“AF 447 : un hommage national déplacé”, par Danièle Sallenave
L’extrême émotion que suscite légitimement l’accident du Rio de Janeiro-Paris ne doit pas nous interdire de réfléchir sur quelques-unes des manifestations auxquelles il vient de donner lieu. L’ « hommage » public rendu le 3 juin aux 228 victimes, en présence du chef de l’Etat, sous forme d’une messe à Notre-Dame, nous permet en effet de mesurer à quel degré de confusion nos sociétés développées sont parvenues dans un domaine d’une grande importance pour la démocratie : la distinction de la sphère publique et de la sphère privée. Le relever n’est pas manquer de compassion envers les victimes et leurs familles, ou de considération pour leur deuil. Au contraire. Rappeler qu’une frontière doit séparer le public du privé, c’est rappeler tout à la fois la dignité de la sphère publique et celle de la sphère privée.
Rendre hommage, c’est manifester à quelqu’un son respect, sa déférence, pour son mérite, son esprit de sacrifice, les qualités éminentes qu’il a montrées, par exemple, dans l’accomplissement d’une action en vue du bien public. Mais si douloureuses que soient les circonstances de leur mort, pour quelle action les victimes d’un accident de l’aviation civile mériteraient-elles cet « hommage » public de la nation, de l’Etat ?
Quelque chose encore s’y ajoute, qui en fait un hommage au sens propre déplacé. C’est qu’il a été rendu au cours d’une cérémonie religieuse, célébrée à Notre-Dame, en présence du chef de l’Etat, entorse caractérisée à la laïcité. L’aurait-on une fois encore oublié ? La France est un Etat laïque, et son président, le président de tous les Français, quelle que soit leur confession.
Il ne peut donc assister à une cérémonie religieuse ès qualités – il ne peut y assister qu’à titre privé. On a cru répondre à une objection immédiate en signalant que l’impartialité des autorités avait été respectée, puisque, au même moment, des prières étaient dites dans la Grande Mosquée de Paris et dans une synagogue. Il est particulièrement choquant qu’on puisse considérer qu’un hommage égal est rendu à toutes les victimes parce que le dieu unique des monothéistes a été rituellement invoqué sous trois espèces ! Bel ” hommage ” en effet, aux athées, aux agnostiques et aux incroyants de tous bords !
LIBERTÉ DE CONSCIENCE
On aurait donc le droit d’être athée, à condition de ne pas le dire trop haut, mais ce droit vous serait retiré au moment de la mort, où plus que jamais les convictions d’un vivant doivent être respectées ! La France ne se serait-elle pas dotée il y a plus d’un siècle d’un corps de lois proclamant une séparation des Eglises et de l’Etat, ajoutant à la neutralité de ce dernier le respect institutionnel de la liberté de conscience ?
La séparation du public et du privé est le résultat historique d’une conquête, elle est un des fondements des démocraties modernes qui oblige chaque citoyen à ne pas confondre l’intérêt public et les intérêts privés. Introduire dans la sphère publique les formes strictement privées de la compassion, c’est confondre ces deux ordres, et ouvrir à toutes sortes de manipulations des esprits et des consciences. Et c’est encore les confondre que de soumettre la sphère privée à une parade institutionnelle qui retire aux victimes leur figure singulière et transforme leur tragédie en un spectacle collectif pour heure de grande écoute dans le plus profond mépris de leurs convictions intimes.
En rendant un hommage public à ces malheureuses victimes, loin de s’associer au deuil de leurs familles, l’Etat retire en fait à celles-ci le droit de le manifester à leur façon. Un deuil, même lorsqu’il réunit des personnes en grand nombre, est une affaire privée. Chacun doit pouvoir chercher et trouver des ressources là où il lui convient, et comme il lui convient, dans ses croyances religieuses ou philosophiques, dans ses attachements familiaux, dans la solidarité de ses amis, de ses voisins…
Le rôle spécifique de l’Etat ne doit pas être seulement de dépêcher aux familles des ” cellules de soutien psychologique ” rituellement saluées par l’onction des médias, mais d’abord et surtout de veiller à l’application rigoureuse et rapide de leurs droits. Or, de l’aveu des associations de familles de victimes, c’est là bien souvent que l’Etat traîne et tarde.
La sphère publique se dégrade, dès lors qu’elle est envahie par un sentimentalisme où les institutions et leur chef ne devraient pas se complaire, mais dont ils espèrent sans doute un bénéfice politique. Mais la sphère privée ne se dégrade pas moins, si à chacun de nous est retiré le droit au silence, à la dignité d’un deuil qu’il choisira de vivre à sa façon, et quand on plaque sur la vie singulière de chacun de ceux que le destin vient de faucher brutalement une image collective, médiatique, héroïque et mystifiée, qui ne leur rend en aucune façon justice.
Auteur : Danièle Sallenave, romancière et essayiste. Auteur chez Gallimard de Castor de guerre (2008) et de Nous, on n’aime pas lire.
Source : Le Monde, édition du 7 juin 2009.