Prédication sur l’Eglise de Moïse et d’Aaron, de Dietrich BONHOEFFER
En mai 1933, l’Eglise luthérienne allemande et sa hiérarchie sont tentées par le retour à l’ordre mis à mal par la république de Weimar. Lire la prédication de Bonhoeffer suppose de la bien situer dans son contexte politique et culturel. Quoiqu’il en soit, et pour toutes les époques, il y a toujours une tension entre les « Prêtres » et les « Prophètes » ; elle est « salutaire ». La coexistence de ces deux forces nous sauve soit de la religion idolâtrique soit de la foi anarchique. Seul le Christ fait en lui l’unité totale entre le prêtre et le prophète. Prenons le temps de relire cette prédication et parlons en entre nous (C. Monfalcon).
Voilà donc Moïse et Aaron, deux frères de la même tribu, du même sang, issus de la même histoire, marchant un bout de chemin côte à côte – puis brusquement séparés.
Moïse, le premier prophète,
Aaron, le premier prêtre.
Moïse appelé par DIEU, élu sans prise en considération de sa personne, l’homme à la parole embarrassée, qui vit dans la seule écoute de la Parole de son Seigneur.
Aaron, l’homme à la tunique de pourpre et à la couronne sainte, prêtre consacré et sanctifié, auquel il incombe de maintenir le culte pour le peuple.
Dans notre histoire, nous voyons Moïse, seul sur la montagne de l’épouvante AUPRÈS DU DIEU vivant, entre la vie et la mort, dans l’éclair et le tonnerre, appelé pour recevoir la loi de l’alliance de DIEU avec son peuple – et dans la vallée, le peuple d’Israël avec son prêtre à la tunique de pourpre, offrant des sacrifices, LOIN DE DIEU.
Pourquoi Moïse et Aaron doivent-ils s’opposer l’un à l’autre ?
Pourquoi ne peuvent-ils pas rester côte à côte, dans le même service ?
Pourquoi l’Église de Moïse et celle d’Aaron, l’Église de la Parole et l’Église du monde, doivent-elles sans cesse se séparer ? La réponse à cette question se trouve dans notre texte.
Moïse a été appelé par DIEU sur la montagne, POUR SON PEUPLE.
Là-haut, DIEU veut lui parler.
Les enfants d’Israël le savent. Ils savent que Moïse se tient là-haut, combattant, priant, souffrant POUR EUX. Il ne porte pas de tunique de pourpre, il n’est pas prêtre ; IL N’EST RIEN, rien que le serviteur qui attend la Parole de son Seigneur, qui tombe malade s’il ne peut pas entendre cette parole. CAR IL N’EST RIEN – QUE LE PROPHÈTE DE SON DIEU.
Mais l’Église du monde, l’Église d’Aaron, ne peut pas attendre, ELLE EST IMPATIENTE. Où est donc Moïse ? Pourquoi ne revient-il pas ? Nous ne le voyons plus. Où est-il avec son DIEU ? « Nous ne savons ce qu’est devenu Moïse…» Il se peut qu’il ne soit plus, qu’il soit mort.
C’est ainsi que l’Église d’Aaron interroge en tout temps, à propos de l’Église de la Parole. « NOUS NE LA VOYONS PAS ; où sont ses résultats, ses actes ?… Sans doute elle est morte »…
… « Nous ne savons ce qu’est devenu ce Moïse. Allons, Aaron, fais-nous un dieu qui marche à notre tête. »
L’Église du monde, celle des prêtres, veut voir quelque chose.
Elle ne veut plus attendre.
Elle veut se mettre à l’œuvre elle-même, agir elle-même.
Elle veut faire elle-même ce que DIEU et le prophète ne font pas.
A quoi sert le prêtre, à quoi sert l’Église, s’ils ont pris le parti d’attendre ?
NOUS ne voulons pas attendre. VOUS, les prêtres, qui êtes sanctifiés, qui êtes consacrés, vous nous devez quelque chose. Allons, prêtre Aaron, remplis ton office, occupe-toi du culte.
