Guadeloupe : la “pwofitasyon” ne passe plus
L’aiguille de la jauge continue à baisser et la station Total de Grand-Camp est fermée. La pompe Esso après le pont de la Gabarre aussi, comme celle de la Jaille. Pas plus de chance avec Texaco à Gosier, Vito à Moudong ou Wipco à Houelbourg. Rien au carrefour Blanchard. Il faut abandonner la voiture. Dans Pointe-à-Pitre et ses environs, depuis le début de la grève générale, le 20 janvier, trouver de l’essence devient assez sportif. Les loueurs proposent toujours des voitures, mais le réservoir est quasiment vide.
Mardi 3 février, une file d’automobilistes serpente le long de la nationale qui borde le quartier Anquetil, devant la seule station ouverte. Temps d’attente estimé, trois heures, par 29°C. Les “clims” ronronnent. Sur Radio Caraïbes international (RCI), Evelyne, une habitante de Saint-François, s’indigne. D’origine indienne, salariée du privé non gréviste, elle soutiendra “jusqu’au bout” le mouvement social engagé par le Liyannaj kont’ pwofitasyon (LKP), le Collectif contre l’exploitation, qui regroupe une cinquantaine d’organisations.
Mais elle a été menacée dans la file d’attente d’une station, par les gros bras de l’UGTG (Union générale des travailleurs de Guadeloupe), à l’origine du collectif, pour avoir laissé passer son patron, un “blanc-pays”. “J’ai eu honte. Ce n’est pas mon pays, ça. Réfléchissons à notre conscience. A notre identité“, lance-t-elle. Tout n’est pas à voir en noir et blanc.
” ICI, ON APPELLE ÇA “MANGER COCHON” “
L’ouverture et la fermeture des pompes obéissent à un jeu qui fluctue avec le rapport de forces entre le LKP, l’Etat et les patrons. Ce n’est pas un hasard si la pénurie d’essence se trouve au centre de la crise qui secoue la Guadeloupe. Les rois du pétrole cristallisent les frustrations contre la vie chère et contre la “pwofitasyon” qui pourrit la vie économique de l’île à tous les niveaux. “Ici, on appelle ça “manger cochon”. Il n’y a pas de morale, il n’y a que l’argent qui compte“, dit Bernard Duguet, un gérant de station-service.
Les pétroliers s’entendent entre eux, préfèrent payer une amende plutôt que de déposer leurs comptes annuels au greffe du tribunal. Alors qu’il existe une société de raffinage, la SARA (Société anonyme de raffinement des Antilles) dans laquelle Total est majoritaire, chacun des actionnaires importe directement pour son compte du pétrole déjà raffiné. Les instances européennes sont grugées de leurs taxes grâce à de faux bordereaux où “Sainte-Lucie” (Etat des Caraïbes membre du Commonwealth) se transforme en “Sainte-Luce” (commune française de la Martinique). Mais c’est bien à Sainte-Lucie que le pétrole est stocké en grande quantité, permettant de jouer sur les prix.
Les pétroliers font également payer aux gérants des stations-service l’essence dilatée par la chaleur, tout en acquittant eux-mêmes les taxes pour un liquide à 15° : ainsi, un camion de 10 000 litres en contient en réalité 9760. Cela représente pas mal de pleins, 240 litres d’essence en moins par camion. La facture sur 10 000 litres est pourtant payable par les gérants “au cul du camion“. Au bout de l’année, les profits sont colossaux.
Yves Jégo, le secrétaire d’Etat à l’outre-mer, a demandé une enquête sur la filière pétrolière. Le prérapport, dont Le Monde s’est procuré une copie, est atterrant. Signe que ce sujet cristallise les tensions : la seule mesure concrète annoncée lundi 9 février est la réduction du prix de l’essence de 6 centimes par litre.
