Les grandes incertitudes dans l’Eglise actuelle, par José Comblin
Résumé
L’Église n’a pas encore pris la mesure de la révolution des années 1970. Elle n’a pas compris la grande aspiration à la liberté et les avancées qui ont eu lieu dans le sens de la liberté. Cette révolution inclut une critique de toutes les institutions, parce qu’on les juge répressives et faisant obstacle à la liberté. La critique des institutions atteint aussi l’Eglise et se trouve à la base des crises internes de l’Église depuis les années 70. Dorénavant il faudra absolument distinguer Église et Institution. L’institution est tout ce qui a été ajouté au message de Jésus. L’institution change, elle peut, elle doit encore changer. La nouvelle situation, provoquée par la conquête du monde par le système capitaliste mondial, oblige à changer d’attitude face au monde. L’Église parait muette et désorientée – Le Pape saura-t-il donner des signes prophétiques clairs dans ce monde néolibéral ? Continuera-t-il à penser que la fonction de l’Église est d’offrir ce qu’on appelle sa doctrine sociale ?
1. Le fait de base
Le fait fondamental est que l’Église n’a pas encore perçu ou n’a pas reconnu ou n’a pas voulu prendre en compte la grande révolution de la société occidentale qui s’est manifestée dans les années 1970 et s’est étendue rapidement dans le monde entier. Ce qui se passe actuellement en Chine et chez les “tigres asiatiques” est hautement significatif. Des peuples qui avaient une longue tradition de civilisation propre adoptent dans l’enthousiasme et quasi avec furie la nouvelle forme de société de l’Occident, issue de la révolution des années 70.
L’Église vit encore dans l’illusion d’un monde du temps de Vatican Il, comme s’il n’y avait pas eu, tout de suite après le Concile, cette révolution aussi radicale que la Révolution Française. Celui qui aujourd’hui lit certains textes conciliaires, par exemple de Gaudium et Spes, ne peut pas ne pas rester impressionné par l’ingénuité de la conception du monde qu’on avait en ce temps-là. Vatican II a parlé pour un monde qui aujourd’hui n’existe plus. Vatican II est entré dans l’histoire, mais ne fournit pas d’orientations pour le monde d’aujourd’hui.
A partir des années 70 a commencé l’effondrement de la chrétienté. Au temps de Vatican II certains penseurs pressés avaient proclamé la fin de la chrétienté. Mais pas encore la fin dans le domaine politique, dans la culture; cette révolution totale et profonde avec des conséquences révolutionnaires dans l’éthique et dans la religion.
Cette révolution a renversé toutes les institutions: la famille, l’entreprise, l’école, l’université, l’État et, naturellement, les institutions religieuses. D’anciens pouvoirs ont disparu et de nouveaux pouvoirs sont apparus. Maintenant oui, nous voilà à la fin de la chrétienté. Mais ce n’est pas encore la fin de la conscience de chrétienté dans l’Église. Au contraire, toute l’institution continue à fonctionner comme si rien n’avait changé et comme si l’Église avait encore le pouvoir social de toujours. Il y a des mouvements puissants qui pensent qu’ils peuvent refaire encore une fois une néo-chrétienté comme cela s’est passé après la Révolution Française. Pure illusion. Il manque les éléments sociaux pour recommencer l’opération.
Mais cette conscience de chrétienté dans une situation de vide de chrétienté génère un sentiment assez généralisé de malaise. Que l’on compare la psychologie des catholiques et aussi du clergé à la psychologie des évangéliques! Chez les évangéliques prévaut un sentiment d’euphorie, de confiance, de victoire. Les évangéliques se sentent victorieux et les catholiques ont la conscience des vaincus qui tentent de maintenir le passé, sans beaucoup de conviction.
Eh bien, la fin de la chrétienté signifie que l’évangélisation et la pastorale ne peuvent plus être conduites à partir d’une position de pouvoir.
Depuis l’empereur Constantin, la pastorale a été menée à partir de la position de pouvoir des évêques et du clergé. Ils enseignent, administrent les sacrements, gouvernent les communautés. Chaque curé est pape dans sa paroisse : il est infaillible, avec pleine juridiction. Les laïcs sont objet d’obligations : les laïcs doivent aller à la paroisse, ils doivent obéir et, surtout, soutenir financièrement une institution dans laquelle ils n’ont aucun pouvoir. Et le pouvoir du clergé se présente comme si c’était le pouvoir de Dieu. La paroisse est la figure du pouvoir. Le curé est envoyé par l’évêque sans aucune consultation des laïcs. Il commande, non parce qu’il est reconnu par son peuple comme la personne la plus capable, mais simplement par imposition de l’évêque. Il arrive tout d’un coup, et il peut commander en tout. L’unique limite de son pouvoir est la résistance du peuple, l’indifférence de la majorité et une attitude de défense, si fréquente parmi les catholiques, ce qui fait que seule une petite minorité participe.
L’évangélisation du monde s’est faite quasi toujours par imposition. L’évangélisation a accompagné la conquête par les puissants de la chrétienté occidentale, par les guerres de religion ou la conquête colonisatrice. L’Amérique Latine est l’exemple le plus parfait de cette évangélisation par la conquête et la conversion forcée; Il y a eu des exceptions. Il y a eu des missionnaires pour protester contre la conquête. Mais ils n’eurent aucune influence. Leurs écrits ne furent pas publiés avant le 19ème siècle, quand les empires d’Espagne et du Portugal avaient disparu. Les peuples conquis ont reçu le christianisme sous la pression du pouvoir politique et militaire associé à la mission.
Aujourd’hui, l’Église n’a plus de pouvoir, ou reste seulement avec quelques illusions de pouvoir. On ne peut plus évangéliser à partir du pouvoir. Cela laisse l’Église déconcertée, avec un sentiment d’impuissance. Moi-même j’ai entendu un nonce disant que sans appui du pouvoir civil l’Église n’arrive pas à évangéliser. Ceux qui restent attachés à la tradition sont déconcertés. Accoutumés à l’idée que Mr le curé est une personne de pouvoir, ils sont soudain désorientés, quand ils perçoivent que plus personne n’accepte le pouvoir de Mr le curé, sauf quelques dames pieuses qui s’occupent de l’église paroissiale. Monsernor Expedito, de Sao Paulo del Potengi, racontait les paroles de l’évêque de Natal qui l’a fait curé. L’évêque disait: “Expedito, n’oubliez jamais que vous êtes une autorité. Tâchez d’avoir de bonnes relations avec le préfet, avec le délégué et avec le juge. Quant au reste, faites comme vous pouvez”.
Le problème entre les problèmes, la base de tous les problèmes, est la nécessité d’évangéliser sans pouvoir, à partir d’une relation d’égalité : un être humain avec un autre être humain, dans un mode de relations entre personnes égales et non dans une relation de supérieur et inférieur.
C’est le drame de beaucoup de jeunes prêtres qui ont été formés pour le pouvoir dans une ambiance de pouvoir et qui découvrent subitement que ce pouvoir n’existe plus. Mais ils n’ont pas été préparés pour une relation de personne à personne, entre frères égaux.
Si on en croit la littérature de Vatican II, les laïcs ont eu leur promotion. Depuis lors ont été publiés une masse de documents excellents sur les laïcs dans l’Église. Les documents de la CNBB (Conférence Nationale des Évêques Brésiliens) particulièrement sont excellents et montrent la qualité des assesseurs qui assistent les évêques. Mais, dans la pratique, rien n’a changé. Les laïcs n’ont pas plus de pouvoir, pas plus d’autonomie qu’avant. Tout est resté en paroles, car rien n’a changé dans l’institution. Pendant le précédent pontificat a été publié un catéchisme catholique. Quelle a été la participation du peuple de Dieu dans la préparation de ce catéchisme ?
Aucune. On ne savait même pas qui étaient les gens en train d’élaborer ce catéchisme. On a publié un nouveau Code de Droit Canonique. Quelle a été la participation du peuple chrétien dans la rédaction de ce code ? Aucune. Les laïcs ne valent rien; dans la pratique, ils n’ont pas le Saint Esprit. Ils sont ignorants et, comme ignorants, ils doivent accepter tout sans réclamer. Avant cela, il y a eu des réformes liturgiques. Le peuple chrétien a-t-il été consulté? Non. Le peuple est ignorant, les laïcs sont ignorants. Tout cela, comme si l’Esprit de Dieu était seulement dans la hiérarchie. Ce que disent les documents reste en paroles. Dans la pratique, tout continue comme toujours: une relation de pouvoir et une pastorale de pouvoir. C’est cela qui doit changer, si on veut évangéliser ce monde nouveau dans lequel on est maintenant plongé.
Car on est dans un monde nouveau. La grande majorité des baptisés ne connaissent même plus le Notre Père et ignorent tout de l’Église. La vie est une course continuelle, on court d’une activité à l’autre pour survivre. La désorganisation sociale est telle que les personnes vivent comme des individus solitaires, isolés, sans confiance dans les autres, sans relation humaine ferme, quelquefois même pas entre époux. La chrétienté traditionnelle, avec son mode de vie, survit dans quelques familles traditionnelles. Il y aura toujours des représentants du passé. Mais ils n’exercent plus d’influence dans la société et constituent des refuges d’Église. Pour les 5 millions d’habitants des blocs de Sao Paulo, que signifie l’Église ? Pour les 3 millions de gens des favelas, que signifie l’Église ? Quel est son pouvoir ? Ce qui a de la valeur revient aux missionnaires qui ont pu former de petites communautés vivantes à partir d’une relation de frères, relation d’égalité, sans invoquer aucun pouvoir ecclésiastique.
Tel est le défi pratique, pas encore assumé collectivement par l’Église: reconnaître qu’on ne peut plus évangéliser à partir d’une position de pouvoir, mais seulement dans une relation d’êtres humains avec des “êtres humains égaux. En théorie, personne ne le conteste, mais dans la pratique, tout continue comme si l’Église avait encore dans la société le pouvoir qu’elle avait jusqu’aux années 1970.
2. La grande révolution culturelle
Il existe une abondante et excellente littérature sur la révolution de l’économie et de la politique depuis les années 70. Il y a eu une translation des pouvoirs avec d’immenses répercussions dans la vie quotidienne des gens comme dans la vie sociale. Je voudrais tout juste attirer ici l’attention sur la révolution culturelle, ou, pour mieux dire, sur certains de ses aspects.
Un élément important de cette révolution a été, et c’est encore, la critique systématique de toutes les institutions, dénoncées comme mécaniques de pouvoir et de répression de la liberté et de la personnalité individuelle. La première institution critiquée a été la famille, et il est clair que la famille traditionnelle se désintègre. Même aux États-Unis où l’orthodoxie capitaliste avait toujours postulé que les relations de compétitivité et de recherche du profit maximum dans la vie publique n’affecteraient pas la vie privée des familles, les gens les plus conservateurs, comme Francis Fukuyama, doivent reconnaître que la famille est en pleine crise. Ceux qui provoquent la crise ce sont les jeunes qui se sentent opprimés par la culture arriérée de leurs parents, dont ils ne reconnaissent plus les valeurs.
La seconde critique porte sur tout le système d’éducation, depuis l’université jusqu’à l’école élémentaire. Le système a été dénoncé comme oppresseur, tantôt pour la manière d’imposer et d’exercer l’autorité sur les jeunes, comme pour le vide de contenu qu’il veut proposer, et qui ne prépare pas les jeunes pour la vie réelle. Cette crise a provoqué, de fait, un affaiblissement du système scolaire et éducatif dans le monde entier. Dans tous les pays on enregistre une diminution des résultats du système scolaire, toujours plus improductif, de telle sorte que l’école paraît une école d’analphabétisme. Les statistiques officielles sont trompeuses, car elles fournissent des indices élevés d’alphabétisation, mais ne tiennent pas compte du nombre d’analphabètes fonctionnels, incapables de lire un texte et de comprendre son contenu.
La crise de l’État est générale. Elle a provoqué un discrédit croissant de la démographie et, de manière générale, l’indifférence politique des jeunes. La crise politique est l’objet de commentaires continuels depuis les années 70. En Amérique Latine, la lutte contre les dictatures militaires a caché ce qui se passait dans les pays dominants de l’Occident: le discrédit croissant de l’État. Quand on est revenu au régime démocratique, beaucoup se sont fait des illusions, parce qu’ils ne savaient pas ce qui se passait avec la démocratie.
Toutes les autres institutions furent victimes de la même critique et furent discréditées: décadence des partis politiques, des syndicats, des associations de quartier et de quasi tous les types d’association. Beaucoup d’entre elles entrèrent dans la voie de la corruption, au point que la corruption a atteint les clubs de football eux-mêmes, et tout le système des entreprises. Il manque une répression de la corruption, qui devient comme la nouvelle institution sociale.
La critique de toutes les institutions a fait le lit d’une nouvelle institutionnalisation. Elle a ouvert la porte aux entités économiques et à la priorité de l’économie dans la société. Aujourd’hui le pouvoir appartient toujours plus aux multinationales, qui se concentrent toujours davantage et acquièrent toujours plus de pouvoir. Au nom de la liberté du marché, elles acquièrent toujours plus de pouvoir, en constituant un réseau étroit de méga-entreprises qui imposent leurs lois. Elles parviennent à mettre à leur service l’État, le système d’éducation – en commençant par les universités -, le travail scientifique, et à corrompre, acheter ou se subordonner toujours davantage tout le réseau des institutions privées. Elles commandent tout le système d’information et de communication, tout le système de publications et de transmission des messages. Elles transforment la culture en commerce, c’est-à-dire en source de capital. Tout cela a été fort bien analysé. Elles mettent à profit l’absence d’institutions fortes et se transforment en un pouvoir total unique, qui parvient à dominer la vie, sans que les gens, dans leur ensemble, puissent s’en rendre compte. Grâce à la manipulation des médias elles parviennent à transformer les citoyens en consommateurs, en augmentant ainsi leur pouvoir à elles.
