Eloge de la rupture, par Jean-Marie Muller
Force est d’en convenir : le cours du monde charrie quantité d’iniquités et d’injustices. Pour le malheur des hommes. Cependant, dans nos sociétés privilégiées, les événements tragiques qui constituent la matière première de l’actualité et font la une des médias ne suscitent chez des citoyens(nes) que des émotions passagères et ne provoquent pas une véritable prise de conscience. Ils continuent de se blottir au sein de la majorité silencieuse où ils vivent d’accommodement, de résignation, d’habitude et d’obéissance. Un sentiment d’impuissance s’installe et prévaut. Face à l’inacceptable, ils ne s’insurgent pas, ils ne se révoltent pas. Ils acceptent. Ils obéissent. Certains clercs, qu’ils soient laïcs ou religieux, ces « intellectuels» qui sont en charge d’énoncer et d’enseigner les valeurs universelles qui donnent sens à l’existence et à l’histoire des hommes, déroulent des discours plats, lisses, sans prise sur l’actualité.
La pensée doit être dure, pour la simple raison que la dureté est la seule alternative à la mollesse. La marque de l’esprit est d’être dur. Seule la dureté permet à la pensée de n’être pas modelée par la pression de l’événement mais de lui résister. Ce qui caractérise en définitive les discours des clercs, c’est qu’ils n’opèrent ni ne préconisent aucune rupture avec le désordre du monde. Alors que l’exigence spirituelle qui fonde la sagesse appelle à la rupture. Seule une éthique politique de rupture peut permettre de faire face aux défis de l’histoire. La pensée juste est une dissidence. Souvent une désobéissance. Elle déconstruit les alibis offerts par les propagandes idéologiques qui servent à légitimer l’inhumain.
Les prophètes sont des hommes de rupture. Ils disent «non» et appellent à dire « non ». C’est en disant « non » à ce qui le nie que l’esprit affirme sa transcendance. Dans le même mouvement, ils disent «oui» aux aventures de l’esprit. Aujourd’hui, l’urgence est de rompre avec les idéologies qui incitent au meurtre de l’autre homme, le justifient et l’honorent. La violence a longtemps été le symbole de la rupture avec le désordre établi. Elle a été considérée comme l’arme des forts qui avaient le courage de risquer leur vie pour résister à l’injustice et défendre la liberté. Le moment est venu de comprendre que la violence est le facteur le plus puissant du désordre du monde.
Les prophètes n’écrivent pas de traités savants, ils ne construisent pas de théories inintelligibles. Ils ne se contentent pas de protester et de dénoncer en rappelant des principes généraux. Ils interviennent directement en osant une parole subversive sur la place publique pour faire face à l’événement. Ils s’engagent personnellement, physiquement, corporellement. Ils accusent les puissants, au grand scandale des bien-pensants. Ils entrent en conflit. En résistance. Leur parole devient action, action directe, désobéissance civile. Ils ne prédisent pas l’avenir. Ils l’inaugurent.
Auteur : Jean-Marie Muller, écrivain, porte-parole national du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN : www.non-violence.fr)
Source : La Croix, 24 février 2009
Dernier ouvrage paru : Dictionnaire de la non-violence (Éditions Le Relié Poche).