Entretien avec Jean-Marie Donegani : « La parole religieuse est évaluée à l’aune de son utilité et de sa fécondité »
Comment analysez-vous le positionnement actuel de l’Église catholique dans la société française ?
Jean-Marie Donegani : Le document fondamental, fondateur d’une perspective nouvelle, est la Lettre aux catholiques de France (1996). Il y est dit que la vocation première de l’Église est de proposer le salut au monde et que cela suppose un dialogue, où l’écoute est aussi importante que ce que l’on donne. Et la Lettre va loin dans ce chemin. Elle pose que l’identité de l’Église lui est révélée par les demandes qui lui sont adressées, à la manière dont le Christ questionne ses disciples : « Qui dites-vous que je suis ? » C’est très nouveau de dire qu’une institution peut recevoir de ceux qui s’adressent à elle quelque chose de son identité et de sa vocation.
Ce programme reste-t-il d’actualité ?
Il n’a pas, à ma connaissance, été remis en cause, même si sa mise en œuvre n’est pas toujours facile et si certaines positions récentes de Rome semblent peu en accord avec cette disposition. Mais il est logique qu’une institution vive de pulsations entre ouvertures et reprises en main. Pour le comprendre, il faut aller au-delà de la simple analyse politique. Quand une institution semble se refermer, c’est qu’elle ne retrouve plus ses frontières et qu’elle éprouve la nécessité de réaffirmer la distinction entre ses valeurs et celle des autres, entre la transcendance et la sagesse humaine immanente.
La logique institutionnelle explique les phases d’ouverture et de repli, d’aggiornamento et d’intransigeance, dans l’histoire de l’Église. Aujourd’hui, le passage de l’ouverture à une forme de restauration n’a pas directement à voir avec une question de ligne politique ; il me semble plutôt lié à la logique de la vie institutionnelle, qui prend alors le pas sur la vie tout court.
Que doit privilégier une Église qui veut être entendue dans une société pluraliste et sécularisée ?
Pour nos contemporains, la parole religieuse n’est pas évaluée à l’aune de sa charge de vérité, mais à celle de son utilité, de sa fécondité pour une vie meilleure. On demande aux institutions pourvoyeuses de sens de donner des raisons d’être, de vivre, de croire, dont les fruits soient perceptibles immédiatement. Cette attente ne doit pas être considérée comme néfaste ou triviale. C’est à partir d’elle qu’il faut parler. Nos contemporains s’intéressent davantage à l’authenticité personnelle générée par des principes qu’à leur vérité intrinsèque.
Il ne sert donc à rien d’argumenter à partir de la loi naturelle : il faut montrer les conséquences heureuses que peuvent avoir certains choix faits à la lumière de l’Évangile. Dans cet échange, l’Église ne peut pas se désintéresser de savoir si sa parole est reçue et comment elle peut s’insérer dans la culture commune. Proclamer la vérité en négligeant sa réception est, à mon sens, gravement attentatoire à la vie de celui qui parle et à la vie de ceux à qui il s’adresse.
Des philosophes comme Jürgen Habermas plaident pour une reconnaissance des religions dans l’espace public. Ce discours est-il entendu en France ?
Aucun philosophe libéral n’a dit que les institutions religieuses ne devaient pas avoir de place dans l’espace public. Simplement, les religions ne peuvent pas avoir d’« empire » : leur seul pouvoir doit être celui de la persuasion. Pour que les individus puissent se construire un art de vivre, il faut bien qu’ils le puisent dans des institutions s’adressant à eux.
Mais l’universalisme dont celles-ci se prévalent ne doit pas être un universalisme de surplomb : il doit être réitératif, fruit de la répétition que les hommes font d’une même expérience dans des situations différentes. C’est le type d’universel dont la Bible parle à propos de la sortie d’Égypte et de la libération de l’esclavage. Prendre ce chemin est la seule voie d’avenir pour les institutions religieuses. Mais elles ont parfois du mal à l’emprunter…
Avec la crise intégriste, on a reparlé d’intransigeantisme ou de néo-intransigeantisme catholique, qu’en pensez-vous ?
Je reste convaincu qu’avec Vatican II, l’Église est sortie de l’intransigeantisme. Mais il est toujours possible d’y retourner par peur ! En période d’incertitudes et de peurs, l’institution a la possibilité de se réfugier dans les majuscules et les principes, condamnant la liberté et revenant à une méfiance vis-à-vis de la démocratie. Cette méfiance est d’ailleurs une constante dans les textes du Magistère – de la Révolution française à Benoît XVI -, qui stigmatisent dans la démocratie une absence de fondement transcendant qui conduirait au totalitarisme. Cette critique religieuse de la démocratie ne me semble pas pertinente : le pouvoir politique sans transcendance, sans sacralité, n’est pas plus nocif que le pouvoir fondé sur une transcendance. Le seul vrai problème, c’est le pouvoir sans limites, sans contrepoids.
Quelles seront les conséquences de la crise intégriste dans les rapports Église-société en France ?
La société française est extraordinairement sensible à des crises comme celle que nous venons de vivre. Le visage de l’Église se joue sur des affaires polémiques. Une crise comme celle-là est un moment violent, qui engendre des processus d’identification et de désidentification. Elle peut rendre vains les efforts précédents pour trouver un langage accessible au plus grand nombre et en accord avec la culture commune : on se trouve à nouveau dans des logiques de dedans/dehors, pour/contre… Cette crise ne sera pas sans effet, même si l’on peut avoir l’impression d’être déjà passé à autre chose. On n’oublie pas une crise d’identification.
Propos de Jean-Marie Donegani, enseignant à l’Institut d’études politiques et à l’Institut catholique de Paris, recueillis par Elodie MAUROT
Source : La Croix, édition du 29/05/2009