Il se passe quelque chose de semblable à ce qui s’est passé avec la Révolution Française. Celle-ci a supprimé toutes les barrières du commerce et de la circulation des marchandises et a ouvert la voie au capitalisme. La révolution culturelle de notre époque a ouvert la voie à une nouvelle forme de capitalisme, beaucoup plus puissante, qui envahit tous les secteurs de la vie et peut compter sur un immense progrès technologique et scientifique. Comment lutter contre les abus de ce nouveau pouvoir? Ce sera la tâche de tout un siècle.
3. L’Église face à la révolution culturelle
Globalement on peut dire que durant le pontificat de Jean Paul II l’Église adopta une attitude négative face à la révolution culturelle. Il en avait été ainsi également après la Révolution Française. Certes il y a des aspects négatifs dans la nouvelle culture : elle détruit des valeurs qui eurent beaucoup d’importance dans le passé, qui faisaient partie du patrimoine de la chrétienté.
Pourtant, il y a aussi des valeurs positives, et surtout des valeurs définitives contre lesquelles il est vain de lutter. Sans aucun doute il y a, depuis les années 70, un éveil de la liberté personnelle, de la volonté de conquérir plus de liberté, une dénonciation et un rejet de toutes les formes de répression. Même s’il apparaît de nouvelles formes de dépendance, la conscience n’est plus la même.
Cette conscience de liberté s’est éveillée surtout chez les femmes. Ce qui a le plus changé a été justement la conscience des femmes, qui veulent être reconnues comme êtres humains à part entière, au même titre que les hommes. Pour la première fois il y eut une révolution dirigée par des femmes pour l’émancipation des femmes. Mais il y a aussi un éveil d’une conscience de la liberté chez les jeunes.
Il y a une volonté de vivre pleinement la vie, bien que cette volonté puisse être contaminée par le consumérisme. Il y a une volonté de vivre pleinement la vie avec le développement maximum de toutes les capacités. Pour beaucoup, le christianisme a perdu sa valeur parce qu’il enseigne une manière pénitentielle de vivre la vie. Le christianisme a la renommée d’être une force de répression de tous les mouvements vitaux, un frein à la libération humaine.
Il faut reconnaître que, dans la chrétienté, le clergé enseignait aux chrétiens que la vie chrétienne est une vie de sacrifices, qu’il fallait non seulement accepter les mortifications que Dieu envoie, mais en rajouter, facultatives, pour augmenter les mérites. ” Il y avait ce que Jean Delumeau a appelé “pastorale de la crainte”, qui consistait à maintenir vivant un sentiment permanent du péché, accompagné d’une crainte de la condamnation finale et, ainsi, de la nécessité d’œuvres d’expiation. Les femmes allaient vêtues de noir et le corps entièrement couvert. La révolution culturelle a libéré de ces choses qui n’appartiennent pas à l’Évangile, mais ont été introduites dans la chrétienté au Moyen Age.
Après la révolution culturelle, des millions d’hommes et surtout de femmes sont sortis de l’Église, non pour des motifs de doctrine ou de croyances, mais parce qu’ils n’acceptaient plus le style pénitentiel de la spiritualité qu’on enseignait. Ils cessèrent d’avoir peur de l’enfer et des châtiments de Dieu. Ce qu’ils rejetaient dans l’Église, ce ne sont pas les dogmes, encore moins l’Évangile, mais l’austérité de vie, la préoccupation constante du péché et la crainte qu’on injecte dans la conscience du pécheur. Les jeunes fuient cela comme la peste. Ils ne veulent rien savoir de cela. Les mouvements intégristes, comme l’Opus Dei et les Legionarios de Cristo, doivent procéder à un lavage de cerveau radical pour que leurs membres acceptent ce retour au passé.
Le Christ n’est pas venu former un mouvement pénitentiel, mais annoncer la joie de la venue du règne de Dieu. Le centre du christianisme est la proclamation de la résurrection; qui est promesse de vie et de vie en abondance
Nous avons besoin de changer l’axe fondamental de la spiritualité. A l’époque de la chrétienté occidentale l’axe a été le Vendredi Saint, la grande fête célébrée par le peuple. La spiritualité était fixée sur l’expiation pour les péchés. L’eucharistie elle-même a été comprise durant toute cette époque comme prière d’intercession pour les âmes du purgatoire. Au centre de la figure de Jésus se trouvaient la passion et la croix, qui étaient alors les grands symboles de la chrétienté. Cela a pénétré profondément dans l’esprit et dans le cœur du peuple catholique, et a encore été accentué par les Églises de la Réforme.
Dans l’avenir, l’axe de la spiritualité devra être la résurrection, soit la victoire de la vie, malgré la mort et le péché. On ne sait pas encore quel sera l’axe de la spiritualité du nouveau Pape. On ne sait pas s’il entrera dans la mentalité de la nouvelle culture ou s’il cherchera à restaurer la spiritualité du Moyen Age.
D’un autre côté, en ce qui concerne la naissance d’un nouveau pouvoir, le pouvoir économique des multinationales, du système financier mondial et de la formation d’une nouvelle bourgeoisie, le Magistère se montre assez timide et réservé. Personne ne s’est senti visé par ses condamnations fort vagues. On a eu, et on a encore l’impression que l’Église ne veut pas entrer en conflit avec les nouveaux pouvoirs et préfère une alliance avec eux, bien que sur un mode discret pour ne pas scandaliser les fidèles. Elle pense pouvoir s’adapter dans le domaine économique, tout en rejetant l’ensemble de la nouvelle culture.
4. la critique de l’institution ecclésiastique
La critique des institutions ne pouvait pas laisser de côté les institutions ecclésiastiques. La critique des institutions, qui s’est manifestée clairement depuis les années 70, nous oblige à faire une distinction qui n’avait pas été faite avant cette date. Cette distinction reste absente du Concile Vatican II. Quand on y a parlé de l’Église, on a parlé en même temps de l’institution catholique romaine et de l’Église comme mystère divin, comme réalisation présente du règne de Dieu. On ne fait pas la distinction. On s’exprime comme si tout l’appareil institutionnalisé et bureaucratisé de l’institution ecclésiastique appartenait à l’essence de l’Église. Mais tant l’histoire que les sciences humaines, spécialement la sociologie, montrent que tout cet appareil est une construction historique, qui a passablement varié au cours du temps et qui a été défini à partir d’emprunts faits à d’autres institutions appartenant aux cultures dans lesquelles la chrétienté était entrée. L’institution a changé et peut encore changer, et même elle doit changer, parce qu’elle ne constitue plus une aide pour l’évangélisation, mais, dans beaucoup de cas, un obstacle.
Des mouvements critiques commencèrent à se manifester, surtout à partir des années 70. Avant cette date a prévalu l’idée que le Concile Vatican II avait apporté les réponses aux préoccupations du peuple de Dieu. A partir des années 70 la revue Concilium a changé son orientation: Elle est devenue toujours plus critique, et le porte-voix de la pensée de plusieurs mouvements et de beaucoup de personnes de l’Église catholique en contact avec la nouvelle culture. A ces critiques faites à l’institution, la hiérarchie a répondu jusqu’à maintenant par un silence complet. Elle ignore ou fait mine d’ignorer les revendications.
Face à la critique de l’institution, Jean Paul II a répondu par un retour à la grande discipline. Sa réponse a été de restaurer les traditions, usages, coutumes, dévotions, antérieurs à Vatican II et qui avaient perdu leur prestige ou étaient tombés en désuétude. Le Pape voulut restaurer le sacrement de la pénitence par confession auriculaire à un prêtre, bien que cette discipline eût été introduite dans une phase bien avancée du Moyen Age après avoir été ignorée dans l’Église durant quasi 12 siècles. Tout cela, dans une ambiance de rigueur dans la doctrine traditionnelle, dans la liturgie et dans toute l’organisation institutionnelle, en déclarant terminée la phase d’expérimentation.
De cette manière, Jean Paul Il a réitéré ce qui est arrivé au 19ème siècle, après la Révolution Française. L’Église a restauré le passé à partir de la classe paysanne. Beaucoup de missionnaires se vouèrent à évangéliser la campagne et les paysans étaient encore la grande majorité de la population. En milieu rural il a été possible de reconstituer un fragment de chrétienté, bien que toujours dans une situation de conflit avec la société dominante. L’attitude de l’institution vis-à-vis de la modernité a été toujours plus un rejet, jusqu’à atteindre un point culminant sous le pontificat de Pie X.
Cette nouvelle chrétienté ne pouvait être que fragile, bien qu’on ne s’en rendît pas compte à l’époque. On ne pouvait pas prévoir l’énorme migration de la campagne vers la ville. Toutefois, on pouvait prévoir qu’il était dangereux pour l’Église de se fixer sur une classe sociale qui commençait à diminuer, et certains catholiques le signalèrent, parce qu’ils avaient vu le danger qu’il y avait à rejeter toute la modernité. Elle avait en elle des valeurs positives, qu’il était dangereux d’attaquer. Pendant tout le 19ème siècle, l’attitude dominante a été le rejet. Le prix a été la perte de toute la classe intellectuelle et de ceux qui avaient fait des études, et la perte de la classe ouvrière. Quand l’Église, avec Jean XXIII, a enfin accepté les principes de la déclaration des droits humains, il était trop tard. L’immense majorité des catholiques était partie.
Jusqu’aux années 1950, l’Amérique Latine a vécu dans la dépendance culturelle de l’Europe. Elle a assimilé la lutte contre la modernité dans ses divers aspects, et une petite classe ouvrière est née quasi sans la présence de l’Église. En Amérique Latine également la classe lettrée s’est éloignée de l’Église. Les femmes sont restées fidèles, parce qu’elles ne pouvaient pas étudier. Quand on leur a ouvert la porte des universités, elles réagirent comme les hommes. Elles virent l’Église comme une institution respectable et puissante dans la classe dirigeante, mais sans valeur pour leur vie personnelle et sans importance pour leur pensée. Bien que moins profonde qu’en Europe, la séparation entre l’Église et la classe lettrée a encore de fortes répercussions dans le monde universitaire et intellectuel actuel: ce qui prédomine est une attitude d’indifférence. Peu d’hommes et peu de femmes pensent rencontrer dans l’Église quelque chose d’important pour leur vie. Ce sont des chrétiens fidèles au message évangélique, mais sans contact avec l’institution.
Aujourd’hui, la stratégie qui consiste à condamner la nouvelle culture n’a plus l’appui d’une classe paysanne, car les paysans sont partis en ville et ceux qui restent sont en contact permanent avec la culture urbaine au moyen de la télé. Jean Paul II a proclamé que les agents de la nouvelle évangélisation seraient les fameux mouvements comme l’Opus Dei, les Legionarios de Cristo, Focolarinos, Communion et Libération et autres semblables. Ils devaient constituer une troupe de choc, mais sans masse à l’arrière. C’est là une base très étroite pour former une nouvelle chrétienté.
Quelles sont les critiques faites à l’institution?
En premier lieu, il y a la critique de la bureaucratisation. A tous les niveaux, le clergé est resté bureaucratisé. L’agenda des curés, des évêques et de la Curie Romaine est plein de réunions, séminaires, congrès, programmes, rapports, documents, conseils, projets. Naturellement, tout cela reste dans les cartons. La bureaucratie énonce tout ce qui devrait être fait, mais sans jamais dire qui va le faire. Pour cette raison, tout reste dans les cartons. Cela n’a pas d’importance pour la bureaucratie. Car la bureaucratie cherche à servir et à plaire à son chef, beaucoup plus qu’aux “clients”. Ce qui importe dans toute cette activité faite de palabres est qu’on dise les choses qui plairont au chef. ” Il faut cacher les problèmes, montrer de l’optimisme, faire voir que les problèmes sont en voie de solution. Quelle est la finalité d’une quelconque bureaucratie ? Survivre, croître, garantir son avenir et augmenter son pouvoir. Une bureaucratie a sa finalité en elle-même. Ce qui se passe ailleurs, dans le monde, au milieu des hommes et des femmes, ne lui importe guère. ” Il suffit d’éviter que les critiques n’arrivent aux oreilles du chef ». L’impression augmente dans l’Église que tout ce que le clergé fait, depuis la Curie Romaine jusqu’au presbytère, est totalement artificiel et dénué de pertinence, et reste loin de la réalité humaine. La bureaucratie se constitue en corps autonome et indépendant. La bureaucratie ecclésiastique est devenue sa propre finalité. Un publiciste français du 20ème siècle, Charles Maurras, fondateur du mouvement de droite appelé L’Action Française, était agnostique. Mais un jour il déclara qu’il félicitait l’Église Romaine, qui avait été capable de purifier le christianisme du dangereux ferment de l’Évangile. Dans la pratique, il y a des cas où, de fait, la bureaucratie ecclésiastique sert à éviter que le ferment dangereux de l’Évangile puisse pénétrer.
