J’ai vu un peuple s’ébrouer… Nous n’avons jamais été aussi vivants, par Patrick Chamoiseau
Le mouvement social qui a bouleversé la Guadeloupe et la Martinique, et qui risque de s’étendre maintenant à la Réunion, est un phénomène auquel il faudrait se garder d’appliquer des “explications” – au sens d’enlever les plis, les ombres, d’offrir une saisie orgueilleuse.
Auprès des phénomènes naturels (éruptions, cyclones ou tremblements de terre), il faut s’habituer à l’idée qu’il existe des phénomènes humains de même amplitude, et qui relèvent d’une réalité omni-dimensionnelle, laquelle devrait d’abord nous initier à fixer l’impensable.
Pour seulement border l’intensité du phénomène, il aurait fallu émulsionner ensemble Marx, Foucault, Freud, Shakespeare, Lautréamont, Gorz, Char, Segalen, Deleuze, Héraclite, Morin, Glissant, Césaire, Fanon… Y précipiter des plasticiens, des musiciens et la plupart des grands jazzmen… On comprend qu’avec un tel appareillage, on ne soit plus dans l’illusion explicative et qu’on tente d’aborder aux rives salubres du poétique… C’est ce que j’ai fait en m’aventurant quelquefois dans les manifestations de Fort-de-France, de jour comme de nuit, jusqu’à être frappé d’une évidence : nous n’avons jamais été aussi vivants. Jamais eu autant envie de parler, d’échanger, de repenser notre existence, de resonger le monde, de manger et de boire autrement…
Il y avait bien sûr la peur d’un inconnu, les rancoeurs et leur cortège d’imprécations, mais, balayant cette écume, un ouélélé de renaissances emmêlait les âges, les sexes, races, classes, secteurs, casiers et autres catégories pour sociologite aiguë… Et c’était paradoxal de voir un ordre économique et politique brusquement pétrifié ; les zones industrielles et les temples de la consommation interdits et éteints ; une trâlée d’institutions évidées, immobiles, et cet ensemble autrefois essentiel servant d’écrin à quoi ? A un plus de vie et de passion. Comme un cimetière qui soudain se révèle sous l’irruption d’une jouvence de biodiversité. J’ai vu un peuple s’ébrouer… Comment alors ne pas comprendre que nous n’étions pas en face d’une “crise-pouvoir-d’achat-vie-chère” qui demandait qu’on la résolve, mais que nous allions vers ces tressaillements obscurs qui peuvent ouvrir à mutation ou à métamorphose.
En ces temps où l’économie est devenue une religion sectaire, où le pouvoir d’achat télécommande notre âme, où le sens de notre vie a sombré dans la consommation, où le Caddie se remplit de nos pulsions et de nos compulsions plus que de nos désirs, il n’est peut-être pas surprenant qu’un tel phénomène ait trouvé comme détonateur la force syndicale.
Cette dernière s’est vue brusquement habitée par quelque chose qui la dépassait, qui dépassait les politiques en place et leurs pseudo- pouvoirs, et qui excédait les revendications innumérables d’une plate-forme gigantesque. Un phénomène en irruption dans l’ordre d’un monde qui n’était déjà plus le sien. C’est pourquoi les patrons du Medef ont cru se retrouver en face d’un délire généralisé, sans comprendre que le délire le plus actif était le leur – celui d’une liturgie économique soumise au verset du profit-à-tout-prix.
C’est vrai qu’un phénomène comme celui-là déclenche désordres et incertitudes. Des rigidités se précisent et tremblotent, tandis que des virtualités étonnantes se révèlent. Des différences s’opposent et font musique, tandis que des complémentarités deviennent conflictuelles ou accèdent à de fébriles émulations.
Mais un cataclysme est d’autant plus redoutable que le système dans lequel il se produit est archaïque, en ce sens qu’il manque de complexité, donc d’adaptabilité. Ce que l’on appelle DOM-TOM (quelle honte !) sont des archaïsmes coloniaux fossilisés par le postulat absurde que l’idée républicaine, la sécurité nationale, ne peuvent se préserver ici que dans une complicité plus ou moins active, plus ou moins passive, avec les survivances coloniales.
D’autant que ces “survivances” ont trouvé dans la religion de l’économique un milieu où fructifier en dépit de toute Raison. Economie monolithique basée sur le tout-profit. Mentalités unanimes autour de la profitation à tous les étages. Le tout administré par un “esprit colonial” incapable de concevoir entre la République et ses ultimes colonies une relation autre que la sujétion assistée ou la menace de rupture méprisante.
