Cette Eglise qui ne voit plus l’être humain,
Il y a peut-être une part de vérité dans ce qui se dit des derniers propos et des derniers actes de Benoît XVI : il lui est particulièrement difficile de communiquer ce qu’il pense. Il s’embourbe sans cesse, mal soutenu par son entourage. Le faux pas, la déclaration précipitée, mal comprise, le guettent à chaque instant. Le pape lui-même, dans sa lettre aux évêques après la levée de l’excommunication des lefebvristes, énumère les erreurs de gestion qui ont entraîné son imprévisible mésaventure.
Mais d’autres gestes sont venus s’ajouter, que l’erreur de gestion ne suffit plus à expliquer. Certains commencent à parler de pathologie, de quasi-folie même. L’ancien Premier ministre français Alain Juppé parle d’autisme. Mais ces explications n’aident pas à comprendre. Il y a de la méthode dans cette folie.
Un conservatisme puissant refait surface, qui a des partisans et qui n’est pas autiste. Ceux qui tentent de ressusciter le concile Vatican II à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa convocation [le 25 janvier 1959] et qui voient dans les mésaventures papales quelque chose de plus profond sont plus proches de la vérité : l’association Notre 58 [Jean XXIII a été élu pape le 28 octobre 1958], par exemple, considère la tempête actuelle comme une épreuve spirituelle. Une épreuve pour le pape, pour les catholiques et pour la communauté des laïcs : l’occasion qui réveillera l’esprit du concile ou qui l’ensevelira à jamais. On n’a jamais tant parlé du concile que ces dernières semaines qui semblent le vider de son contenu. Plus que jamais, les figures de Jean XXIII et de Paul VI [qui a clos Vatican II] sont mises en avant. La lecture du dernier livre de l’historien de l’Eglise Alberto Melloni sur Jean XXIII permet de mieux comprendre ce qui s’est passé à l’époque de Vatican II et ce qui se passe aujourd’hui, et de comprendre que ce concile extraordinaire vient tout juste de commencer et qu’il se heurte à autant de résistances aujourd’hui qu’à l’époque.
Dans sa lettre aux évêques, le pape affirme : “En ce moment de notre histoire, le vrai problème est que Dieu disparaît de l’horizon des hommes et que, tandis que s’éteint la lumière provenant de Dieu, l’humanité manque d’orientation.” Si Dieu disparaît vraiment, l’autorité de son vicaire est d’autant plus indispensable. Cette tentation n’est peut-être pas celle du pape, mais d’une partie de l’Eglise. L’auctoritas devient plus importante que la rencontre avec Jésus. Et il est urgent d’affirmer cette auctoritas à tout prix. De même que devient plus importante la hiérarchie, rigide, abstraite, des valeurs. Dans cet horizon vide ne restent plus qu’abstraction et pouvoir. L’archevêque brésilien José Cardoso Sobrinho affirme le monopole sur les valeurs et, surtout, il proclame que “la loi de Dieu est supérieure à celle des hommes”. “L’avortement est beaucoup plus grave que le viol. Dans le second cas, la victime est adulte ; dans l’autre, c’est un innocent sans défense”, a-t-il déclaré, se félicitant des éloges que lui a adressés le cardinal Giovanni Battista Re, préfet de la Congrégation des évêques.
Ni Sobrinho ni Re ne voient l’homme. Ni l’un ni l’autre ne voient que la fillette enceinte n’est pas adulte. Ils ne voient pas l’être humain, le bois tordu dont il est fait. Ce même être humain que voyait Jean XXIII à la veille du concile. Melloni rappelle la dernière page de son Journal de l’âme, écrite le 24 mai 1963, quelques jours avant sa mort : “Aujourd’hui plus que jamais et bien plus que dans les siècles passés, notre tâche consiste à servir l’homme en tant que tel, et pas seulement les catholiques ; à défendre, avant toute chose et en tous lieux, les droits de la personne humaine, et pas seulement ceux de l’Eglise catholique. […] Ce n’est pas l’Evangile qui change : c’est nous qui commençons à mieux le comprendre.” Ces derniers mois sont une épreuve parce qu’une grande partie de l’Eglise ne pense pas comme le pape et fait primer la liberté, la conscience, sur le dogme. Elle s’efforce de comprendre le présent, surtout là où l’homme est fragilisé, comme en Afrique ou dans les banlieues de l’Occident. Rappelons-nous de sœur Emmanuelle qui, à 63 ans, décide de vivre avec les chiffonniers des faubourgs du Caire et écrit un jour une lettre au pape Jean-Paul II dans laquelle elle lui explique la nécessité de la pilule pour des filles victimes de grossesses à répétition. Elle le raconte dans un livre qu’elle a écrit peu avant sa mort (J’ai 100 ans et je voudrais vous dire, Plon, 2008). Jean-Paul II ne répondit pas à sa lettre.
Il était sur la même longueur d’onde que Ratzinger. Mais le silence offre un avantage inestimable : c’est une ouverture infinie à l’humain. Sœur Emmanuelle lui en fut reconnaissante. Elle dit que son silence fut comme un baume. C’est le silence qui aujourd’hui fait défaut au Vatican. Le silence qui pense, qui a soif de savoir, qui écoute. Qui ne voit pas d’horizons vides. En Afrique, le pape a évoqué le “mythe” de sa solitude, déclarant que ça lui “donne envie de rire”, étant donné qu’il a tant d’amis. Pourquoi ce rire ? Comment comprendre la douleur humaine sans la solitude ? Que reste-t-il, sinon l’admiration pour la force (la force du nombre des lefebvristes, évoquée dans la lettre du 12 mars) et l’oubli de ceux qui, impuissants, encourent l’anathème, comme la mère de la fillette brésilienne ou les malades qui se défendent comme ils peuvent contre le sida ? Voilà pourquoi ce que vit le pape est une épreuve. Une épreuve pour ceux qui continuent à redouter l’aggiornamento de Jean XXIII et qui semblent vouloir hâter la fin de l’Eglise pour en refaire une plus pure. Une épreuve pour ceux qui défendent Vatican II en tant que rupture et redécouverte d’une tradition très ancienne, la tradition du renaître par le haut, de l’esprit qui souffle où il veut, proche des croyants les plus divers.
Auteur : Barbara Spinelli
Source : La Stampa, édition du 26 mars 2009