En second lieu, malgré la concession faite dans le nouveau Code de Droit Canonique, l’Église maintient dans les villes la structure obsolète de la paroisse. Le clergé est formé pour agir dans le cadre paroissial. Les religieux eux-mêmes sont intégrés dans les paroisses. Or, structurellement, la paroisse est faite pour conserver, aider, promouvoir ceux qui participent au culte, les personnes qui appartiennent à la petite minorité de ceux qui vont déjà à l’église. La paroisse vit en fonction de l’église, bien qu’on dise le contraire. Au lieu de préparer les chrétiens pour évangéliser la société, elle se ferme sur la minorité fidèle aux institutions du passé.
La paroisse n’assume ni les usines ni les supermarchés, ni les écoles, ni les collèges, ni les universités, ni les hôpitaux, ni les institutions sportives, culturelles, de loisir, ni les moyens de communication de la ville. Elle est organisée autour des sacrements et des fêtes liturgiques. Elle ne parvient pas à organiser la catéchèse des adultes, encore moins leur formation missionnaire. Elle concentre les énergies des fidèles dans le temple, en elle-même. L’Église est clairement à son propre service. On ne peut nier les excellentes intentions de beaucoup de curés, toute l’imagination déployée pour rendre la paroisse missionnaire. Le problème est structurel. Cela a déjà été dénoncé par Saint Thomas d’Aquin. Huit siècles plus tard on n’a pas encore mis en œuvre une solution. La conséquence est un peuple passif, incapable de rendre témoignage dans la société, fermé sur lui-même, dans une spiritualité de pure intériorité.
Pourtant, il y a eu en Amérique Latine une expérience de base qui aurait pu donner une réponse. Ce fut l’expérience des Communautés Ecclésiales de Base (CEB). L’expérience continue, mais n’a pas été adoptée officiellement par l’Église. On n’a donné aux CEB aucun statut officiel, elles restent quelque chose d’étranger et de fragile, car un quelconque curé ou évêque peut défaire un travail fécond de plusieurs dizaines d’années.
Les CEB qui subsistent sont subordonnées aux paroisses, dans la dépendance des curés. Il se passe avec elles ce qui s’est passé avec l’Action Catholique dans beaucoup de pays: la subordination à la paroisse est une stérilisation de fait. Les mouvements d’Action Catholique, ou ne se sont pas soumis à l’ordre paroissial et ont été condamnés comme ce fut le cas au Brésil pour la Jeunesse Universitaire Catholique (JUC), ou se sont intégrés et ont été absorbés, ou sont demeurés de petits groupes semi-clandestins. Les communautés doivent adopter le programme paroissial et finissent par se dédier premièrement au culte et aux fêtes religieuses, tout en conservant le discours des origines. Le modèle initial de communautés insérées dans le monde populaire et engagées dans le monde populaire a été défiguré. Le nouveau clergé ne l’adopte pas. Pourtant, l’autonomie des petites communautés intégrées dans une pastorale de la ville et non de la paroisse est l’unique voie. Il ne sert à rien de décider que dans l’avenir la paroisse sera missionnaire. Structurellement, elle ne peut pas être missionnaire, parce qu’elle n’est pas organisée en fonction de la cité, mais en fonction de sa propre croissance.
En troisième lieu, la critique qui se fait à l’Église-Institution est qu’elle maintient un système de pouvoir obsolète et inefficace. C’est le fameux problème du clergé. Le clergé monopolise tous les pouvoirs et il commande de manière absolue, uniquement parce qu’il a été envoyé par l’évêque, sans que les laïcs puissent intervenir en rien. Tous les cinq ans ils ont à se soumettre aux humeurs du nouveau curé. La raison est administrative. L’évêque fait les nominations en fonction des problèmes du clergé et non en fonction de sa capacité évangélisatrice. Mr le curé lutte pour conquérir une autorité qui se perd.
Mr le curé n’a pas été préparé pour être au milieu du monde, témoignant de l’Évangile. Il a été préparé pour administrer une paroisse conformément aux traditions religieuses. Certains parviennent à dépasser la formation reçue, mais la majorité reste avec ce qu’elle a appris au séminaire.
J’ai déjà écrit beaucoup sur le problème du clergé. Je ne vais pas répéter ce que j’ai déjà dit beaucoup de fois. Je ne crois pas non plus que le nouveau Pape ait la moindre disposition pour changer quelque chose dans le clergé et dans la structure de pouvoir dans l’Église.
Il y a beaucoup de laïcs hommes et femmes, qui travaillent effectivement comme missionnaires, généralement sans mandat, sans reconnaissance officielle, sans pouvoir, et gratuitement. Ce sont des héros qui savent réserver du temps et des forces et se dévouent à la mission avec beaucoup de générosité et gratuitement. Il y aurait beaucoup plus d’hommes et de femmes, si on leur adressait un appel, en leur offrant reconnaissance, confiance, autonomie, parce que beaucoup ne veulent pas être simplement les auxiliaires de Mr le curé. Combien de milliers de pasteurs évangéliques ont surgi au Brésil ces derniers temps, qui se vouent à la prédication, à la mission, avec enthousiasme, sacrifice et dévouement ! Ils sont plus de 100.000. Beaucoup auraient pu être missionnaires catholiques, si on leur avait offert cette mission en toute confiance.
Dans l’avenir, les ministres seront reconnus et identifiés par les communautés, grâce à leurs qualités de prophètes et à leurs dons spirituels. Dans chaque ville il y aura un noyau de permanents, connaisseurs des divers aspects de la vie de la cité, qui pourront donner leurs conseils et organiser des activités publiques communes, en réunissant la grande communauté.
Une quatrième critique a pour objet la stratégie, qui consiste à éduquer les chrétiens quand ils sont enfants. La catéchèse s’adresse aux enfants. Depuis le 19ème siècle, la pastorale de l’Église s’attache aux enfants. Aussi a-t-on donné priorité absolue aux écoles catholiques et à la catéchèse enfantine. De cette manière, les adultes chrétiens paraissent infantilisés. Du christianisme ils savent ce qui leur a été enseigné quand ils étaient enfants. Jamais ils n’ont appris ce que signifie être chrétien comme travailleur, citoyen, père ou mère de famille dans les circonstances et face aux obstacles réels de la vie.
Le résultat est que les enfants éduqués par la catéchèse catholique deviennent évangéliques quand ils arrivent à l’âge adulte, parce que le message des évangéliques est pour les adultes et non pour les enfants. La pastorale fixée sur les enfants n’a pas d’efficacité dans la nouvelle société. Son échec a été définitif au 20ème siècle.
5. L’Évangile et l’Institution
La tâche de la théologie va consister à identifier ce qui est de l’Évangile, ce qui a été proposé par Jésus et ce qui a constitué l’institution actuelle, en fonction de développements historiques. Jésus n’a jamais pensé à l’Église dans sa forme actuelle. Cela ne veut pas dire que ce qui existe maintenant est bon ou mauvais. Mais beaucoup d’éléments sont dus à l’influence de mouvements culturels et de religions non-chrétiennes, car les religions non-chrétiennes eurent une influence profonde durant toute la chrétienté.
Dans le même sens Hans Küng a écrit qu’on devait relever le noyau fondamental du christianisme. Ce noyau peut être seulement ce qui nous vient de Jésus lui-même.
Pendant 1000 ans, surtout depuis le 14ème siècle, la théologie a été apologétique et s’est donné pour tâche de démontrer l’identité de tout l’appareil institutionnel de l’Église, les dogmes, la morale, la liturgie, l’organisation ecclésiastique, avec l’Évangile. Elle a démontré la continuité. Elle tenta de démontrer d’abord que tout était dans l’Évangile et, quand les études historiques montrèrent que cette position était insoutenable, elle défendit la thèse de l’homogénéité, du développement homogène. La théologie officielle tenta de montrer que tout le système institutionnel avait pour finalité et pour effet une meilleure compréhension de l’Évangile. Ç’aurait été un éclaircissement de l’Évangile qui était encore confus.
Mais toutes ces explications sont purement gratuites. Elles ont servi à maintenir la continuité dans la chrétienté. Mais aujourd’hui nous devons constater que l’Évangile est plus clair que tout le système qui s’est construit sur lui avec la prétention de l’expliciter. Cette théologie apologétique était au service de la hiérarchie, pour défendre le statu quo de la chrétienté, mais elle n’a pas permis que l’Église donne une réponse adéquate aux défis de la modernité. Cette apologétique, qui prévalut jusqu’au Concile Vatican II, n’a pas encore disparu, surtout dans les innombrables facultés de théologie de Rome. Pour l’évangélisation du monde et même du peuple chrétien, cette théologie a été stérile. Il y a plus : elle est condamnée à être stérile. Elle ne va convertir aucun païen, pas même les catholiques. Elle a été à la base des catéchismes, et les catéchismes n’ont pas formé de chrétiens adultes et mûrs.
Cette apologétique a fourni le matériel permettant au magistère de dire non aux cris qui ont surgi du milieu de la chrétienté pendant 1000 ans, demandant une réforme. A chaque génération il y a eu des catholiques qui n’ont pu accepter l’institution, parce qu’ils voyaient en elle une contradiction avec l’Évangile. Ce débat donna lieu à ce qu’on a appelé les “hérésies”, qui, dans le fond, étaient toutes des manières de contester l’institution. Il y a eu beaucoup de schismes et beaucoup de répression, mais jamais il n’y a eu acceptation unanime des positions défendues par la théologie officielle.
Une fois que notre tâche sera d’annoncer l’Évangile à tous les êtres humains sans position de force, sans pouvoir compter avec une imposition, cette ancienne théologie sera mise de côté complètement. Nous n’obtiendrons avec elle aucune conversion, aucun nouveau membre pour l’institution. Évangéliser c’est provoquer l’illumination des cœurs et des esprits, non par la force d’une institution, mais par la révélation divine qui s’est manifestée en Jésus.
Le principe de la nouvelle théologie est que l’Église est subordonnée à l’Évangile et non l’Évangile subordonné à l’Église. Pendant la chrétienté le pouvoir ecclésiastique a soutenu que le système institutionnel était l’interprétation fidèle et l’expression présente de l’Évangile. A vrai dire, la théologie a servi à démontrer que la Bible appuyait le système ecclésiastique catholique, pour subordonner l’Évangile à l’Institution. Maintenant, la tâche est différente. Il s’agit de découvrir ce qui est réellement révélation divine, en le séparant de tous les éléments qui ont été ajoutés.
Tout ce qui a été ajouté a eu un rôle historique, positif ou négatif. Beaucoup d’éléments sont entrés par influence d’autres religions, ou pour des raisons politiques ou culturelles du moment. Ils ont eu un effet positif ou négatif et probablement quelque chose de l’un et l’autre. Le problème est que les circonstances ont changé et que beaucoup d’additions utiles dans le passé paraissent actuellement incompréhensibles et inassimilables.
Quand on dit Évangile, on veut penser à ce qui vient réellement de Jésus. Il y a dans les évangiles eux-mêmes des additions qui proviennent des communautés, et il y a dans la culture judaïque, dans laquelle Jésus s’exprima, des éléments de mythologie. Nous ne pouvons conserver ces mythologies dans le noyau central.
Certes, le peuple chrétien a besoin d’institutions: Il a besoin de croyances définies, de rites et de célébrations, de communautés et d’organisation des communautés. Il a besoin de ministères organisés. On peut même penser qu’il a besoin de mythologie. Le défi est que ces institutions aident effectivement à introduire l’Évangile dans la vie. Elles ne peuvent pas être considérées comme définitives, irréformables, mais doivent laisser la place à d’autres expressions institutionnelles quand les temps ont changé.
Pareillement les chrétiens ont besoin de signes d’identification. Ils ont besoin de réaliser des gestes de reconnaissance, de prononcer des paroles de reconnaissance, ce qui leur permet de renouveler la conscience d’appartenir à un peuple, le peuple de Dieu. Tous les peuples ont des signes d’identité et le peuple de Dieu aussi. Mais ces signes doivent être compréhensibles et avoir un contenu, ne pas être des gestes purement mécaniques.
A vrai dire, les grandes lignes d’une réforme de l’Institution ont déjà été explicitées bien des fois dans les 30 dernières années. Le problème est la volonté de changement. Toute bureaucratie répugne à n’importe quel type de changement parce qu’il pourrait provoquer des changements dans la bureaucratie elle-même et mettre en question la carrière des fonctionnaires. Tous désirent que rien ne change. Or la bureaucratie vaticane a acquis une force inouïe pendant le pontificat de Jean Paul Il qui n’a manifesté aucun désir de changer quoi que ce soit, sauf d’ajouter de nouveaux services bureaucratiques.
Il y a dans le peuple chrétien, à tous les niveaux, une aspiration à la décentralisation du pouvoir romain. Mais c’est justement cette réforme que la Curie va empêcher par tous les moyens à sa disposition. Parce que ce serait pour elle une perte de pouvoir et une suppression d’emplois.
Pourtant, le défi est là et ne va pas disparaître. Le système bureaucratique actuel empêche l’évangélisation des peuples et décourage les Églises locales. Il a provoqué le départ de millions de catholiques, surtout en Europe et en Amérique Latine. C’est seulement l’Évangile de Jésus Christ qui peut convertir.
6. L’Église et le monde
Le Concile Vatican II proclame que l’Église est au service du monde et n’est pas une fin en elle même. Sa finalité est le salut de tous les peuples, de l’humanité entière, “reconnaît l’autonomie du monde » et reconnaît que ce n’est pas l’Église qui dirige le monde comme aux temps de la chrétienté. Dans Gaudium et Spes on renonce au projet de chrétienté. Mais les paroles disent une chose et la réalité est différente. Dans la pratique, une grande partie de l’Église agit comme s’il y avait encore ou comme si on pouvait refaire une nouvelle chrétienté semblable à celle qu’il y avait dans la première partie du 20ème siècle.
