Egalité pour les exclus, de Christiane Taubira
“Il nous faut admettre et comprendre que pour une génération et peut-être deux c’est, avec l’irruption de ces sujets en ces termes, un monde qui s’effondre. Ceux qui ont grandi ou vieilli dans le confort narcissique inculqué par l’Exposition coloniale, les articles dans l’Aurore du brillant et académicien (!) Pierre Loti, les manuels scolaires glorifiant l’épopée coloniale ou l’iconographie publicitaire exotique ; ceux qui ont appris que le monde civilisé est blanc et que tout le reste n’est que sauvagerie, comment ne seraient-ils pas surpris que ces sympathiques sous-hommes du début de leur siècle, exposés à la curiosité et aux rires, qui côtoyaient les alligators et les éléphants, paraissaient inoffensifs avec leur sourire banania placardé sur les murs de France, nés pour servir selon les théories du grand Ernest Renan et faire prospérer non les colonies où se trouvaient dispersées les richesses du monde mais les colons appartenant à la race conquérante des peuples avancés ; comment ces gentils indigènes dont le futur, pareil à l’immédiat, était attelé à la construction de la ligne Congo Océan ou du Canal de Panama, que l’on pouvait mutiler pour l’exemple, dont la servilité démontrait la puissance titanesque de l’Europe et singulièrement de la France, comment ont-ils pu générer une descendance qui ne s’incline plus mais questionne, ne fléchit plus mais exige. Comment ne seraient-ils pas surpris qu’ils osent protester, les petits-fils de ces créatures dont la sujétion illustrait l’incontestable supériorité de l’Occident sur les peuples primitifs, donnant chair et nerfs, corps et sang à la mission chrétienne de l’Europe envers le reste du monde.
“Ceux qui n’ont reçu que ces clichés en guise d’enseignement sur les mystères de la différence et d’éducation à l’altérité, voient s’effondrer un monde en noir et blanc, fiction érigée en illusion crédible jusqu’aux années soixante. Ils méritent d’être accompagnés, dans cette nouvelle lecture du monde imposée par ceux qui refusent de raser les murs et de s’accommoder de l’injustice qui les frappe du seul fait de ce qu’ils sont. La dénégation et l’impudique ironie sont un bien piètre accompagnement !”
Extrait de Egalité pour les exclus, de Christiane Taubira (Editions du Temps Présent, mai 2009)