Un tel système (DOM) se doit de disparaître en rejoignant le réel – j’allais dire le Vivant, et donc en accédant à la souplesse, ce qui revient à augmenter comme dans une mutation son coefficient de complexité. L’irruption du monde en nous déclasse plein d’impossibles. Les figures archaïques et simplettes ne peuvent se maintenir quand la fluidité des consciences va désormais hors des systèmes, et devient de ce fait imprévisible, imprédictible. Au coeur d’un tel biotope, ce Tout-Monde, seule la complexité des conceptions et des fondamentaux offre une chance d’épanouissement.
Ce qui s’est produit chez nous, et qui (compte tenu de l’arrogance capitaliste) peut se produire partout, n’a affecté qu’un brouillard d’archaïsmes qui persistent dans notre rapport à la France, et dans notre rapport à nous-mêmes. Ce qui va s’effondrer et peut-être disparaître dans les semaines qui viennent, vivait de cela, profitait avec cela. Si on conserve le paradigme ancien, on aura l’impression qu’un désastre s’est produit, et on va tenter de colmater l’urgence en introduisant de nouvelles rigidités, voire d’autres archaïsmes.
Mais si on délaisse résolument ce cadre, on éprouvera le sentiment d’abord d’un nettoyage, ensuite d’un renouveau, et on vivra la profusion inattendue des émergences. Laissons mourir ces sous-pays anciens ! Il nous faut revenir à la vie, à la souplesse, à l’adaptabilité, à l’ouverture, à des principes supérieurs de redéfinitions et de réorganisation qui soient compatibles avec nos possibles.
Et ce retour à la vie ne peut se tenir dans des obsessions de statuts juridiques, des rafistolages de gouvernance, l’enclos de la commission Balladur, et surtout pas le corset prépensé des articles 72, 73, 74 de la Constitution française. Il nous faut une reformulation imaginante nourrie de l’identification des valeurs et des symboles que l’on partage.
Dans son illisible, le souffle de ce phénomène hélait la liberté, le désir de faire peuple, d’être reconnu comme tel, ce qui ne suppose nullement une logique binaire de séparation ou de rupture. Je suis indépendantiste mais je sais que la seule déclaration qui vaille dans ce XXIe siècle, c’est non pas une “Déclaration d’indépendance”, mais bien un “Woulo à l’interdépendance !” : interdépendance avec la Caraïbe, interdépendance avec les Amériques, avec la France, avec l’Europe, avec le monde…
L’interdépendance crée des partenaires véritables. Elle écarte les esclaves, les dominés, les assistés, les pseudo-pouvoirs. Elle ouvre à une idée de liberté qui est indissociable du respect, de l’équité, du vivre-ensemble dans la diversité, l’échange solidaire et la décence commune… Ces instances régulatrices sont le meilleur ciment de nos alliances futures, lesquelles sont vouées à devenir complexes.
C’est à leur niveau que se trouve la nouvelle matrice organisationnelle à mettre en oeuvre entre les peuples, et singulièrement entre le pacte républicain français et nos pays. La “République une et indivisible” est une obsolescence. “La République unie”, accueillant des peuples divers dans une dynamique de valeurs attractives est l’avenir.
Convoquer un peuple à des “états généraux” que l’on va administrer c’est s’enfermer dans une verticalité royale pour le moins involutive. C’est surtout ne pas admettre qu’il existe dans ce que l’on appelle DOM des entités distinctes, pas de ces lamentables “spécificités” qu’on nous assène, mais bien des différences infiniment précieuses, à laisser souveraines. Est un grand Politique celui qui sait relier, rallier et relayer… les différences !
Les archaïsmes DOM se sont maintenus car ils sont en nous, nous les avons intériorisés, à nous maintenant en pleine autonomie de les exorciser. Il faut dépêcher grand congé aux religieux de l’économique, aux industrieux de l’esprit colonial, aux réflexes d’Empire et de prééminence. Entrer au monde, nommer ses partenaires, aller en relations partenariales dans l’appétit d’un imaginaire libre : c’est l’unique vocation des peuples.
C’est ce qu’il faut nous dire pour que ce phénomène que nous venons de vivre se transforme en moment historique, et ne s’anéantisse pas dans un malheur qui, juste pour nous, transformerait la haute devise “Liberté, Egalité, Fraternité” en ce triomphe sinistre : “Zone Franche, RMI, RSA”…
Auteur : Patrick Chamoiseau, écrivain.
Source : Le Monde, 14.03.09