Quand se réalisa la séparation de l’Église et de l’État au Brésil, les évêques ne suivirent pas les recommandations du P. Julio Maria, mais ils élaborèrent un programme de reconquête du pouvoir perdu, en profitant des structures de la société républicaine, de telle manière que l’Église puisse, dans la pratique, refaire une chrétienté. Ils adoptèrent comme priorité la stratégie de toujours : évangéliser au moyen des enfants et des institutions d’éducation. De fait, en un peu plus de 50 ans et sous la baguette du Cardinal Leme, grand admirateur de la nouvelle chrétienté d’Europe, l’Église retrouva au Brésil une grande puissance. On a dit que 80% des élites brésiliennes avaient été éduquées dans des collèges catholiques. De nouveau, l’Église avait une façade impressionnante. Il y a eu, de nouveau, une connivence entre l’Église et l’État. La classe dirigeante sentait qu’elle avait besoin de l’Église pour maintenir le peuple dans la soumission, et n’épargnait pas les faveurs ni même les privilèges, dont furent bénéficiaires les institutions catholiques.
Presque tous les pays latino-américains eurent une évolution semblable à celle du Brésil. Le modèle était l’État de Bien-être d’Europe occidentale, un capitalisme limité par une législation sociale protectrice des travailleurs, et la conservation des valeurs éthiques traditionnelles, surtout dans la famille. C’est vrai qu’il y avait une différence à la campagne. Cette nouvelle chrétienté n’a pas mis en question la structure de la campagne et les paysans restèrent ignorés et sans influence dans la vie des nations. Le plan de la Commission Économique pour l’Amérique latine (CEPAL) s’arrangeait de ce modèle parce qu’il empêchait le grand capital mondial de s’emparer de l’économie nationale, bien qu’il eût déjà réalisé quelques incursions. Tout paraissait en paix. Les accords entre les évêques brésiliens et le président Juscelino Kubitschek étaient le symbole des harmonieuses relations d’une néo chrétienté de fait, en laquelle officiellement l’Église n’avait pas le pouvoir politique, mais l’avait en réalité, grâce à des relations cordiales entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil, fédéral, d’État ou municipal.
Vinrent les régimes militaires. Sauf au Chili, où Pinochet introduisit le nouveau modèle de globalisation néolibérale dès les années 70, les autres gouvernements militaires ne changèrent pas fondamentalement la structure de la société. Au Brésil, l’Église a assumé la défense des libertés civiles et des droits des citoyens, avec un certain succès. Car si on fait une comparaison entre les pays, la répression a été beaucoup moindre qu’en Argentine ou au Chili ou dans les pays d’Amérique Centrale. Mais il n’y pas eu grand conflit lié à la structure sociale et économique. Dans la pratique, les gouvernements militaires, sauf au Chili, sont restés d’une certaine manière, fidèles à la conception de la doctrine sociale de l’Église, et ont prolongé la phase antérieure. Ils ont pratiqué un nationalisme qui les protégeait de la contamination par le modèle néolibéral. Les gouvernements militaires concordaient globalement avec la doctrine sociale de l’Église. Les épiscopats qui ont collaboré avec les gouvernements militaires invoquaient cet argument.
Après les régimes militaires, beaucoup, dont le clergé et l’épiscopat, pensèrent qu’on allait retourner au système antérieur, aussi harmonieux, de relations pacifiques où la doctrine sociale pourrait fournir l’idéologie des régimes de Bien-être social. Comme nouveauté, l’État de Bien-être pourrait même intégrer d’autres secteurs de la population, par exemple, les paysans. On pensait que le temps de la réforme agraire était arrivé. Un coup d’œil sur le Chili aurait pu éveiller plus de méfiance. Car au Chili la démocratisation a maintenu le modèle néolibéral sans vraiment le mettre en question, et l’Église est restée silencieuse : le parti démocrate chrétien était au pouvoir et a pris la responsabilité de continuer avec le modèle néolibéral.
Est entré le nouveau modèle de société qui s’appelle globalisation, ou néolibéralisme – peu importent les noms. Tout cela s’est passé dans la décennie des 90, la “décennie de la honte” après la “décennie perdue” des années 80. Les pays latino-américains se sont ouverts au modèle néolibéral et s’intégrèrent dans l’empire du néocapitalisme des grandes multinationales. Tout cela est bien connu.
Ce qui s’était passé dans le premier monde depuis les années 70 et surtout dans les années 80, entra en Amérique Latine dans les années 90 (au Chili dans les années 70), sans effet sensible sur la relation Église-Monde.
Sous des apparences démocratiques, le pouvoir a été transféré des États aux grands complexes financiers et aux multinationales. Les gouvernements se proclament encore fidèles à la doctrine sociale de l’Église, mais le nouveau pouvoir économique mondial ignore complètement cette doctrine. Ses critères son différents. Entre le projet de l’Église et le projet du grand capital il n’y a plus de contact. Le modèle économique invoque l’autorité de la science. Et contre la science on ne peut rien.
Cela signifie que la doctrine sociale de l’Église a perdu toute sa force. Elle a perdu toute pertinence, parce qu’elle est inefficace, sans effet réel dans la société. C’est comme si elle n’existait pas.
Aussi sommes-nous dans une situation nouvelle : une Église du silence au milieu d’une société guidée par la valeur suprême de l’argent, pour laquelle les normes sont la compétitivité et le renforcement du pouvoir. Personne ne lit la doctrine sociale de l’Église, parce que tous savent consciemment ou inconsciemment qu’elle n’est plus du tout en vigueur. Gaudium et Spes a perdu sa pertinence, elle est sans contenu réel, elle n’a pas d’application.
Alors l’Église doit exprimer son témoignage d’une autre manière. Aujourd’hui, publier des documents ou faire des discours manque de pertinence. Personne ne lit ces documents, proclamations, appels et ainsi de suite. Pour le FMI, cela manque de pertinence. Le monde actuel a besoin de recevoir des messages plus concrets, plus forts, qui arrivent à mobiliser les media et éveiller l’attention et l’émotion des masses.
Ce qui porte témoignage aujourd’hui ce ne sont pas les paroles, mais les gestes. Le geste de Daniel qui refuse d’adorer la statue en or. Où est la statue en or ? Elle est à Davos, au club de Paris, au FMI, à l’OMC. Elle est dans les multinationales. Les effets sont innombrables: mercantilisation du travail, réduction du travailleur en esclave de l’entreprise, exclusion sociale de la moitié de la population, favelisation des grandes villes et ainsi de suite. Ce ne sont pas de petits scandales isolés, mais des faits immenses. Pourtant ces faits affectent précisément des êtres humains.
Ce qu’on attend ce sont des actions prophétiques de grande visibilité qui manifestent la parole de Dieu dans l’humanité, de manière qu’elle puisse, de fait, atteindre les multitudes. Un exemple peut éclairer cette nécessité. Quand l’évêque de Barra, Dom Luis Flavio Cappio, a fait la grève de la faim pour appeler l’attention sur les mensonges et les injustices du projet de détournement des eaux du Rio Sào Francisco, tous les media communiquèrent la nouvelle et cette simple action a réussi à provoquer un débat dans l’opinion publique nationale, et à faire suspendre, et peut-être pour toujours, le projet. Si la CNBB avait publié un document, personne n’en aurait pris connaissance.
Au temps des régimes militaires il y a eu beaucoup d’actes prophétiques semblables, par exemple, de la part d’évêques de grande personnalité, au Brésil, au Chili et dans beaucoup de pays. La mort de Don Oscar Romero a été un signe extraordinaire. A l’époque les signes étaient destinés aux peuples dominés par des dictatures militaires.
Aujourd’hui, le problème ce ne sont plus les militaires. Au contraire, il y a des militaires qui peuvent retourner à la tradition nationaliste, très forte dans l’histoire latino-américaine. L’ennemi est le système économique dictatorial mondial centré dans les pays du premier monde.
Depuis l’admission du nouveau système de communication dans l’Église, toute l’attention des media s’est portée sur la personne du Pape Jean Paul II, qui a monopolisé le pouvoir des images, c’était l’unique catholique connu des media. Le Pape avait le don de La communication et consciemment ou inconsciemment il voulait être l’unique étoile. Le Pape réussit à donner à l’Église une visibilité impressionnante. Mais, globalement, son message était orienté, et cela de manière assez unilatérale. Il était impossible qu’une seule personne concentre en elle-même toute la mission de témoignage de l’Église.
La néo chrétienté créée après la Révolution Française suscita la création de beaucoup d’œuvres catholiques. Elles réussirent à maintenir dans le sein de l’Église les paysans anciens de culture rurale traditionnelle. Elles ne réussirent pas à intégrer les ouvriers, ni les intellectuels. Beaucoup d’œuvres “catholiques” apparaissent aussi aujourd’hui. Elles ont leurs avantages et leurs effets positifs.
Les œuvres catholiques ne sont plus des signes forts dans le monde d’aujourd’hui. Elles paraissent bien plutôt être des îlots, des refuges, des entités qui restent inconnues du reste du monde. Elles servent aux chrétiens traditionnels, mais ne constituent pas une annonce de l’Évangile pour la grande masse des gens. Il n’existe même plus de masse de paysans de culture traditionnelle. Il ne manque pas de cas où le message diffusé par ces œuvres est que “l’Église est riche”.
En outre, elles font qu’il manque une présence catholique dans les institutions et dans la société civile. Elles consument les énergies des catholiques les mieux formés. Qui portera témoignage au milieu du monde ? Au lieu d’être envoyés comme missionnaires, les catholiques vivent ensemble dans une société parallèle sans contact avec la grande société. Si l’Église continue à réserver pour elle-même les meilleures forces des religieux et des laïcs, qui sera présent et qui portera témoignage dans les entreprises, dans les grands ensembles d’habitation, dans les favelas, dans les universités, dans les collèges et ainsi de suite ?
Aujourd’hui existent des milliers d’associations et organisations de lutte contre la société néolibérale. Il y a de la place pour les catholiques. Car dans tous ces mouvements on a besoin d’une idéologie, de projets concrets et de dirigeants honnêtes. Il y a place pour que les catholiques se manifestent comme serviteurs les plus désintéressés, les plus dévoués, les plus honnêtes. Ils peuvent être le sel de la terre, la lumière qui dans la montagne attire les regards.
Les exhortations officielles disent que les laïcs doivent porter témoignage dans le monde, mais comment peuvent-ils le faire, s’ils sont mobilisés au service des institutions catholiques ? L’Église prend beaucoup d’entre ces personnes qui pourraient être au milieu du monde. Il y a une contradiction entre le discours officiel sur les laïcs et la pratique institutionnelle qui ne s’intéresse pas au monde. La hiérarchie devrait adopter une attitude plus claire et donner des orientations non contradictoires.
Le défi lancé aux chrétiens par le monde est aujourd’hui beaucoup plus grave qu’avant. Car le système est très fort, très autoritaire. Dans les entreprises la surveillance est totale. Personne ne peut contester, personne ne peut protester, personne ne peut critiquer. Qui ne se soumet pas comme un esclave est suspecté et peut être éliminé. Aussi porter un témoignage chrétien suppose de l’héroïsme. En même temps il faut être prudent comme les serpents. La liberté d’expression n’existe pas. Il y a une campagne de lavage de cerveau pour manipuler les esprits et obtenir que tous se convainquent qu’il faut obéir, qu’il n’y a pas d’alternative et qu’on a de la chance d’être dans l’entreprise. Toutes les sciences humaines concourent pour soumettre les esprits. Les media, les institutions, l’ambiance globale de la société, tout sert pour décourager une quelconque tentative de changement. Aussi, seulement des personnalités fortes, avec des convictions très fortes, pourront porter témoignage. La majorité restera silencieuse. L’économie néolibérale a la force des empereurs romains. La pression psychologique est forte. Dans la pratique et de fait, la majorité cède, et perd ses convictions propres.
D’où la nécessité d’une préparation et d’un appui solide. Sans formation très profonde, personne ne pourra ouvrir la bouche dans la société, et tous répéteront les mensonges divulgués par les media.
La paroisse ne donne pas cette formation. Si on veut évangéliser le monde, il faut choisir comme priorité la formation de laïcs dans tous les milieux. Les meilleurs prêtres, les meilleurs religieux et les meilleures religieuses doivent être réservés pour cette formation. Assez de formation pour enfants ! Et il est mieux de laisser des paroisses sans curé, car les laïcs peuvent assumer quasi toutes les tâches. Une première génération de laïcs formés peut aussi être formatrice. Mais cela exige 10 ans. Si on n’a pas le courage de former des laïcs qui affronteront cette structure, plus dure que l’Empire Romain car elle soumet les esprits, il n’y aura pas de présence d’Église dans le monde, malgré tous les jolis textes et discours.
Pour prendre seulement un exemple, la corruption existe à tous les niveaux dans toutes les entreprises. C’est un fait mondial et pas typiquement brésilien. Les media parlent des cas de corruption dans la vie politique, parce qu’ils peuvent le faire sans peur de la répression. Mais personne n’ose dénoncer les cas de corruption dans les entreprises, dans l’industrie, dans le commerce, dans les transports, dans les prisons, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les administrations publiques, et jusque dans le football qui est maintenant une grande entreprise. La règle est que tout le monde pratique la corruption. Comment changer cela ? Les lois ne s’appliquent pas parce que tout le monde occulte la chose. Personne ne sait rien, personne n’a rien vu ni entendu parler de rien. Qui va pouvoir être honnête et refuser d’entrer dans la corruption ? On a besoin d’une énergie sans pareille.