DIEU NOUS A ABANDONNÉS, MAIS NOUS AVONS BESOIN DE DIEUX, DE RELIGIONS… Car on ne dit pas : « Qu’on nous débarrasse des dieux », mais : « Nous avons besoin de dieux, de religions, qu’on nous en procure ! »
On ne chasse pas le prêtre, mais on lui dit : « Remplis ton office. Maintiens la religion pour le peuple, donne-lui des cultes. »
Et Aaron s’incline : « Venez, vous qui êtes abandonnés par votre DIEU et votre prophète, créez vous-mêmes un dieu qui ne vous quitte plus, plus superbe, plus magnifique que le DIEU qui nous a quittés. Apportez des joyaux précieux, de l’or, des parures ; apportez-les, sacrifiez-les. »
Et ils viennent tous, sans exception, pour offrir leur sacrifice précieux à leur propre idole. Ils arrachent leurs bijoux de leurs corps et les jettent dans le brasier, DONT AARON FORME LE MONSTRE ÉTINCELANT.
Le genre humain est prêt à n’importe quel sacrifice lui permettant de se célébrer lui-même, d’adorer sa propre œuvre.
L’Église du monde est prête à n’importe quel sacrifice, à condition qu’elle puisse créer elle-même son dieu…
Mais sur le Sinaï, le tonnerre gronde. DIEU montre à Moïse son peuple infidèle.
MOÏSE TREMBLE POUR SON PEUPLE ; à la hâte, il descend de la montagne. Déjà, il entend les jubilations et les cris de la danse, du délire et de l’ivresse. Déjà il voit son frère, avec sa tunique pourpre et sa couronne sainte, et, au centre, le dieu de l’Église du monde, le faux dieu… Prophète inattendu, Moïse lève de ses mains les tables de la loi et les brandit, pour que tous voient les caractères gravés de la main de DIEU : « Je suis le Seigneur, ton DIEU, tu n’auras point d’autres dieux devant ma face. »
L’Église du monde est saisie de peur et d’effroi à ce spectacle ; elle est muette ; l’ivresse est terminée.
LE DIEU VIVANT S’EST APPROCHÉ D’ELLE…
Seigneur, aie pitié… !
Église des prêtres, Église d’Aaron, Église de Moïse, ce heurt historique au pied du Sinaï, la fin de l’Église du monde et la manifestation de la Parole de DIEU, se répète dans notre Église jour après jour, dimanche après dimanche.
Église du monde qui ne veut pas attendre et vivre de l’invisible.
Église qui crée elle-même ses dieux ; Église qui veut avoir un dieu à son goût, et qui ne se demande pas si elle plaît à DIEU ; Église qui veut faire elle-même ce que DIEU ne fait pas ; Église prête à n’importe quel sacrifice lorsqu’il s’agit d’idolâtrie, d’adoration de pensées et de valeurs humaines.
Église qui doit réentendre : « Je suis le Seigneur ton DIEU… » L’Église impatiente devient l’Église de l’attente silencieuse ; l’Église avide de voir devient l’Église de la foi lucide. L’Église de l’auto-idolâtrie devient celle qui adore le DIEU unique.
Mais Moïse n’en reste pas à cette rupture. Il remonte sur la montagne. IL INTERCÈDE POUR SON PEUPLE, il s’offre lui-même en sacrifice : « REJETTE-MOI AVEC MON PEUPLE, NOUS SOMMES UN, SEIGNEUR, J’AIME MES FRÈRES. »
La réponse de DIEU reste sombre, redoutable, menaçante. Moïse n’a pas pu susciter la réconciliation. Qui la créera ?
Nul autre que celui qui est prêtre et prophète en une personne, L’HOMME AU MANTEAU DE POURPRE ET A LA COURONNE D’ÉPINES, le Fils de DIEU crucifié, qui se tient devant DIEU, intercédant pour nous.
SUR LA CROIX, TOUTE IDOLÂTRIE PREND FIN.
Ici , tout le genre humain, toute l’Église, est jugée et pardonnée. Ici, DIEU est intégralement celui qui ne tolère pas d’autres dieux devant sa face ; mais il est aussi intégralement celui qui pardonne sans limites.
Etant toujours l’Église de Moïse et celle d’Aaron en même temps, c’est la croix que nous montrons, en disant : ISRAËL, voilà le DIEU qui t’a délivré de la servitude, et t’en délivrera toujours.
Dietrich BONHOEFFER, 28 mai 1933
Prédication sur l’Eglise de Moïse et d’Aaron
« Textes Choisis » p.282, Labor et Fides, 1970