Comment sauver le journalisme d’investigation ?, par Bruce Ackerman et Ian Ayres
Le journal traditionnel se meurt. L’Evening Standard a été bradé pour une livre à un ancien agent du KGB, le Los Angeles Times est en faillite et même le New York Times bat de l’aile. Le ploutocrate mexicain Carlos Slim pourrait devenir son principal actionnaire. A l’exception de la presse financière, les journaux n’ont pas réussi à convaincre les lecteurs de payer pour l’accès en ligne. Le fiasco de la presse papier a fait au moins les affaires de quelqu’un. Les experts politiques se sont engouffrés dans la brèche avec un tas de solutions différentes à la montée de la crise. Mis à part les inévitables appels aux avantages fiscaux et aux renflouements, les propositions les plus innovantes sont de deux types. Sur le plan privé, il y a eu des appels adressés aux fondations et autres mécènes pour aider les journaux ou pour subventionner la presse d’information politique. Sur le plan public, le succès de la BBC et du Public Broadcasting Service (PBS, réseau public américain de télévision) fournit un modèle qui pourrait être étendu à la presse écrite.
Il y a une troisième voie. Nous encourageons les démocraties dans le monde à accorder à la presse des aides de l’Etat spécialement conçues pour réagir à l’effondrement imminent du journalisme d’investigation. Le véritable souci n’est pas le journal en lui-même, mais la couverture des événements. Il n’est pas évident que les informations imprimées soient économiquement viables au plan technologique. Les petites annonces jouissent d’une diffusion plus efficace sur les sites Internet. Les moins de 50 ans n’attendent pas l’édition matinale pour prendre connaissance des valeurs boursières ou des résultats sportifs. Le gouvernement devrait ne rien faire et laisser le marché décider de la façon de distribuer les informations. Mais il y aurait un coût énorme à la perte d’un noyau de journalistes d’investigation enthousiastes couvrant les informations locales, nationales et internationales. Internet est parfait pour détecter des scandales qui permettent à un maximum de blogueurs de récolter des bribes d’informations compromettantes en un minimum de temps. Mais cela ne saurait se substituer à un journalisme d’investigation sérieux qui exige des semaines d’enquête pour parvenir au cœur du problème. Sans des Bob Woodward et des Carl Bernstein [journalistes du Watergate, ndt], il y aura encore plus de Nixon et de Madoff faisant pleuvoir désordres et destructions. Il faudra des dizaines d’années pour revitaliser le journalisme d’investigation si nous laissons le corps actuel des journalistes se déliter. Cette dégradation se produit à une vitesse alarmante. Une étude de l’institut Pew indique que 15 000 journalistes ont perdu leur emploi en 2008 aux Etats Unis, dont plus de 20 % dans de grands journaux. Ces chiffres peu réjouissants sont les signes avant-coureurs d’une crise mondiale qui mine le fondement même de la démocratie. Toute solution sérieuse devrait se focaliser exclusivement sur le problème suivant : l’effondrement du journalisme d’investigation, et non le sort de tel ou tel mode de diffusion.
Le problème avec une solution de type BBC est assez clair. C’est une chose de voir l’Etat figurer parmi les sources de financement de l’investigation, mais c’est une tout autre affaire de le voir dominer le terrain. Un quasi-monopole signifierait la mort de l’enquête critique. Il y a aussi de graves problèmes en ce qui concerne les aides privées. Pour commencer, c’est une question d’ampleur. Pro Publica, une fondation privée novatrice pour le journalisme d’investigation, finance vingt-huit journalistes. Il est difficile de faire valoir une augmentation massive du financement privé quand les dotations universitaires s’effondrent partout dans le monde, mettant en péril la recherche fondamentale. Plus grave encore, un système d’aides privées se traduit par des effets pervers. Non soumises à la recherche du profit, elles risquent d’obéir à leur propre logique sans tenir compte des questions qui intéressent vraiment le public.
C’est là que notre système d’aides nationales entre en ligne de compte. Contrairement aux propositions actuelles, nous ne misons pas sur les bonnes âmes, publiques ou privées, pour distribuer la manne à leurs chouchous. Chaque aide de l’Etat devrait permettre de mener des enquêtes d’après une formule mathématique stricte basée sur le nombre de personnes lisant les articles sur les sites d’informations. Certains trouveront peut-être cette perspective décourageante. Les lecteurs pourraient se jeter sur la presse à sensation qui solliciterait, elle aussi, des allocations pour ses «enquêtes». Mais le bon sens, de même que les valeurs progressistes fondamentales protégeront contre toute tentative du pouvoir de contrôler la teneur des informations. Tant que l’aide financera seulement les frais de l’investigation, les enquêtes bénéficieront d’une majeure partie des fonds – à condition qu’elles produisent des textes importants qui suscitent un large intérêt.
L’attribution de ces aides devra prendre en compte le retentissement médiatique et les chiffres de la diffusion. C’est une chose faisable. Les publicitaires se fient déjà à des bureaux de vérification indépendants. Le gouvernement pourrait en faire autant. Une certaine surveillance des questions financières par les autorités serait également nécessaire. Sinon les entreprises de presse seraient tentées d’obtenir des allocations pour des opérations commerciales. Sans vouloir minimiser les problèmes inhérents à un projet institutionnel, la création d’une dotation nationale efficace et rigoureuse semble parfaitement réaliste.
La crise de la presse tombe au pire moment, alors qu’une kyrielle d’entreprises font la queue pour être renflouées. Nous nous opposons généralement aux tentatives du gouvernement d’intervenir sur le marché. Mais cette affaire est vraiment spécifique. La démocratie libérale peut survivre à une crise dans l’automobile ou le bâtiment, mais elle ne saurait se passer d’un quatrième pouvoir plein de vitalité.
Auteurs : Bruce Ackerman et Ian Ayres professeurs à la Yale Law School (Connecticut, Etats-Unis).
Source : Libération, édition du 21 avril 2009. Article paru dans le Guardian (Royaume-Uni). Traduit de l’anglais par Édith Ochs.