La vie actuelle est une préoccupation permanente, pour ne pas perdre son emploi dans le cas de celui qui en a un, ou pour en chercher un dans le cas de celui qui n’en a pas, ou pour penser à des petits boulots afin de survivre pour qui a renoncé à chercher un emploi. Entre tous existe une compétition. Pour avoir un emploi il faut plaire, flatter, et, surtout, avoir de bonnes relations. Dans ces conditions, comment maintenir l’équilibre ? Comment vivre sereinement devant de telles menaces ? Seulement des héros peuvent se le permettre.
La pression sociale est si forte que sans une profonde mystique il n’y a pas moyen de s’en tirer. Le clergé ne participe pas à tout ce qui se passe dans la société; il reste dans un endroit privilégié, aussi il ne sait pas ce qui se passe. La hiérarchie n’est pas consciente des défis de la société actuelle. On ne doit pas penser qu’avec le développement ces choses s’amélioreront par elles-mêmes, car dans le monde développé ces problèmes sont plus durs encore.
Aussi sans mystique on ne peut pas agir comme chrétien dans le monde. Rahner disait déjà qu’au 21ème siècle l’Église serait mystique ou ne serait pas. La formation paroissiale ne suffit pas. A propos, ceux qui vont au culte sont justement les personnes qui ne subissent pas cette pression permanente.
Il n’y a pas une forme unique de mystique. Il y a une grande variété de mystiques en train de surgir. Sans une vie en permanente présence de Dieu, personne ne s’en tire. Aujourd’hui la mystique ne peut être vécue dans un refuge loin du monde, si on ne veut pas être un privilégié et sauf quelques vocations très exceptionnelles. Elle doit être vécue dans la société, comme dans les premiers temps, c’est-à-dire, dans une société contraire à l’Évangile, étrangère aux valeurs morales, dans une société sans amour et où tous sont rivaux et tous peuvent être piétinés, renvoyés, abandonnés.
L’économie néolibérale, la manière dont se fait la globalisation, n’est pas inévitable. Surmonter ce système est le grand objectif du 21ème siècle. Cela demandera du temps. Il y a un éveil, mais il manque encore la participation des chrétiens dans cet éveil. Les hommes et les femmes qui sont là pratiquent déjà une vie évangélique. Ils sont d’Église, mais il leur faut se reconnaître, se connaître et se solidariser en vue d’un appui mutuel. Ce sera le rôle des petites communautés. Sans petites communautés les héros se fatigueront et se décourageront. Avec une Église vivante, les héros peuvent se multiplier et changer ce monde.
Il y a une terrible contradiction entre l’aspiration à la liberté qui naît lors de la révolution culturelle des années 70 et le système économique mondial qui exerce une dictature sur les corps et dans les esprits. Ceux qui seront à l’avant-garde de la lutte pour surmonter cette contradiction seront un signe. Le message de Jésus ne sera pas diffusé à partir du pouvoir, mais par des personnes héroïques qui se mettent à l’avant-garde du combat avec seulement la force de Dieu.
Auteur : José Comblin (théologien, réside au Paraiba, Brésil)
Source : Cet article a été à l’origine publié dans la REB (Revista Eclesiastica Brasileira) 265 (janvier 2007) 36-58, et gentiment concédé par son rédacteur, Fr. Eloi Dionisio Piva, à qui nous exprimons notre gratitude.
Traduction de “As grandes incertezas na Igreja atual” faite par Herve Camier avec la collaboration du “Movimiento También Somos Iglesia-Chile”. (Mouvement Nous aussi sommes l’Eglise-Chili)
Les grandes insécurités de l’Église actuelle
José Comblin
LA RÉALITÉ DE BASE
Le fait fondamental est que l’Église elle-même n’a pas perçu ou n’a pas reconnu ou n’a pas voulu accepter la grande révolution de la société occidentale qui s’est manifestée dans les années 70 du siècle dernier et s’est étendue rapidement dans le monde entier. Ce qui se passe actuellement en Chine et chez les « Tigres asiatiques » est hautement significatif. Des peuples ayant une longue tradition de civilisation adoptent avec enthousiasme et presque avec euphorie la nouvelle société occidentale née de la révolution des années 70.
L’Église vit encore dans l’illusion du temps de Vatican II, comme si il n’y avait pas eu une révolution aussi radicale que la révolution française après le concile. Qui lit aujourd’hui les textes conciliaires, par exemple « Gaudium et Spes », ne peut se laisser impressionner par l’ingénuité de la conception du monde qu’on se faisait à cette époque. Vatican II a parlé pour un monde qui n’existe plus aujourd’hui. Il est entré dans l’histoire mais il n’aide plus comme orientation pour le monde d’aujourd’hui.
À partir des années 70 s’est amorcé l’écroulement de la chrétienté. Dans les temps de Vatican II, quelques personnes avancées avaient proclamé la fin de la chrétienté. Mais ils n’en avaient pas prévu la fin. Au contraire, le concile a vécu une ambiance de néo-chrétienté. Quelques années plus tard a commencé une grande révolution de la société occidentale qui s’est répercuté aussi dans l’Église comme un ouragan. De nombreux catholiques se sont séparés de l’institution, y compris plusieurs prêtres et religieuses. Les conservateurs intransigeants ont attribué le fait au concile, mais le concile n’avait rien à voir avec cela. Ce qui est arrivé fut la grande révolution de la société occidentale : révolution dans la science, l’économie, la politique, la culture; une révolution totale et profonde avec comme conséquences une révolution dans l’éthique et la religion.
Cette révolution a questionné toutes les institutions : la famille, l’entreprise, l’école, l’université, l’État et naturellement les institutions religieuses. Les pouvoirs anciens ont disparu et de nouveaux pouvoirs sont apparus. Maintenant, oui, nous arrivons à la fin de la chrétienté. Cependant ce n’est pas encore la fin de la conscience chrétienne dans l’Église. Au contraire, toute l’institution continue de fonctionner comme si rien n’avait changé et comme si l’Église avait le pouvoir de toujours. Il y a des mouvements puissants qui pensent qu’ils peuvent de nouveau réaliser une néo-chrétienté comme cela s’est produit après la révolution française. Pure illusion! Il manque les éléments sociaux pour recommencer cette opération.
Cette conscience de chrétienté dans une situation de vacuité engendrée par cette conscience engendre un sentiment passablement généralisé de malaise. On peut comparer la psychologie des catholiques et du clergé lui-même avec la psychologie des évangéliques! Parmi les évangéliques prévaut un sentiment d’euphorie, de confiance, de victoire. Les évangéliques se sentent victorieux et les catholiques ont une conscience de déroute, eux qui essaient de maintenir le passé, mais sans grande conviction.
Alors, la fin de la chrétienté signifie que l’évangélisation et la pastorale ne peuvent plus se faire dans une position de pouvoir.
Depuis Constantin, la pastorale se fait à partir d’une position de pouvoir des évêques et du clergé. Eux enseignent, administrent les sacrements, gouvernent les communautés. Chaque curé est pape dans sa paroisse : il est infaillible et a pleine juridiction. Les laïcs sont objets d’obligations : ils doivent aller à la paroisse, ils doivent obéir et surtout ils doivent soutenir financièrement une institution dans laquelle ils n’ont aucun pouvoir. Et le pouvoir du clergé se présente comme s’il était le pouvoir de Dieu. La paroisse est l’image du pouvoir. Le curé est envoyé par l’évêque sans consulter les laïcs. Lui, commande, non pas parce qu’il est reconnu par son peuple comme une personne plus préparée, mais simplement par imposition de l’évêque. Il arrive subitement et il peut commander en tout. La seule chose qui peut limiter son pouvoir est la résistance du peuple, l’indifférence de la majorité et une attitude de défense, si fréquente entre catholiques, qui réussit à faire que seule une petite minorité participe à la paroisse.
En ce qui concerne l’évangélisation du monde, elle se fait presque toujours par imposition.
L’évangélisation a accompagné la conquête par les pouvoirs de la chrétienté de l’Occident, par des guerres de religion ou par la conquête et la conversion forcée. Il y eût des exceptions. Il s’est trouvé des missionnaires qui ont protesté contre la conquête. Mais ceux-ci n’ont pas eu d’influence. Leurs écrits n’ont pas été publiés avant le XIXème siècle quand les empires d’Espagne et du Portugal avaient déjà disparu. Les peuples conquis ont reçu le christianisme par la pression du pouvoir politique et militaire associés à la mission.
Aujourd’hui, l’Église n’a plus de pouvoir ou ne compte qu’avec une certaine illusion de pouvoir. Elle ne peut plus évangéliser par le biais du pouvoir. Ceci laisse l’Église déconcertée, avec un sentiment d’impuissance. J’ai moi-même entendu un nonce apostolique dire que sans appui du pouvoir civil l’Église ne réussit pas à évangéliser. Ceux qui sont attachés à la tradition sont déconcertés. Accoutumés à ce que le prêtre soit une personne de pouvoir, ils sont subitement désorientés quand ils s’aperçoivent que personne n’accepte plus ce pouvoir, sauf quelques dames pieuses qui prennent soin de l’Église paroissiale. Monseigneur Expedito de Saõ Paulo do Potengi (au Brésil) rapportait les mots de l’évêque de Natal qui l’avait nommé curé : « Expedito, n’oubliez jamais que vous êtes une autorité. Faites en sorte d’avoir de bonnes relations avec le Préfet, avec le Gouverneur et avec le juge. Pour le reste faite ce que vous pouvez. »
Le problème de tous les problèmes et qui est à la base de tout, c’est la nécessité d’évangéliser sans le pouvoir, à partir d’une relation d’égalité, un être humain avec un autre être humain, avec une façon d’entrer en relation entre des personnes égales et non pas dans une relation de supérieur à inférieur.
Le drame est que de nombreux jeunes prêtres qui ont été formés pour le pouvoir et dans une ambiance de pouvoir, découvrent tout d’un coup qu’ils n’ont plus de pouvoir. Mais ils n’ont pas été préparés pour créer des relations de personne à personne comme des frères égaux.
Dans le langage de Vatican II on a fait la promotion du laïcat. Depuis lors de nombreux documents, excellents, ont été publiés sur les laïcs dans l’Église. Les documents de la Conférence épiscopale brésilienne sont particulièrement excellents et démontrent la qualité des conseillers des évêques. Cependant, dans la pratique, il n’y a rien de changé. Les laïcs n’ont pas plus de pouvoir ni d’autonomie qu’avant. Tout est resté en paroles parce rien n’a changé dans l’institution. Durant le précédent pontificat on a publié un catéchisme catholique. Quelle a été la participation du Peuple de Dieu dans la préparation de ce catéchisme? Aucune. On ne sait même pas qui sont ceux qui ont préparé le catéchisme. On a publié un nouveau code de droit canonique. Quelle a été la participation du peuple chrétien dans la rédaction de ce code? Aucune. Les laïcs ne valent rien et ne savent rien. Dans la pratique ils n’ont pas l’Esprit Saint. Ils sont ignorants et en tant que tels, ils doivent accepter tout sans récriminer. Avant cela, il y a eu des réformes liturgiques. Le peuple chrétien a-t-il été consulté? Non. Le peuple est ignorant. Les laïcs sont des ignorants. Tout cela comme si l’Esprit de Dieu était seulement dans la hiérarchie. Ce que disent les documents reste sur le papier. Dans la pratique tout demeure comme avant : une relation de pouvoir et une pastorale à partir de ce pouvoir. C’est cela qui doit changer si nous voulons évangéliser ce monde nouveau dans lequel nous sommes submergés.
Car nous sommes dans un monde nouveau. La grande majorité des baptisés ne connaissent plus le Notre Père et ignore tout de l’Église. La vie se passe en courant; nous courons d’une activité à une autre pour survivre. La désorganisation sociale est telle que les personnes vivent comme des individus solitaires, isolés, sans confiance dans les autres, sans relation humaine solide et stable, parfois pas même entre conjoints. La chrétienté traditionnelle avec sa façon de vivre, survit dans quelques familles paysannes. Il y aura toujours des représentants du passé. Mais ces gens n’exercent plus une influence dans la société et constituent des refuges ecclésiastiques. Pour les cinq millions d’habitants des condos de Saõ Paulo, que signifie l’Église? Pour les trois millions qui vivent dans les ravines, que signifie l’Église. Quel est son pouvoir?
Ce qui est valable ce sont les missionnaires qui réussissent à former de petites communautés vivantes, à partir d’une relation fraternelle, relation égalitaire, sans se prévaloir d’aucun pouvoir ecclésiastique. Voilà le défi pratique et non assumé collectivement par l’Église : reconnaître qu’on ne peut plus évangéliser à partir du pouvoir mais seulement à partir d’une relation d’êtres humains avec d’autres êtres humains égaux. En théorie il n’y a pas d’objection, mais dans la pratique tout continue comme si l’Église avait encore le pouvoir qu’elle avait avant les années 70 du siècle dernier.
… à suivre…
ÉGLISE ET POUVOIR
Le présent texte, transcrit à partir de conférences prononcées à Santiago, Chili, en novembre 2005, conserve le « style oral ».
Il est de plus en plus évident que le principal problème pour les chrétiens d’aujourd’hui, c’est la question du pouvoir. C’est la principale nouveauté, le grand défi que la culture contemporaine adresse à l’Église après Vatican II. Le Concile n’a pas parlé de ça. Il a plutôt essayé d’éviter la question, parce qu’à ce moment là, la question du pouvoir n’était pas encore un thème dominant dans la culture occidentale.
