Les oubliés de la République
Le 8 mai, comme à l’accoutumée, la France célébrera le 64e anniversaire de la fin de la barbarie nazie qui a marqué le retour d’une paix durable en Europe. Mais qui se souvient que cette liberté a été aussi chèrement payée par les combattants «indigènes» goumiers, zouaves, tabors, tirailleurs, spahis engagés, voire pour certains enrôlés de force, dans l’armée française ? Oubliés de la Nation lorsque celle-ci rend hommage aux femmes et aux hommes qui ont risqué leur vie pour que triomphe la liberté, oubliés de la République lorsqu’il faut reconnaître et assumer le prix du sang.
La France ne peut décemment se cacher derrière l’ignorance pour voiler les oublis de son histoire. Il est enfin temps de regarder notre passé en face : le pays de la déclaration des droits de l’homme a plus que tout autre le devoir d’équité et de justice. Car c’est de justice qu’il s’agit. Depuis cinquante ans les anciens combattants «indigènes» sont soumis à un régime discriminatoire quant à leurs pensions : quand un ancien combattant français perçoit environ 600 €, un ancien combattant sénégalais touche 159 €. Le sang versé pour la patrie d’alors vaudrait-il plus cher selon que l’on est aujourd’hui français, marocain ou sénégalais ?
Cette situation inique s’accompagne d’un système tout aussi pervers qui conduit à des drames humains intolérables. Faute de pension militaire décente, des milliers de personnes âgées ont émigré au début des années 1990 pour bénéficier de minima sociaux auxquels ils pouvaient prétendre dans la mesure où la loi Pasqua leur donnait droit à une carte de séjour en tant qu’anciens combattants. C’est pour pouvoir faire vivre leurs familles que paradoxalement ils les ont quittées et se sont retrouvés en France sans accueil adapté, isolés, clochardisés, et ignorés de tous. Ils mènent leur dernier combat pour que la République leur reconnaisse les mêmes droits que leurs compagnons d’armes français.
Le film Indigènes a contribué à faire bouger les lignes. Depuis 2007, les retraites du combattant et les pensions militaires d’invalidité, dites «prestations du feu» ont été revalorisées mettant enfin à égalité les anciens combattants quelle que soit leur nationalité. Mais cette victoire est amère car elle permet à l’Etat d’occulter les plus grandes injustices qui persistent pour les anciens militaires ayant servi plusieurs années dans l’armée française : leurs pensions varient de 1 à 8 selon qu’ils sont français, tunisiens, camerounais ou cambodgiens. La coordination décristallisation (collectif bordelais d’associatifs et de bénévoles soutenus par la région Aquitaine) a ainsi focalisé sa bataille juridique sur ce thème et a obtenu le 15 octobre 2008 une décision historique du tribunal administratif de Bordeaux qui donnait un avis favorable à la revalorisation des pensions militaires de six anciens combattants marocains.
Cette décision, qui fait jurisprudence, reste insatisfaisante dans la mesure où la décision est juridique et non politique et où elle est fondée sur un accord international signé avec le Maroc. Un ancien combattant sénégalais a ainsi été débouté alors qu’il présentait la même demande. L’attitude de la République à l’égard de ceux qui se sont battus pour elle n’est pas digne des valeurs qu’elle prétend porter.
Nous demandons instamment au gouvernement de généraliser la décristallisation des pensions militaires de retraites, et de permettre aux anciens combattants de les percevoir quel que soit leur lieu de résidence. Une proposition de loi a été déposée. Elle doit pouvoir rassembler au-delà des clivages politiques dans la mesure où c’est l’honneur de la Nation qui est en cause. Il ne s’agit pas seulement de reconnaître ces hommes qui ont servi la France. Il s’agit d’assumer l’Histoire et de réparer une injustice qui dure depuis cinquante ans.
Auteurs : Alain Rousset, député de la Gironde et président du conseil régional d’Aquitaine ; Stéphane Hessel, ambassadeur de France et corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme ; Lilian Thuram, ancien footballeur professionnel ; Naïma Charaï, conseillère régionale et présidente des «Oubliés de la République» ; Pascal Blanchard, historien, professeur associé au CNRS ; Christelle Jouteau, avocate et membre du collectif Coordination décristallisation.
Source : Libération, édition du 5 mai 2009