gratuitĂ©, beautĂ©, parole donnĂ©e, jamais reprise. Ils peuvent entrer jeunes au monastère, mais il y a aussi des vocations tardives, d’ouvriers ou d’ingĂ©nieurs, de fils de militaires ou d’agriculteurs.
7 – Les «zappeurs»
Les catholiques zappeurs ne voient guère d’avenir Ă l’institution stable et hiĂ©rarchisĂ©e qui, hier, rĂ©gulait les rapports sociaux. Alors ils se composent une religion « Ă la carte », voire flirtent avec d’autres traditions, le bouddhisme par exemple, dans lequel certains voient une rupture avec une discipline catholique jugĂ©e trop stricte, une autre manière de canaliser leurs Ă©motions, leurs Ă©nergies. Les zappeurs sont ceux qui prĂ©fèrent, au catholicisme d’obligation, des modes d’appartenance souples et fluides, partagent avec d’autres des expĂ©riences spirituelles ou des Ă©motions, frĂ©quentent des communautĂ©s d’ «élection». […] Ils revendiquent la libertĂ© de conscience comme premier critère de jugement. De mĂŞme qu’ils trient dans les obligations de pratique et les prescriptions morales, ils manifestent un dĂ©sengagement par rapport aux vĂ©ritĂ©s de foi proclamĂ©es par l’Eglise. Pour eux, croire Ă des dogmes comme la rĂ©surrection ou la dĂ©finition de JĂ©sus-Christ comme fils de Dieu ne va plus de soi.
8 – Les «rebelles»
Rebelles sera ici le mot gĂ©nĂ©rique pour dĂ©signer ceux qu’on appelle, selon les pays ou les Ă©poques, les « catholiques libĂ©raux » (au xixe siècle), les « cathos de gauche » (dans la France de l’après-guerre), les « progressistes » (AmĂ©rique latine), les catholiques « contestataires » ou « critiques » (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Suisse, Etats-Unis). Francs-tireurs, ils ont ceci de commun qu’au lieu de quitter l’Eglise, comme tant d’autres, sur la pointe des pieds, de « zapper » vers d’autres formes de pratiques ou de « flirter » avec d’autres traditions, c’est Ă l’intĂ©rieur de l’Eglise qu’ils entendent rester et militer pour hâter sa transformation. Combat dĂ©primant, tant ils savent qu’ils n’ont plus le vent en poupe comme dans les annĂ©es d’après concile, qu’ils sont identifiĂ©s aux combats d’hier et Ă des rĂ©formes «structurelles» de l’Eglise dont il est de bon ton de dire qu’elles n’intĂ©ressent plus du tout les jeunes gĂ©nĂ©rations de catholiques.
[…] Ce sont les nostalgiques […] des figures militantes de l’entre-deux-guerres en Europe qui voulaient sortir le catholicisme des ornières du clĂ©ricalisme. D’Ă©crivains comme Bernanos ou Mauriac, qui ont fait Ă©merger une littĂ©rature catholique qui n’a pas toujours Ă©tĂ© que clĂ©ricale ou bien-pensante. Des mouvements d’action catholique, qui ont formĂ© des gĂ©nĂ©rations de militants Ă l’heure de la RĂ©sistance et de la reconstruction de la France. […]
Solidaires des prĂŞtres-ouvriers, Ă qui Pie XII interdit, en 1954, d’exercer leur ministère. Des thĂ©ologiens de la libĂ©ration, assommĂ©s dans les annĂ©es 1980 par les oukases romains. Des Jacques Gaillot et autres Ă©vĂŞques qui ne se rĂ©signaient pas Ă ĂŞtre de simples exĂ©cutants de la politique romaine et ont Ă©tĂ© punis.
[…] Marginaux, ils se regroupent autour de journaux […] comme Golias, en France, ou dans des rĂ©seaux internationaux […]: Nous sommes aussi l’Eglise, RĂ©seau europĂ©en Eglises et libertĂ©s, Femmes et hommes en Eglise, ChrĂ©tiens et sida, etc. […] Leur crainte est celle d’un repli gĂ©nĂ©ral du catholicisme.
Auteur : Claire Chartier
Source : L’Express, 09/04/2008