Dans Lumen Gentium, le Concile a tenté de ne pas utiliser le mot pouvoir; quand il parle de la hiérarchie, il utilise le mot « munus » (tâche), ou des mots qui signifient le service. C’est ainsi qu’on évite de toucher à la question du pouvoir. C’est bien évident qu’on a évité volontairement le mot pouvoir (sauf à quelques occasions comme en 18a où les mots « pouvoir sacré » sont immédiatement atténués par le mot service).
La hiérarchie tente de mettre le sujet de côté en pensant que c’est une question incongrue, non pertinente, mais sa pertinence est plus évidente que jamais. Le clergé, formé pour manipuler des concepts édifiants, rejette l’idée que quelque chose pourrait être motivé par des questions de pouvoir dans l’Église. On présume que tout se fait par amour. Même la condamnation des hérétiques se fait par amour. C’est un service pour l’Église. Il est clair que, comme pour toute société humaine, la question du pouvoir est pertinente dans l’Église. Encore plus, elle est inévitable.
La relation de pouvoir est encore celle définie par la chrétienté médiévale. Les formes ont changé, mais le fond demeure le même.
Dans l’ecclésiologie traditionnelle, depuis les origines au XIVe siècle, le mot pouvoir occupe le centre du sujet. Alors, l’Église se définit par les pouvoirs qui la constituent. Ce qui fait l’Église, ce sont les pouvoirs de la hiérarchie. Le mot pouvoir a toujours un sens positif et seulement positif. Le pouvoir est l’un des principaux attributs de Dieu, peut-être l’attribut le plus important, pour le moins dans la dévotion catholique. Dans la liturgie on ajoute toujours l’adjectif puissant ou tout puissant à l’invocation de Dieu. Dieu est le tout puissant. Le pouvoir de Dieu est totalement positif. Il est le créateur et le sauveur. C’est ce qui produit tout ce qui existe et qui conduit la création, agissant par les moyens du salut.
Maintenant, le pouvoir de Dieu agit à travers les pouvoirs humains. Dieu n’agit pas sans la médiation des hommes. Ces médiateurs revêtus d’une participation au pouvoir de Dieu pour réaliser les œuvres de Dieu sont la hiérarchie de l’Église. Le pouvoir de la hiérarchie est seulement positif, parce que c’est le pouvoir même de Dieu. On dit que la hiérarchie est la cause efficiente de l’Église. Elle produit l’Église car l’action salvatrice de Dieu passe par cette médiation. Le pouvoir de la hiérarchie est comparable seulement avec le pouvoir créateur de Dieu : ce sont eux qui créent l’Église. C’est le pouvoir sauveur de Dieu : ils réalisent le salut. Dieu a élu quelques hommes pour être les sauveurs de l’humanité. Les laïcs se sauvent par l’intervention de la hiérarchie. Sans la hiérarchie ils ne sont rien. Ils reçoivent tout et ne produisent rien.
Ce pouvoir surnaturel de la hiérarchie culmine dans l’eucharistie. Comme le Pape vient de le rappeler, le prêtre ordonné prononce les paroles de la consécration comme s’il était le Christ lui-même. Le Christ parle par sa bouche et produit par la bouche du prêtre le miracle de la transsubstantiation, le plus grand miracle qu’on puisse imaginer. Le ministre ordonné a la même force que Dieu, quand il célèbre l’eucharistie.
Les laïcs regardent, admirent, adorent et reçoivent Dieu des mains du prêtre. Cette théologie est l’image de l’Église dans l’ecclésiologie traditionnelle qui est courante jusqu’à Vatican II, même si elle a été réfutée par les meilleurs biblistes et les meilleurs historiens catholiques. C’est toujours la théologie du Pape.
Ce pouvoir est le service de la hiérarchie. Exercer le pouvoir divin c’est le service que le ministre ordonné offre à l’Église à laquelle il a donné vie. Il ne peut y avoir aucune opposition entre le pouvoir et le service. Le pouvoir est le plus grand service.
Il est évident que cette identification entre pouvoir et service ne vient pas du Nouveau Testament. Elle vient de l’idéologie impériale. Dans cette idéologie, tout pouvoir est positif parce que tout pouvoir est service à la société « Dominer pour servir », voilà la définition de tous les colonialismes, jusqu’à la guerre en Irak qui est le plus grand service apporté au peuple irakien.
Les théologiens de ce temps là connaissent très bien tous les défauts personnels de la hiérarchie, des prêtres et des diacres. Mais cela ne change pas la théorie. Les pires prêtres continuent à créer l’Église par ses sacrements, ses paroles et son gouvernement. Les abus de pouvoir sont considérés comme de purs problèmes personnels qui se solutionnent par la conversion du prêtre. Ils ne reconnaissent pas que cette situation n’est pas inévitable, qu’elle est liée en grande partie au modèle de société qu’on a bien voulu imposer à l’Église et qu’il s’agit, par le fait même, d’un problème de politique dans l’Église.
Mais, les membres de la hiérarchie ne peuvent pas être de purs représentants du pouvoir de Dieu. En exerçant son pouvoir, ils ne communiquent pas le message de Dieu, mais plutôt toute la théologie. En administrant les sacrements, ils manipulent la religiosité populaire avec sa magie et ses superstitions. En gouvernant leurs paroisses et leurs diocèses, ils agissent comme des patrons d’entreprises. Ils créent une certaine orientation de l’Église, ils ne créent pas l’Église produit de l’Esprit Saint, par l’intermédiaire de tous les chrétiens, chacun avec son charisme. L’orientation donnée par le clergé n’est pas corrigée ni améliorée par le peuple chrétien, elle se transforme en domination. Alors, le pouvoir devient domination, comme dans toutes les institutions humaines. C’est pour ça qu’il existe toujours un problème politique dans l’Église, qui est le problème que les membres du clergé sont des êtres humains et non de purs dépositaires du pouvoir de Dieu. Leur pouvoir n’est pas comme le pouvoir de Dieu, pure force créatrice, il n’est pas un pur don de la vie. Il est aussi imposition, arbitraire, domination de l’homme sur l’homme. Pas seulement à cause des vices personnels, mais par les structures de péché.
La conception médiévale du pouvoir dans l’Église, avec l’abîme qui s’en suit entre le clergé et le peuple, est en crise depuis deux siècles, même si la hiérarchie l’a nié jusqu’à Vatican II et si plusieurs le nient encore aujourd’hui.
Cette relation est en crise depuis longtemps et la crise s’est accentuée davantage au XXe siècle. Des millions de personnes ont abandonné l’Église catholique et la cause fondamentale, consciente ou inconsciente, c’est la question du pouvoir. Avec le Pape actuel, on ne peut même pas soulever le problème parce que son pouvoir est plus absolu que le pouvoir de n’importe quel Pape du passé, incluant le pouvoir de Pie XII. La hiérarchie nie le problème parce qu’elle sent qu’elle serait le premier objet de la contestation. Mais il est évident que la nouvelle société urbaine, alphabétisée et culturellement développée, n’accepte pas ce genre de relation de pouvoir qui est né au Moyen Âge. Elle ne peut accepter que Dieu réserve sa médiation à quelques-uns, quand le Nouveau Testament annonce que l’Esprit Saint est donné à tous. Il affirme qu’il y a diversité de rôles et de services. On ne discute pas le fait que certaines personnes soient destinées à gouverner. Mais on n’accepte pas que le pouvoir humain soit identifié au pouvoir de Dieu.
On ne peut pas nier que l’Église, comme tout groupe humain, a besoin d’une organisation de pouvoir, mais pas éternellement cette organisation née à une époque historique donnée, limitée dans le temps. Personne ne nie que l’autorité soit nécessaire. Mais le système actuel de l’autorité fait que des millions de catholiques, justement ceux qui sont de la nouvelle culture urbaine, s’éloignent de l’Église, ou tout simplement perdent inconsciemment le sentiment d’appartenance à cette Église.
Il faut donc voir et examiner de façon critique le système de pouvoir qui existe dans l’Église, régi par un droit canonique toujours relatif. Il faut voir clairement la différence entre ce qui est permanent dans l’Église et ce que l’histoire a faite dans les siècles suivants. Sinon, nous serons prisonniers de l’histoire, prisonniers d’un passé mort.
1. L’ECCLÉSIOLOGIE DU NOUVEAU TESTAMENT ET LE POUVOIR
L’ecclésiologie de Paul est centrée sur le concept du peuple de Dieu, corps du Christ et temple de l’Esprit Saint. Ce concept est sous-jacent à tous les chapitres de ses lettres. Tout ce qu’il dit de l’Église se réfère à ce peuple de Dieu.
La doctrine du pouvoir selon Paul est implicite dans sa doctrine sur la Loi et l’Esprit. Le peuple de Dieu passe par deux étapes. D’abord, il y a eu le régime de la Loi et maintenant, avec Jésus, commence le régime de l’Esprit. Dans le régime de la Loi, la relation avec Dieu est une relation de soumission. Le peuple de Dieu est le peuple qui se soumet à la Loi. L’obéissance à la Loi est la vertu suprême. Mais, la Loi ne serait pas réelle si elle n’était pas présentée par des dirigeants humains. La Loi n’existerait pas comme telle, s’il n’y avait pas sur terre, au dessus du peuple, une autorité qui oblige à la respecter. Cette autorité est représentée par les docteurs et les prêtres, ceux-là même qui ont condamné Jésus. La soumission à la Loi se traduit par la soumission à ses représentants. Obéir à Dieu, se résume dans la pratique à obéir aux autorités qui l’imposent.
Pour Paul, la Loi – c’est-à-dire tout le système centré sur la Loi – ne sauve pas, parce qu’il ne change pas l’être humain. La personne se soumet par crainte du châtiment, mais sans se renouveler personnellement. Il n’y a que l’Esprit pour renouveler l’humanité. Sous le régime de la Loi, l’autorité agit en imposant la Loi. Par l’Esprit, la personne se sent interpellée, poussée par une force interne qui la rend capable de suivre le chemin de Jésus sans aucune imposition. Elle fait le bien par sa propre volonté, non par obligation.
Dans le régime de la Loi, les représentants de la Loi l’utilisent pour imposer leur propre volonté. Ils interprètent, augmentent, changent les préceptes de la Loi pour qu’ils coïncident avec leur volonté et leurs avantages, même matériels.
Dans sa doctrine de l’Esprit, Paul ne prête pas attention au problème du pouvoir, que ce soit celui de l’Église dans la société, que ce soit le pouvoir dans l’Église, ou ce qu’on appelle maintenant les ministères. Selon lui, le pouvoir apostolique, c’est l’autorité pour annoncer l’évangile de Jésus, comme force dans le monde. C’est le pouvoir de Dieu, qui est le pouvoir de conversion et de vie nouvelle. Mais il n’élabore pas lui-même une doctrine de l’apostolat comme pouvoir dans l’Église.
Selon lui, dans la communauté chrétienne, le pouvoir de Dieu se manifeste dans l’abondance des charismes qui sont des forces données à certains ou à tous les membres. Les charismes semblent avoir une force intrinsèque qui porte les membres de la communauté. Comme apôtre de Jésus-Christ, Paul exerce le pouvoir de dénoncer, d’exhorter, d’orienter : le pouvoir de rappeler les enseignements de Jésus. Lui-même ne définit pas ce qu’est ce pouvoir des apôtres.
Mais de son côté, l’ecclésiologie des évangiles est centrée sur la question du pouvoir. Dans la pensée de Jésus, le problème du pouvoir est le problème principal et prioritaire de l’Église. Ce mot, Église, est presque absent des évangiles mais la réalité est présente dans les disciples. Quand Jésus se dirige aux disciples dans leur ensemble, il énonce son ecclésiologie.
Les principaux textes sont dans le chapitre 18 de Mathieu (surtout 1-7; 12-35) en Mathieu 2-,2–28, 23, 8-12 et dans le chapitre 13 de Jean.
Il n’est pas nécessaire de faire une exégèse très minutieuse pour voir que Jésus installe une nouvelle façon d’exercer le pouvoir, une nouvelle relation de pouvoir. Pendant des siècles, on a lu ces textes comme des conseils moraux, comme des recommandations faites aux dirigeants pour qu’ils adoptent une meilleure façon d’agir. Jésus n’est pas venu faire de exhortations morales mais pour changer les structures du peuple de Dieu. Pour les exhortations morales, il y avait les sages qui ont laissé de nombreux écrits de sagesse. Jésus est venu détruire la structure de pouvoir qui existait dans le peuple pour construire une nouvelle structure de relations à l’intérieur de ce peuple.
Pendant des siècles, on a interprété les paroles du Christ comme si le disciple de Jésus devait exercer les structures de pouvoir de toujours, mais avec un nouvel esprit, d’une façon différente. L’Église est tombée dans la même déformation que celle qui affecte les sociétés civiles ou le peuple d’Israël, c’est-à-dire, commettre l’injustice mais avec des bons sentiments. Ce qui donne un sens édifiant à la destruction des personnes. Ce fut le cas pour l’Inquisition et pour toutes les imitations de l’Inquisition. Tout se justifie pour le bien de la personne poursuivie, torturée ou tuée. Le chrétien agirait comme tout le monde mais en y ajourant des bons sentiments et un sens religieux : tout pour le bien de Dieu et de son Église.
Jésus ne vient pas changer seulement la subjectivité mais la structure elle-même des relations sociales. Par son exemple, il nous indique quelle est la structure d’autorité qui doit prévaloir.
