Quelle stratégie afghane ?, par Henry A. Kissinger
La nouvelle administration américaine a pris deux décisions majeures concernant l’Afghanistan. L’effectif des troupes de combat américaines a été augmenté de 50 % et un éminent ambassadeur a été désigné comme représentant présidentiel auprès de la “région AfPak”, l’Afghanistan et le Pakistan étant ainsi traités, désormais, comme une entité géopolitique unique. Ces décisions traduisent l’engagement du président Obama de ne “pas permettre aux terroristes de comploter contre le peuple américain à partir de sanctuaires situés de l’autre côté du globe”.
Le principal défi islamiste s’est déplacé dans les montagnes de la région pachtoune qui jouxte la frontière afghano-pakistanaise ; à partir de sanctuaires établis du côté pakistanais, les djihadistes ravitaillent et entraînent ceux qui mènent l’offensive contre l’Afghanistan et les forces alliées. Aucune guerre de guérilla n’a jamais été gagnée face à des sanctuaires bénéficiant d’une telle immunité. L’administration a donc raison de traiter la question de façon globale, car ces sanctuaires résultent de l’incapacité du gouvernement pakistanais à contrôler ce territoire qu’aucune administration, même durant l’occupation britannique, n’a jamais pu soumettre.
Les enjeux dépassent largement l’avenir de l’AfPak. Une victoire des talibans en Afghanistan donnerait une formidable impulsion au djihadisme mondial. Le Pakistan serait le premier menacé. Puis l’Inde, qui abrite la troisième population musulmane au monde et où le terrorisme a déjà frappé (attaques du Parlement indien en 2001, et à Bombay, en 2008). La Russie, la Chine et même l’Indonésie ont aussi été les cibles de l’islam djihadiste.
L’administration Obama se trouve face à des dilemmes qu’ont bien connus plusieurs de ses prédécesseurs. Les Etats-Unis ne peuvent pas se retirer aujourd’hui, mais ils ne peuvent pas non plus poursuivre la stratégie qui nous a menés là où nous en sommes. Jusqu’à présent, l’Amérique a suivi une tactique anti-insurrectionnelle classique : mettre sur pied un gouvernement central et l’aider à étendre son autorité dans tout le pays. Cette stratégie est vouée à l’échec en Afghanistan. Le pays est trop vaste, le terrain trop difficile, la composition ethnique trop diverse, la population trop lourdement armée. Aucun conquérant étranger n’a jamais réussi à occuper l’Afghanistan. La Grande-Bretagne y a échoué par deux fois au XIXe siècle. Dans les années 1980, l’Union soviétique y a envoyé plus de 100 000 hommes avant de devoir s’en retirer, frustrée et saignée par neuf années de vains combats.
Les tentatives d’établir un gouvernement afghan centralisé ont rarement été couronnées de succès, et lorsque ce fut le cas, cela n’a jamais duré. Les Afghans semblent définir leur pays dans les termes d’un attachement commun à l’indépendance et non à un autogouvernement unitaire et centralisé. Une fois libérés des forces étrangères, les différents groupes ethniques et régionaux reprenaient leur autonomie. Lorsque, en 2002, le nouveau président, Hamid Karzaï, convoqua une loya jirga, sorte de convention constitutionnelle, les chefs régionaux renâclèrent ensuite à obéir au gouvernement que cette assemblée avait contribué à mettre sur pied.
Beaucoup des difficultés auxquelles se heurte Karzaï sont d’ordre structurel. J’accepte mal que l’on désavoue publiquement un dirigeant au beau milieu d’une guerre civile, surtout lorsque nous avons contribué à l’installer au pouvoir. En l’absence d’une solution manifeste de remplacement, nos précédentes expériences en la matière ont généralement eu des effets en retour désastreux.
Le lieu commun selon lequel la guerre est au fond une bataille pour gagner les coeurs et les esprits de la population afghane est, en théorie, parfaitement fondé. Le bas niveau de vie de la majorité de la population a encore été aggravé par trente ans de guerre civile. L’économie ne se maintient pratiquement plus que grâce à la vente de drogue. Le pays n’a aucune tradition démocratique significative.
La réforme est donc une nécessité morale. Mais la durée nécessaire à sa mise en oeuvre est en déphasage avec les impératifs de la lutte antiguérilla. Elle demandera plusieurs décennies et devra résulter du rétablissement de la sécurité. Elle ne peut en être la condition préalable.
L’effort militaire se déroulera inévitablement à un rythme différent de l’évolution politique du pays. Mais nous pourrions déjà, dans l’immédiat, faire en sorte que nos efforts d’assistance, aujourd’hui dispersés et inefficaces, soient mieux coordonnés, répondent effectivement aux besoins de la population et tiennent mieux compte des entités locales et régionales.
