L’histoire et le droit, par Pierre Weill
Lancée par quatre éminentes personnalités turques – le journaliste éditorialiste Ali Bayramoglu, les professeurs Baskin Oran, Ahmet Insel et Cengiz Aktar – la pétition «Je demande pardon», fait événement en Turquie. Ses auteurs ont choisi, comme l’explique Cengiz Aktar, d’en faire une démarche personnelle, d’homme à homme. Le texte en témoigne : «Ma conscience n’accepte pas qu’on puisse rester insensible à la Grande Catastrophe subie par les Arméniens sous l’Empire ottoman en 1915 et qu’on continue à nier cette vérité. Je refuse cette injustice, je partage en mon nom propre les émotions et les souffrances de mes frères arméniens et je leur demande pardon.»
Ce pardon citoyen est diversement apprécié par les Arméniens. Ceux-ci, notamment dans la diaspora, continuent d’exiger de l’Etat turc non pas la reconnaissance de massacres mais celle d’un «génocide». Pourtant, la pétition des intellectuels turcs représente une chance historique de déverrouiller une situation bloquée par l’accumulation des passions, toutes compréhensibles, mais qui, près de cent ans après les événements, touchent à l’irrationnel. Elle peut contribuer à une évolution de l’opinion et des autorités tant turques qu’arméniennes. On ne saurait nier que l’Empire ottoman finissant a perpétré en 1915 des déportations et un horrible massacre de masse dans la population arménienne d’Anatolie. Il en est résulté un traumatisme profond qui marque encore la diaspora arménienne. Mais ces événements se sont déroulés au début de la Première Guerre mondiale alors que le régime des Jeunes-Turcs était l’allié des empires allemand et austro-hongrois tandis que les Arméniens d’Anatolie étaient tout naturellement portés à soutenir leurs frères de l’Arménie intégrée à l’empire tsariste. Il est indéniable qu’un très grand nombre de civils turcs ont été massacrés par des Arméniens. Rien n’excuse les massacres, les crimes de guerres d’où qu’ils viennent. Rien ne remplace non plus le travail des historiens. Eux seuls ont la connaissance, la méthodologie, l’objectivité et le recul nécessaires pour décrire et expliquer ces conflits qui suscitent des passions dont les protagonistes – ou leurs descendants – n’arrivent pas à se départir.
Il faut ici rappeler que le terme de «génocide» n’est pas un concept historique mais une incrimination judiciaire. Forgé en 1944 par un professeur de droit international à l’université Yale, Raphaël Lemkine, ce néologisme sera repris par l’assemblée générale des Nations unies quatre ans plus tard, le 9 décembre 1948, dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Entre-temps, en 1945, le tribunal de Nuremberg, constitué par les alliés pour juger les criminels nazis, avait inscrit dans son statut, aux côtés du crime de guerre et du crime contre la paix, le crime contre l’humanité. Depuis, les termes de «génocide» et de «crime contre l’humanité» ont chaque fois été utilisés pour des incriminations qualifiées après instruction des tribunaux nationaux (Eichmann en Israël, Barbie, Touvier et Papon, en France) ou internationaux (Rwanda, ex-Yougoslavie). Aucune cour pénale ne pouvant se saisir ou être saisie pour les événements de 1915, c’est aux historiens d’établir si le terme de «génocide» est approprié pour qualifier les massacres commis sur les Arméniens d’Anatolie. Ankara a proposé qu’une commission mixte y travaille. Les Arméniens ont refusé. Sans doute à tort. Les Arméniens devraient se demander si la mémoire des victimes et l’apaisement de leur peuple tiennent plus à la qualification juridique des massacres de 1915 qu’à la connaissance que peuvent en donner les historiens et au pardon citoyen que leur proposent des dizaines de milliers de Turcs de tous âges.
Du côté d’Ankara, il serait souhaitable de prendre la mesure du traumatisme qu’a vécu la nation arménienne en créant des lieux de mémoire et d’histoire en Turquie et en révisant les manuels scolaires afin que des événements vieux d’un siècle ne soient plus occultés. Ces gestes de part et d’autre feraient davantage pour la mémoire des victimes et l’apaisement des passions que les polémiques autour d’une notion juridique ou le vote de résolutions par des Parlements dont les membres sont plus préoccupés de leur clientèle électorale que de la vérité historique ou de la compassion.Deux images ont plus que toutes autres montré combien l’histoire, la politique et l’éthique peuvent, à certains moments, se charger d’un sens symbolique puissant : Willy Brandt agenouillé devant le monument du ghetto de Varsovie et François Mitterrand main dans la main avec Helmut Kohl à Verdun. Aujourd’hui, Arméniens et Turcs pourraient ensemble faire un nouveau pas dans ce sens.
Auteur : Pierre Weill, fondateur et ancien président du groupe Sofres.
Source : Libération, édition du 23 avril 2009