“Darwin, l’évolution : il faut oublier la loi du plus fort”, par Pascal Picq
LCI.fr : Dans votre livre Darwin et l’évolution expliqués à nos petits-enfants (1), vous précisez qu’il n’y a pas une mais des théories de l’évolution. Quel est l’apport exact de Darwin ?
Pascal Picq : L’évolution d’abord, cela veut dire que les espèces ne sont pas fixes. Elles peuvent changer, disparaître, se modifier ou donner d’autres espèces. Avant que Darwin publie ses travaux, cette idée était déjà dans l’air du temps, en France notamment, chez Maupertuis, Buffon sans oublier Lamarck, qui propose la première théorie cohérente de l’évolution. Charles Darwin, lui, va apporter le mécanisme qui permet de comprendre pourquoi les espèces évoluent ; cela s’appelle la sélection naturelle.
LCI.fr : On associe souvent la sélection naturelle à la loi du plus fort. Or, selon vous, ce n’est pas exact…
P. P. : Ce sont les gens qui n’ont pas lu Darwin qui affirment ça. C’est la loi des imbéciles, si je peux me permettre ! La sélection naturelle repose sur trois faits scientifiquement prouvés : chez les espèces sexuées, tous les individus sont différents les uns des autres ; une partie des caractères sont héritables, c’est-à-dire transmis aux enfants ; si les espèces pouvaient se reproduire sans limite et bien, il y aurait des problèmes de saturation par rapport aux ressources.
Dans l’environnement, nous sommes confrontés à des facteurs auxquels nous devons répondre : nourriture, maladies, prédateurs, etc. De fait, certains individus auront par hasard – la précision est importante – des caractères qui les avantagent par exemple par rapport à un certain agent pathogène. Ceux qui ne l’ont pas, malheureusement disparaîtront. S’ils ne se sont pas reproduits, ils n’auront pas de descendance. Ceux qui sont avantagés par ce caractère, se reproduiront et le lègueront – s’il est héritable – à leur descendance.
Ce n’est donc pas l’individu qui évolue, c’est la population. Il faut oublier la loi du plus fort ou même du plus apte et ne pas oublier la part du hasard. Un exemple : vous êtes un super dinosaure, personne ne peut vous déboulonner et puis arrivent une météorite et le volcanisme…
LCI.fr : En quoi est-ce erroné de représenter l’évolution sous la forme de “l’échelle naturelle des espèces”, avec un poisson sortant de l’eau, puis un mammifère, un singe et enfin, un homme bien droit ?
P. P. : C’est une idée qui nous vient du fond de la pensée occidentale, dans laquelle l’homme représente évidemment la perfection. Il faut bien comprendre que la vie n’est que divergence. Il n’y a pas qu’une seule lignée même si une seule aboutit à nous.
LCI.fr : Quels sont les apports modernes à la théorie de Darwin ?
P. P. : Ce qui manquait à la théorie de Darwin, c’était d’où vient la variabilité des caractères. Et ce sera l’apport de la génétique, au XXe siècle. On est arrivé à décrypter le génome de l’homme, du chimpanzé et d’autres espèces. [Les chercheurs ont mieux intégré] le développement des individus – l’ontogénèse – dans le cadre d’une théorie de l’évolution [et se sont engagés dans le programme d’étude] de nos comportements sociaux et de nos capacités mentales, qui elles aussi sont variables. La théorie de l’évolution est tellement puissante qu’elle se renforce d’autres disciplines parfois plus anciennes, telle que la médecine.
LCI.fr : Le mouvement créationniste s’oppose à la théorie de l’évolution mais il existe plusieurs “courants” créationnistes…
P. P. : Pour les créationnistes fondamentalistes, le monde a été créé par Dieu et ils ne conçoivent aucune accommodation avec la théorie de l’évolution. Mais il y a aussi un courant plus subtil qui défend l’idée d’un “dessein intelligent” : la vie a été créée par Dieu puis elle a évolué selon des lois installées par le créateur, l’aboutissement de cette évolution étant évidemment l’homme. Le danger des thèses créationnistes, notamment aux Etats-Unis, c’est une atteinte à la laïcité mais aussi aux autres religions. Imaginez que je souhaite imposer l’apprentissage de la théorie de l’évolution au catéchisme ou dans les écoles coraniques ; nos amis croyants seraient scandalisés ! Et bien, c’est la même chose quand on veut imposer dans les classes de sciences une conception religieuse, et qui plus est non majoritaire au sein même de ces religions.
Et puis c’est intéressant de constater que lorsque les créationnistes purs et durs étaient aux affaires aux Etats-Unis et en Australie, les gouvernements de ces pays n’ont jamais ratifié Kyoto. Parce qu’ils n’en n’ont rien à faire de ce qui se passe sur la Terre, ce qui les intéresse, c’est leur salut ! D’autres conceptions assez naïves du dessein intelligent laissent croire que l’homme est tellement génial et intelligent qu’il arrivera à résoudre tous les problèmes !
LCI.fr : Le créationnisme représente-t-il une menace en France ?
P. P. : Il n’y a pas à ma connaissance de mouvement organisé. Je mets d’ailleurs en garde contre les amalgames : si certains professeurs de biologie sont confrontés au collège à des jeunes qui disent détenir une autre vérité tirée du Coran, il s’agit souvent d’initiatives individuelles, de jeunes qui n’ont peut-être pas bien lu le Coran et surtout n’ont pas lu Darwin. Cela relève plus de réactions identitaires. Il n’y a pas de tradition créationniste dans le monde musulman. A l’Université de Lyon des cours ont été interrompus par des étudiants créationnistes mais il ne s’agissait pas de musulmans.
Il y a de plus en plus de difficultés ; on reste donc vigilant : avec l’Education nationale, nous avons créé un très beau colloque qui s’appelle “Enseigner l’évolution” parce qu’on s’est aperçu que la plupart du temps, les enseignants, et ce n’est pas leur faute, ne connaissaient pas bien les mécanismes de l’évolution.
LCI.fr : La théorie de l’évolution permet de comprendre les phénomènes du passé mais a-t-elle un caractère prédictif ?
P. P. : On ne peut pas prévoir l’évolution mais ce que nous faisons aujourd’hui contraint le jeu des possibles. A partir du moment où nous portons atteinte à la biodiversité, où nous modifions l’environnement – ce sont toutes les problématiques du réchauffement climatique, de la démographie… -, cela va interférer avec notre évolution future. La théorie de l’évolution, c’est le rapport des espèces à leur environnement ; cela concerne aussi bien notre passé que notre présent et notre futur. Comprendre la théorie de l’évolution, c’est donc se donner de meilleurs moyens de participer au débat actuel sur ce que sera l’avenir de l’homme et de la biodiversité.
Pascal Picq est paléoanthropologue au Collège de France et spécialiste des hominidés.
(1) Pascal Picq, Darwin et l’évolution expliqués à nos petits enfants (Seuil), 156 pp., 8,50 euros. Sur le même thème, également disponible en poche, son ouvrage : Lucy et l’obscurantisme, aux éditions Odile Jacob.