Jésus n’utilise aucune forme de coercition pour imposer sa volonté. Il n’a pas d’armes, ne peut pas menacer, ne veut pas punir (Lc 9, 51-56). Il n’a pas de moyens de défense contre ses adversaires, pas même au moment de la prison, de la condamnation ou de l’exécution. Il est incapable d’exercer la moindre violence. Non seulement il ne pratique pas la violence mais il n’a pas les moyens pour l’exercer. Il n’a pas en réserve des moyens violents, ce qui serait une menace. La sagesse politique traditionnelle dit qu’il faut montrer les armes pour ne pas avoir à les utiliser. Jésus ne peut pas montrer les armes qu’il n’a pas.
C’est le sens de la comparaison qu’il fait à propos des enfants (Mt 18, 1-4). Les enfants n’ont pas le pouvoir d’imposer leur volonté. Ils n’ont pas encore le pouvoir de chantage qu’exercent les enfants plus vieux des familles riches. L’enfant est un être fragile. Jésus a choisi la faiblesse.
Jésus ne définit pas les lois et il n’impose pas son autorité au moyen de lois. Les lois sont faites pour imposer une volonté supérieure à une personne qui ne veut pas l’exécuter, il le fait seulement par crainte de châtiment. La loi gouverne au moyen de la peur d’être puni. La loi est basée sur la peur.
Cela ne veut pas dire que Jésus a tout accepté. Il n’accepta pas de procéder comme le font les autorités d’Israël. Avec les pécheurs, la règle c’est le pardon, le pardon sans limite. De fait, son autorité est telle que les gens font ce qu’il enseigne avec une liberté totale et avec grand plaisir. Ils ne le font pas par peur, mais par amour. L’autorité de Jésus est basée sur l’amour qu’elle suscite. Il n’a pas besoin de définir des lois parce que les personnes le suivent volontairement et avec conviction. Il ne menace pas, parce que les gens veulent ce que lui veut et par conviction.
Son autorité est dans sa propre personne et dans sa façon d’agir où se manifeste sa valeur absolue : cela vient de Dieu.
L’autorité de Jésus se manifeste dans la recherche de la brebis égarée, dans le pardon des dettes. Au lieu d’imposer une punition, il propose le pardon. Cela serait considéré comme de l’anarchie dans notre société. Pourtant ce n’est pas évident qu’il en soit ainsi. Tous savent bien que les petits paient leurs dettes. Ce sont seulement les grandes corporations qui ne paient pas. Le problème, c’est l’existence des grandes corporations qui de toutes façons ne plient pas devant la loi, au contraire elles changent la loi pour qu’elle leur soit favorable.
Jésus veut qu’entre les disciples les relations de pouvoir soient différentes (Mt 20-28). La différence n’est pas seulement dans la subjectivité mais dans les structures mêmes du pouvoir. Sinon, rien ne changerait. D’ailleurs dans toutes les sociétés, il y a des principes qui rendent plus supportables les relations de pouvoir sans changer les structures et ainsi on laisse la porte ouverte pour que le successeur vienne exercer un pouvoir rigoureux.
Jésus dit : « Ne vous faites pas appeler « Rabbi » parce qu’un seul est votre Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne « Père » sur cette terre, parce qu’un seul est votre maître : le Messie » (Mt 23, 8-10). Les autorités de l’Église qui désirent ces titres disent que c’est une question sans importance, que Jésus parle ainsi pour donner un exemple d’humilité, mais qu’il ne veut pas définir une façon d’être. Ils suppriment tout simplement l’enseignement de Jésus. Pourtant, dans la culture de Jésus, les noms sont très importants parce qu’ils représentent la réalité. Celui qui a le nom de maître croit qu’il a une autorité supérieure qui lui permet d’imposer ses idées aux autres. Avec cette question de noms, Jésus veut changer les structures.
Le problème des structures est clair dans l’Église d’aujourd’hui. Il y a des évêques plus humains, des curés plus humains – chrétiens ¬– qui n’insistent pas sur leur pouvoir, qui consultent ou tiennent compte des opinions des autres, qui gouvernent avec patience et tolérance, qui donnent place à la liberté et à la responsabilité des laïcs. Mais, à tout moment, un autre peut venir et se contenter d’appliquer rigoureusement la loi canonique qui lui attribue des pouvoirs exclusifs. Les structures du code actuel attribuent à l’autorité un pouvoir absolu, sans droit de se défendre, un pouvoir exclusif, sans participation. N’importe quel évêque ou curé peut détruire toute la liberté qu’un prédécesseur a pu créer. Les cas sont nombreux en Amérique latine. Les auteurs de ces destructions peuvent invoquer la loi qui leur attribue un pouvoir absolu, dictatorial.
Jésus lui-même dénonce la façon dont les scribes et pharisiens exercent l’autorité. « Ils mettent de lourds fardeaux sur les épaules des gens, mais eux ne bougent même pas le petit doigt » (Mt 23, 4).
Comme les paroles de Jésus ne définissent pas de façon juridique les relations qu’il veut établir entre ses disciples, par la suite on a pu considérer ses paroles comme de purs symboles ou des formes littéraires sans contenu juridique. De fait, au cours de 20 siècles, plusieurs des anciennes relations de domination dans les sociétés humaines sont entrées dans l’Église. Les relations de pouvoir qui existent aujourd’hui ne procèdent pas de la volonté de Jésus mais plutôt de la pénétration des structures de domination, propres aux cultures où l’Église s’est établie.
2 L’ÉGLISE ET LE POUVOIR DANS LA CHRÉTIENTÉ
Il n’est pas nécessaire de rappeler toute la structure de pouvoir qui s’est construite dans la chrétienté, surtout l’occidentale. Il y eut quatre étapes principales qui nous ont amené à ce que nous connaissons aujourd’hui.
LES QUATRES ÉTAPES DU POUVOIR DANS L’ÉGLISE
La première étape a commencé dans la troisième génération quand les prêtres se sont démarqués davantage des évêques monarchiques. C’était une imitation de la structure des synagogues et des fraternités romaines. Mais au nom des apôtres, les évêques ont acquis une autorité toujours plus grande sur les prêtres et sur l’organisation des Églises. Au 4e siècle, les évêques ont déjà concentré presque tout le pouvoir et tous les charismes. Au Concile de Nicée, convoqué par l’Empereur, tous ceux qui n’étaient pas évêques ont été exclus et on a donné la totalité du pouvoir aux évêques.
La deuxième étape vint avec Constantin et ses successeurs qui ont fait de l’Église la religion officielle et obligatoire. C’est à ce moment que s’est créé le clergé comme caste séparée et éloignée du peuple. Le clergé a concentré tout le pouvoir dans l’Église, il a supprimé les communautés et a soumis les laïcs à une passivité totale sans aucune responsabilité. Un abîme s’est créé entre le clergé et le peuple, même si les textes évangéliques sur le service étaient rappelés, c’était sans aucune connexion avec la réalité. De plus en plus la Bible devint un livre de symboles qui justifient le système en lui donnant une idéologie avec laquelle on essayait de convaincre les peuples. La liturgie du lavement des pieds est une pieuse ironie.
La troisième étape commence avec les Papes bénédictins ou grégoriens dès le XIe siècle. C’est le début de la mobilisation progressive du clergé, qui durera 10 siècles, pour qu’il se transforme en armée du Pape, avec lequel le Pape exerce un pouvoir total sur la chrétienté. Le clergé devient l’armée du Pape. Surtout les Mendiants, auxquels les Papes imposent l’ordination sacerdotale, qui vont favoriser cette exaltation du pouvoir du Pape en faisant pression sur tout le clergé diocésain. Depuis lors s’établit une concentration croissante du pouvoir du clergé dans les mains du Pape.
La quatrième étape vint du Concile de Trente qui consacra la structure du clergé, en affirmant avec force ses fondements et en augmentant le pouvoir centralisateur du Pape. Le Pape est de plus en plus le chef du clergé. Après la Révolution française, cette concentration du pouvoir du clergé aux mains du Pape prend l’envergure que nous connaissons aujourd’hui.
Tout cela est bien connu. Il n’est pas nécessaire de répéter ce qu’on trouve dans les livres de l’histoire de l’Église.
LES TROIS RAISONS POUR CONCENTRER LE POUVOIR
La question est la suivante : comment se fait-il qu’on a légitimé cette plus grande concentration du pouvoir aux mains du clergé et ensuite aux mains du Pape ?
Il y a trois raisons : la défense de l’orthodoxie de la foi, la défense des sacrements et la défense de l’unité de l’Église.
En premier lieu, on a invoqué la nécessité de défendre l’orthodoxie. Pour ça il est nécessaire de concentrer l’autorité dans le clergé et dans le Pape qui sont les seuls à pouvoir défendre l’authenticité de la foi. De nombreuses hérésies sont apparues et pour défendre la foi contre ces hérésies il faut un pouvoir fort : le pouvoir de condamner jusqu’à la mort en plusieurs occasions. On a monté tout un système qui incorpore ce pouvoir du clergé et du Pape. L’Inquisition a été la manifestation historique la plus visible et la plus crainte.
La concentration du pouvoir augmente de plus en plus de nos jours avec les documents du cardinal Ratzinger. Selon ces documents, des hérésies envahissantes sont apparues qui nient tout le contenu de la foi : la théologie de la libération, la théologie des religions.
L’expérience de l’histoire nous montre, après quelques siècles, que les hérésies ne sont pas si loin de l’orthodoxie. L’accord entre catholique et luthériens sur la doctrine de la justification en est un bon exemple. Les hérésies peuvent dire la foi, d’une autre façon. Est-ce que les doctrines présentées d’une façon différente n’ont pas été traitées d’hérésies parce qu’il fallait avoir des hérésies? Sans hérésies, le pouvoir du magistère ne se manifeste pas et il n’a pas d’opportunité de croître. Les hérésies sont nécessaires pour justifier l’augmentation du pouvoir du magistère. Les hérésies n’auraient-elles pas été inventées pour donner plus de pouvoir au Magistère ?
D’autre part, les hérésies du Moyen Âge sont une contestation de ce qui donne tant de pouvoir au Pape et au clergé. C’est une accusation contre le pouvoir du clergé. C’est une contestation de tout ce qui sert à augmenter le pouvoir du clergé. Cela s’est produit au second millénaire. L’hérésie est une façon pour les laïcs de se défendre de la domination intellectuelle et culturelle du clergé et du Pape qui est de plus en plus à la tête du clergé. L’hérésie est une contestation du pouvoir. L’attaque des hérésies, ne serait-elle pas la défense du pouvoir du clergé ? Derrière ces nombreuses condamnations – qui s’avéreront plus tard très relatives, historiques et circonstancielles – n’y aurait-il pas une défense du pouvoir du clergé qui se sent menacé quand il perd le contrôle de la parole et qui ne permet pas qu’on dise la même chose mais en d’autres mots ? Toutes ces condamnations ne seraient-elles pas avant tout l’affirmation du pouvoir de la hiérarchie et de tout le clergé avec elle ? Les luttes de doctrine n’auraient-elles pas été, de fait, des luttes pour le pouvoir et pour la définition des pouvoirs ?
La deuxième motivation du pouvoir du clergé c’est la défense des sacrements. Ici aussi, les hérésies attaquent les sacrements, le système au complet des sept sacrements. Pourquoi condamnent-elles ce système ? Ne serait-ce pas que les sacrements sont le fondement même du pouvoir clérical? Grâce aux sacrements, que seuls les prêtres peuvent administrer, les laïcs ne peuvent se sauver sans passer par les mains du clergé, c’est-à-dire sans se soumettre à toutes les conditions imposées par le clergé.
En vraie théologie, les sacrements sont des signes de la foi, signes d’amour de Dieu. Mais pendant plusieurs siècles, ils ont été vécus comme des obligations. Les sacrements deviennent des rites nécessaires à la salvation, sans eux il n’y a pas de salut. Voilà la loi que les chrétiens doivent respecter et s’ils ne le font pas, ils commettent un péché mortel et perdent le salut. Les sacrements sont toujours accompagnés de menaces et sont reçus avec crainte. Le clergé prend note des mauvais chrétiens qui ne reçoivent pas les sacrements au bon moment. Les sacrements sont devenus un système par lequel les prêtres rendent leur ministère indispensable. Ils ont le monopole des sacrements et tous doivent se soumettre à leur monopole. Il faut recevoir le sacrement pour éviter l’enfer. Les prédicateurs savaient comment susciter la peur des peines de l’enfer et ils réussissaient ainsi à pousser les récalcitrants vers les sacrements.
D’autre part, les sacrements sont devenus une des principales sources du pouvoir économique du clergé. C’est une raison de plus pour les laïcs de résister aux sacrements. Avec le temps, la peur de l’enfer a diminué et les gens plus éduqués se sont déclarés indépendants. Avant la Révolution française, plus de 90% des français allaient à la messe tous les dimanches. Vingt ans plus tard ils ne sont plus que 20 % à s’y rendre.
Pour le clergé, il s’agit là d’une décadence. Pour eux, les sacrements c’est leur vie, leur façon d’entrer en relation avec le peuple et leur raison d’être. Ils sont là pour célébrer les sacrements. Pour plusieurs, leur vie de clerc ce sont les sacrements. C’est aussi leur activité professionnelle, leur façon de trouver les moyens de survivre. Le curé c’est celui qui célèbre les sacrements : c’est son travail professionnel. C’est la principale source du pouvoir du clergé et on peut les réduire à ça.