La stratégie militaire devrait s’attacher en premier lieu à empêcher l’émergence d’un Etat dans l’Etat, d’un seul tenant, contrôlé par les djihadistes : une base djihadiste s’étendant de part et d’autre de la frontière afghano-pakistanaise ferait peser une menace permanente sur les espoirs d’une évolution modérée. Il faut donc contrôler Kaboul et la région pachtoune. Le général David Petraeus a indiqué qu’avec l’appui des forces qu’il a réclamées, il devrait être en mesure de contrôler les 10 % de territoire afghan d’où, selon lui, émanent 80 % des menaces militaires. C’est une région où pourrait parfaitement s’appliquer la stratégie dite “hold and build” (tenir et construire) qui a fait ses preuves en Irak.
Dans le reste du pays, notre stratégie militaire devrait être menée avec plus de souplesse et viser en priorité à enrayer l’émergence de bastions terroristes. Elle devrait se fonder sur une coopération étroite avec les chefs locaux et sur une coordination avec leurs milices, qui pourraient être entraînées par les Etats-Unis – à l’image de ce qui a été appliqué avec de bons résultats dans la province d’Anbar, le fief sunnite en Irak. Une telle stratégie est parfaitement applicable, même s’il semble improbable que les 17 000 hommes envoyés en renfort pour l’instant y suffisent.
En définitive, le problème fondamental n’est pas tant la façon dont la guerre va être menée que la façon dont on y mettra fin. L’Afghanistan est quasiment l’archétype du problème international exigeant une approche multilatérale pour faire émerger un cadre politique. Au XIXe siècle, on négociait parfois une neutralité formelle afin d’imposer un gel des interventions dans ou à partir de certains pays stratégiquement situés. Elle ne perdurait pas toujours, mais elle fournissait un cadre permettant d’apaiser les relations internationales au jour le jour. Est-il possible d’en concevoir un équivalent moderne ?
En Afghanistan, une telle solution ne sera possible qu’à la condition que ses principaux voisins s’accordent sur une politique de retenue et de lutte contre le terrorisme. Leur conduite récente semblerait aller à l’encontre de ces objectifs. L’histoire devrait pourtant leur enseigner que les efforts unilatéraux de domination ont toutes les chances d’échouer face à l’inévitable intervention d’autres acteurs extérieurs. Pour explorer une issue concertée, les Etats-Unis devraient proposer la mise en place d’un groupe de travail rassemblant les voisins de l’Afghanistan, l’Inde et les membres permanents du Conseil de sécurité.
Ce groupe serait chargé d’aider à la reconstruction et à la réforme de l’Afghanistan, et de définir les principes devant présider au statut international du pays et à ses obligations en matière de lutte contre les activités terroristes. A terme, les efforts militaires américains pourraient se fondre avec les efforts diplomatiques de ce groupe. Les perspectives d’une solution politique répondant aux principes que nous venons d’indiquer se concrétiseraient parallèlement aux succès de la stratégie mise en oeuvre par le général Petraeus. Coopérer avec la Russie et le Pakistan est la condition préalable à une telle politique.
Le comportement du Pakistan sera crucial. Ses dirigeants doivent prendre conscience que continuer à tolérer les sanctuaires finira par plonger leur pays dans un maelström international. Si les djihadistes devaient l’emporter en Afghanistan, le Pakistan deviendrait à coup sûr leur prochaine cible – comme on peut déjà le constater, même dans la vallée de Swat, proche d’Islamabad. Face à une telle situation, les pays voisins n’auront d’autre solution que de se consulter pour évaluer le danger que représenterait pour eux l’arsenal nucléaire d’un Pakistan menacé par les djihadistes. Comme tous les pays engagés en Afghanistan, le Pakistan doit prendre des décisions qui affecteront sa position internationale durant plusieurs décennies.
D’autres pays sont confrontés à des choix similaires – notamment nos alliés de l’OTAN. Sur le plan symbolique, la participation des partenaires de l’OTAN est importante. Cependant, à quelques exceptions notables près, l’appui de l’opinion publique aux opérations militaires est négligeable dans presque tous les pays de l’OTAN. Une meilleure consultation des alliés devrait faciliter les choses. Mais, selon toute probabilité, on constatera que les divergences ne sont pas seulement d’ordre procédural.
Nous pourrions alors en conclure qu’une contribution renforcée de l’OTAN à la reconstruction de l’Afghanistan serait plus utile qu’un effort militaire marginal bridé par les atermoiements. Mais si l’OTAN devait ainsi se transformer en alliance à la carte*, cela établirait un précédent à double tranchant. Ceux qui poussent à un retrait américain par leur indifférence ou leur irrésolution oublient qu’il serait le prélude à une succession de crises de plus en plus fréquentes et violentes.
L’auteur : diplomate américain, M. Kissinger a été secrétaire d’Etat des présidents américains Richard Nixon et Gerald Ford, entre 1969 et 1977. Avocat et théoricien de la realpolitik,il aura été le grand artisan de la détente avec l’URSS et la Chine au début des années 1970. Il s’est vu décerner le prix Nobel de la paix en 1973, après la conclusion des accords mettant fin à la guerre au Vietnam. A 85 ans, il reste un expert chevronné et écouté des relations internationales.
Source : Le Monde, 15 mars 2009
© 2009 Tribune Media Services, INC. (Traduit de l’anglais par Gilles Berton)