Aux Antilles, la richesse tient en peu de mains. Notamment dans celles de ces grandes familles de békés, qui sont aujourd’hui sur la sellette. La diffusion du documentaire de Canal+ Les derniers maîtres de la Martinique, vendredi 6 février, a fait grand bruit, ici. Le quotidien France-Antilles y a consacré une page, le jour même. Le béké Alain Huyghes-Despointes y présente ses excuses “à tous ceux qui ont été ou qui pourraient être blessés lors de la diffusion de ce document“. Il dit qu’il a signé en 1998 une pétition reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité. Mais quelle déclaration peut effacer ses propos tenus devant la caméra ? : “Dans les familles métissées, les enfants sont de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie. Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous, on a voulu préserver la race.”
Jacques Bangou, le maire de Pointe-à-Pitre (Lapwent sur les panneaux), un Afro-Antillais qui a fait ses études de médecine à Bordeaux, analyse : “Les colons ont eu la canne, puis la grande distribution et le pétrole.” Cet homme de 57 ans à l’aspect juvénile, qui a succédé à son père, explique que l’implantation de la grande distribution a tué dans l’œuf la naissance d’une bourgeoisie moyenne issue du commerce. Dans une famille, on “réussit” quand on devient fonctionnaire, puisque le salaire est majoré de 40 %, pour prime de vie chère. Le président du CHU juge la période “passionnante“. Car le démantèlement des mécanismes post-coloniaux – l’organisation administrative et les secteurs-clés de l’économie sont toujours tenus par les Blancs – lui paraît aujourd’hui possible.
“C’EST HISTORIQUE CE QUI ARRIVE”
C’est à la Guadeloupe que se trouve le plus grand supermarché français, Carrefour à Destreland, qui appartient au groupe Hayot. Une vraie ville. Des incidents ont failli éclater, lors d’une brève réouverture, vendredi ; les manifestants ont traité de “faux frères” les clients qui s’y étaient rués pour se réapprovisionner.
Quelques réservoirs percés ou siphonnés, des incivilités ne peuvent occulter la liesse et le sentiment de libération qui parcourt l’île depuis trois semaines ; des milliers de Guadeloupéens dans les rues – l’équivalent de manifestations de 6 millions de personnes dans la métropole -, “chansons à nous” tout le jour, et, en signe de reconnaissance, un petit ruban rouge que l’on attache à l’antenne de sa voiture, aux passants de son jean, à son balcon.
La phrase qui court sur les trottoirs, que l’on se passe comme un sésame pour un avenir meilleur et répétée avec ferveur ? “C’est historique ce qui arrive.” Pour la vie quotidienne, on se débrouille, malgré les coupures de courant et les magasins fermés ; d’ailleurs, comme on dit, “Débouya, pas péché“. La nouvelle se répand comme la poudre : à Basse-Terre, dans un camion, on a 60 œufs pour 6 euros.
Au carrefour Bergevin, à l’entrée du port de fret et tout le long de la route, un marché de fruits et légumes a éclos, à des prix défiant toute concurrence. On peut même faire ses courses la nuit. En ville, devant les rideaux de fer, on a installé des tables, des chaises : on discute et on joue. “Il y a vingt ans, on aurait eu des morts. Il y a une vraie volonté de part et d’autre que la situation soit maîtrisée“, observe Bernard Carbon, un consultant installé depuis des années en Guadeloupe, appelé fréquemment à la rescousse pour résoudre les conflits sociaux.
Alex Lollia, un prof de philo militant à la CTU (Centrale des travailleurs unis), affiche un grand sourire : “Il y avait tellement longtemps que l’on attendait quelque chose qui ressemble à ça. C’est inimaginable ce qui se produit.” Pour lui, l’avenir tient maintenant en une question, au-delà du résultat des négociations avec le gouvernement : quel pouvoir pour résoudre durablement les revendications ?
Auteur : Béatrice Gurrey
Source : Le Monde, édition du 9 février 2009