En troisième lieu, il y a le pouvoir de gouvernement. Tous les séculiers doivent se soumettre au clergé dans tous les actes de vie chrétienne, surtout en ce qui touche leur vie morale et sociale. Ici aussi c’est le règne de la crainte de l’enfer. En principe, cette soumission a pour but de défendre le peuple chrétien contre le danger des ennemis. En pratique, le gouvernement du clergé veut toujours plus de pouvoir. Le principe de Léon XIII a prévalu dès le moment où l’Église s’est séparée des monarchies : en matière politique, il faut toujours chercher l’alliance et l’appui parmi ceux qui favorisent le plus l’Église, c’est-à-dire le clergé ou le Pape. C’est un principe de grand opportunisme qui démontre comment l’action politique est la soumission aux intérêts du clergé.
Ce qui nous amène à voir le pouvoir du clergé et du Pape dans la société. En chrétienté, le clergé est la première classe, la classe privilégiée, celle qui a le plus de pouvoir, qui intervient sur tout. Elle contrôle l’économie, le pouvoir des rois, elle domine toute la culture. Voilà l’idéal. En pratique, plusieurs rois et princes ne suivent pas les directives du clergé : la moitié du temps, les rois catholiques et les empereurs ont été excommuniés. Il y a toujours eu une culture souterraine critique du pouvoir sacerdotal. Il y avait le pouvoir économique des juifs, des banquiers qui ne se soumettaient pas aux lois contre l’usure. Mais, fidèle au système, le clergé a essayé de le sauver en essayant de le maintenir même après les révolutions libérales du XXe siècle.
Le clergé n’a pas accepté facilement la ruine de la chrétienté, ce qui pour lui signifiait la perte du pouvoir, une défaite politique, économique, culturelle. Après 15 siècles de domination, il est maintenant exposé à toutes les critiques demeurées clandestines durant ces 15 siècles. On accuse alors le clergé d’avoir voulu, au nom de Jésus-Christ, dominer la société. Cette accusation se répète inlassablement depuis les derniers siècles. Évidemment, que le clergé n’acceptera jamais cette accusation parce qu’il sent que ses intentions sont différentes. Le clergé invoque ses bonnes intentions au lieu de voir les faits et les structures. Ses intentions sont de défendre le peuple chrétien contre le pouvoir économique (des autres) contre le pouvoir politique (des autres), et contre les menaces de corruption d’une culture non contrôlée par le clergé. Il n’en reste pas moins que les laïcs voient les choses avec plus d’objectivité.
Cette accusation qui a été faite au clergé pendant des siècles a toujours été rejetée avec indignation par le clergé. Il n’accepte pas un examen sérieux et critique de ses actions. Il croit vivre une vie de service mais c’est une vie de domination où les laïcs sont toujours de service, mais les prêtres, non.
On a toujours répété que le clergé voulait dominer les consciences. Qu’il ait voulu dominer la société, ça pourrait toujours se supporter. Mais dominer la pensée, la conscience morale, les valeurs, c’était insupportable et cela provoqua une réaction terrible. Parce qu’on savait que le contrôle des consciences, c’était accepter l’ordre établi, de la société établie. Le contrôle des consciences avait comme but de soumettre les catholiques à la société établie, la société de la chrétienté. C’était essentiellement conservateur et plusieurs laïcs le voyaient ainsi. Au lieu d’être un ferment de liberté, l’Église était le principal obstacle à la liberté. Le clergé apparaissait comme une classe liée au maintien des pouvoirs en place. Les laïcs avaient perdu la crainte du clergé qui exerçait le contrôle. Avant la Révolution, ceux qui ne recevaient pas les sacrements étaient fichés par la police et traités comme suspects. Après la révolution ce pouvoir du clergé a disparu.
Aujourd’hui, on ne fréquente plus les sacrements comme avant. Cela démontre le peu de compréhension de la valeur de signe, et indique le sentiment de dépendance ou d’obéissance du peuple. Le peuple ne craint plus l’enfer comme avant, il a donc perdu la motivation pour recevoir les sacrements.
La chrétienté n’existe plus comme un ensemble mais il en reste des fragments, des fragments conservateurs qui maintiennent un petit monde où on pratique la fidélité aux comportements traditionnels de la société rurale médiévale. Le clergé tente encore de maintenir et consolider ce qui reste de pouvoir dans l’Église. Il maintient, de la même façon, son pouvoir sur la petite portion du peuple qui lui demeure fidèle.
3. VATICAN II
Pendant ses sessions, Vatican II a reçu plusieurs dénonciations de cléricalisme, juridisme, bureaucratisme etc. Il n’a pu cacher les critiques qui se sont faites pendant 15 siècles mais qui n’ont jamais été acceptées. De là est sortie une théologie renouvelée du peuple de Dieu et du rôle de l’Église dans le monde. Mais quand il s’agit de définir le rôle des évêques, du clergé, que ce soit dans Lumen Gentium ou dans les documents pour le clergé, la doctrine demeure traditionnelle et ne tient pas compte des problèmes soulevés. On multiplie les exhortations morales, mais on ne change pas les structures. On ne touche pas au problème du pouvoir et du lien entre la recherche du pouvoir et la définition du clergé qui a prévalu pendant quinze siècles. On est retourné à la doctrine conservatrice traditionnelle. Là, tous les problèmes sociaux deviennent des problèmes moraux, Si les prêtres étaient plus vertueux, il n’y aurait pas de problèmes. De fait, s’ils étaient plus vertueux, ils ne supporteraient pas la structure actuelle. Il est impossible d’imaginer un clergé où tout le monde est saint. Le comportement moyen dépend des structures. Si ces structures sont des structures de domination qui n’accordent au peuple chrétien aucune participation au pouvoir, l’exhortation morale ne servira de rien.
Ceux qui n’ont pas besoin de conversion se convertiront et ceux qui en ont besoin ne réaliseront pas toute la domination qu’ils exercent sur les autres.
Les textes de Vatican II ne touchent pas au plus grand problème, qui selon plusieurs évêques, était le problème du siècle : le problème du clergé. Plusieurs autres évêques ne pouvaient pas se libérer du modèle qu’ils avaient en tête : le rôle traditionnel du prêtre comme membre de la classe privilégiée, comme fonctionnaire des sacrements et défenseur du pouvoir de l’Église. Comme l’épiscopat était divisé sur ce point, on n’en a pas parlé.
On n’a pas parlé non plus de la relation entre le clergé et le pouvoir politique. De fait, plusieurs pensaient que le parti démocrate chrétien allait solutionner tous les problèmes, en redonnant à l’Église une place privilégiée et en empêchant l’adoption de lois défavorables au clergé qui réduiraient son pouvoir dans la société tant dans les codes que dans la culture, l’éducation, les services de santé. Ils comptaient sur l’appui de partis politiques catholiques pour éviter que l’Église renonce totalement à son pouvoir dans la société. Le monde change, mais la structure historique de la chrétienté se maintient, au moins comme illusion dans la pensée du clergé.
Du moment que le Concile n’a pas voulu, ou n’a pas pu, traiter de la question du clergé, ce qui arriva était prévisible. Dans le premier monde, les vocations sont disparues, il n’y a plus de crédibilité. Dans le Tiers-monde, les vocations sont nombreuses mais basées sur le principe de chrétienté : la prêtrise offre du pouvoir dans la société et dans l’Église, cela est un grand attrait pour les pauvres qui ont peu de moyens d’ascension sociale.
4. IDÉALISME ET RÉALISME
Jean-Paul II a eu, parmi ses priorités, de rétablir le pouvoir social du clergé. Il a pensé qu’un des moyens les plus efficaces serait de rétablir la discipline traditionnelle, ce qui ramènerait l’auto-estime du clergé. Il a essayé de le faire et a réussi en partie. Il a rétabli la séparation entre le clergé et les laïcs, entre le clergé et la société, pour éviter les tentations. Il a tout fait, inlassablement, pour élever le statut du clergé. Il a multiplié les documents dirigés au clergé, par exemple, à l’occasion du Jeudi Saint de chaque semaine sainte.
Ces écrits manifestent une conception idéaliste du sacerdoce. Ils ne tiennent pas compte des conditions matérielles, psychologiques et sociales de la vie sacerdotale. Ils ignorent les problèmes des prêtres des années 60, problèmes jamais résolus et qui continuent de produire les mêmes effets (abandon du sacerdoce, crise d’identité). Tout cela est considéré comme une déficience morale. On le solutionne par une affirmation encore plus forte de la doctrine, c’est-à-dire, par un renforcement de l’idéologie traditionnelle du clergé.
Le Pape s’appuie sur des mouvements sacerdotaux comme l’Opus Dei, les Légionnaires du Christ, Sodalitium et autres mouvements sacerdotaux. Ils sont tous des intégristes dans la doctrine, rigoristes en morale, inflexibles en discipline. Ils sont l’incarnation de la loi totale. Leur moteur est l’idéologie cléricale, telle que définie par le Concile de Trente. Ces mouvements doivent donner l’exemple à l’ensemble des prêtres. Ils seraient les guides du clergé. Le Pape leur a donné le rôle des jésuites dans l’Église tridentine.
Ces mouvements sont fascinés par le pouvoir. Ils manifestent une volonté féroce d’accumuler une richesse matérielle, du prestige social, le pouvoir politique, le pouvoir culturel. Ils fondent des institutions puissantes, supposément destinées à l’évangélisation. Ils ne réalisent pas jusqu’à quel point ils se donnent en spectacle à la société, spectacle de sectes religieuses à la conquête du pouvoir. Ils ne réalisent pas qu’il va leur arriver ce qui est arrivé aux jésuites au XVIIIe siècle. Ils font alliance avec les puissants, avec les institutions dominantes de la société occidentale. Ils n’entendent aucunement la voix qui monte du monde des opprimés. Ils ne tiennent pas compte de ce monde parce que leur monde est celui des dominateurs.
En Amérique latine, ces mouvements sacerdotaux acquièrent de grands pouvoirs dans tous les secteurs, surtout en économie et en politique. Ils agissent par l’intermédiaire des élites laïques qui leur sont totalement soumises. Ils créent un laïcat fanatique dépourvu de tout esprit critique et de libre initiative.
Le clergé, inspiré par ces exemples, devient totalement opportuniste. Il croit que le marketing religieux va solutionner les problèmes de l’évangélisation. Ils croient que, par la manipulation des moyens de communication, il sera possible de refaire une nouvelle chrétienté dans laquelle l’Église pourra de nouveau gouverner le monde.
Comme en temps de chrétienté, ils pensent qu’ils vont évangéliser avec le pouvoir, par le pouvoir, en augmentant leur pouvoir. Ils croient que leur pouvoir va convaincre les chrétiens et les soumettre à leur contrôle. Ils ne se rendent pas compte que le monde a changé et que les laïcs d’aujourd’hui ne sont pas tous comme ceux d’autres temps. Ils pensent que l’exemple des mouvements sacerdotaux intégristes va conquérir la société et fonder un nouveau clergé semblable à l’ancien et basé sur la même théologie. Et ils pensent que les laïcs vont se soumettre à la discipline de l’intégrisme.
5. QUELLES SERAIENT LES NOUVELLES ORIENTATIONS AU SUJET DU POUVOIR
DANS L’ÉGLISE D’AUJOURD’HUI ?
D’abord, il faut reconnaître le pouvoir des laïcs, basé sur les charismes et dons spirituels qu’ils ont reçus, les responsabilités d’évangélisation qu’ils assument, etc.
À tous les niveaux, à partir du Concile œcuménique jusqu’aux conseils paroissiaux, les laïcs doivent avoir droit de parole et peuvent décider avec le clergé sur tout ce qui ne touche pas à la doctrine clairement définie.
Les laïcs doivent avoir une voix active lors des élections à tous les niveaux, depuis l’élection du Pape jusqu’à l’élection des curés.
Les laïcs doivent avoir le droit de discuter de liturgie, de catéchèse et de l’organisation de l’Église.
Le principe de base, c’est que le pouvoir ne peut pas être concentré dans une seule personne.
Le fondement de toute réforme du système de pouvoir, c’est l’information. La préparation des décisions doit être ouverte, publiée et les documents nécessaires doivent être disponibles pour tout le monde. Il ne peut y avoir de secret dans les nominations, ni de décisions concrètes prises par une seule autorité.
Il est nécessaire de créer une instance juridique indépendante où les personnes, qui se sentent victimes d’injustice, peuvent recourir. Actuellement, un laïc n’a aucune défense face au clergé ou aux religieux; les religieuses n’ont pas de défense face au clergé; les prêtres n’ont pas de défense face à l’évêque, et les évêques n’ont pas de défense face au Pape.
Le principe de base, c’est que le pouvoir est dans tous les chrétiens, à degrés divers, et la structure doit reconnaître cette situation.
Le second principe c’est qu’aucune personne humaine ne représente le pouvoir de Dieu, donc elle peut être corrigée dans tout ce qui n’est pas pouvoir de Dieu. Il doit donc y avoir une correction fraternelle qui doit être publique.
Le pouvoir de Dieu crée, construit, édifie, augmente, confère plus de liberté. Tous les pouvoirs ecclésiastiques qui n’agissent pas en ce sens, ne sont pas pouvoir de Dieu et doivent être contenus, limités, corrigés structurellement. Les structures doivent éliminer les opportunités d’abus de pouvoir. Car, dans l’Église il y a abus de pouvoir comme dans toute société et pour diminuer ça il faut avoir des normes qui équilibrent les pouvoirs de tous