“La logique du pacte social de l’après-guerre s’est défaite : il faut repenser la solidarité”
Faut-il repousser l’âge du départ à la retraite ? Alors que le débat est relancé en France, Anne-Marie Guillemard, professeure de sociologie à l’université Paris-Descartes-Sorbonne, explique en quoi le vieillissement de la population ébranle les fondements du pacte générationnel construit après-guerre. Elle est l’auteure de L’Age de l’emploi, les sociétés à l’épreuve du vieillissement (éd. Armand Colin, 2003).
Le vieillissement de la population, notamment en Europe, est l’une des données centrales de ce début de siècle. Quelles en sont les caractéristiques ?
Le vieillissement touche l’ensemble des pays du monde développé, mais la France est particulièrement concernée car elle a connu, au lendemain de la seconde guerre mondiale, un baby-boom qui a duré près de trente ans, de 1945 à 1975. Depuis 2006, les générations nombreuses nées pendant ces années-là arrivent peu à peu à l’âge de la retraite : les décennies à venir vont donc être marquées par le départ massif à la retraite de ces baby-boomers. Ce phénomène est accentué par l’accroissement de la longévité : depuis presque deux décennies, l’espérance de vie à la naissance progresse, en France, d’un trimestre tous les ans !
Un des effets de cet accroissement de la longévité est le raccourcissement de la période consacrée au travail. Quelle est l’ampleur de cette mutation ?
En quelques décennies, les temps de formation et de retraite se sont allongés tandis que le temps de travail se restreignait fortement. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 1960, un homme passait près des trois quarts de sa vie au travail – 50 ans sur ses 68 ans d’existence. Trente-cinq ans plus tard, en 1995, il n’y passait plus que la moitié – 38 ans sur 76 ans d’existence. C’est une véritable révolution, et, là encore, un progrès social. Mais cela veut dire aussi qu’une petite fraction de la population – les 30-50 ans qui sont en activité – doit, dans un temps limité, faire vivre de gros bataillons de retraités et, plus largement, tous ceux qui vivent des transferts sociaux.
En France, près des deux tiers des “seniors”, les 55-64 ans, ont quitté le marché du travail. S’agit-il d’une singularité qui la distingue des autres pays européens ?
Le raccourcissement de la vie de travail se retrouve partout en Europe, mais la France est le pays qui affiche l’un des taux d’emploi des seniors les plus bas du monde : 38 % ! En France, l’âge médian de sortie du marché du travail est de 58 ans ; en Suède, il atteint 64 ans.
Cette singularité française est liée aux politiques publiques menées depuis la fin des années 1970 : au nom de la sauvegarde de l’emploi, la France a choisi la voie du partage du travail en incitant les salariés les plus âgés à partir en préretraite. Ce furent, par exemple, les préretraites-démissions de 1977, l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans et l’ouverture des préretraites Etat à 55 ans, en 1982. Depuis, les pouvoirs publics ont tenté de revenir sur ces mesures mais, dès que la croissance était en berne, les gouvernements et les entreprises ont à nouveau eu recours à ces dispositifs.
Pourquoi estimez-vous que ces mesures considérées comme un progrès social ont eu des effets pervers ?
Avec la multiplication des mesures d’âge, le travailleur âgé a fini par être considéré comme inemployable, comme si son destin était d’être un inactif indemnisé. Cette politique de cessation anticipée d’activité des seniors est devenue une véritable culture de la sortie précoce partagée par tous les acteurs du marché du travail. Elle a déclenché une spirale d’effets pervers : dépréciation et inactivation des seniors.
Les entreprises se sont ainsi désintéressées du sort des travailleurs “âgés” : pourquoi investir dans la formation après 40 ans ou l’amélioration des conditions de travail des plus de 50 ans si les pouvoirs publics vous aident à vous en débarrasser ? En conséquence, elles n’ont pas anticipé le vieillissement inévitable de leur main-d’oeuvre.
Les barrières d’âge et la discrimination par l’âge dans l’emploi se sont en outre renforcées. Ce processus a conduit à une exclusion du marché du travail non seulement des seniors, mais également des juniors. Cette situation singularise la France : dans ce pays, l’âge est le premier facteur de discrimination dans l’emploi et la France souffre d’un déficit de l’emploi des seniors comme des juniors.
Enfin, cette politique a conduit à privilégier une gestion qui segmente les âges à l’extrême. La politique de l’emploi a ainsi développé des dispositifs à l’intention des jeunes d’un côté, des seniors de l’autre (CDD seniors à 57 ans). L’enjeu, aujourd’hui, est de passer d’une gestion par l’âge à une gestion des diversités et de la synergie des âges. Ce qui suppose de mettre en oeuvre de nouveaux instruments de politiques sociales neutres sur le plan de l’âge qui adoptent la perspective du cycle de vie.
Vous estimez que ces politiques ont bousculé le modèle culturel du cycle de vie à trois temps (formation, emploi, retraite) construit par les sociétés industrielles. Pourquoi ?
A la fin de la seconde guerre mondiale, la France a construit son Etat social sur un pacte entre générations : aux jeunes la formation, aux adultes le travail et aux personnes âgées, qui étaient alors très pauvres, un temps d’inactivité indemnisé avec un droit à une pension de retraite. Les temps familiaux étaient alors calés sur ces trois temps des sociétés industrielles : après la formation venait le travail, mais aussi le mariage, puis les enfants.
Cette logique s’est défaite avec l’avènement d’une société de la connaissance qui a individualisé et fragmenté le travail. Sont alors apparus des parcours de vie flexibles qui ont bousculé ce cycle de vie à trois temps : le travail peut désormais être interrompu par des temps de formation ou d’inactivité – les congés parentaux, par exemple. Les temps familiaux ne sont plus en concordance avec les temps professionnels : à 40 ans, on peut être le père d’un enfant en bas âge, une femme retournée chez ses parents après un licenciement ou un divorce, ou la mère tardive d’un bébé. Du coup, la protection sociale, qui épousait la distribution traditionnelle à trois temps de la vie, est incapable de répondre aux besoins nouveaux qui apparaissent dans ces parcours flexibles.
Vous plaidez en faveur de réformes s’inspirant des modèles scandinaves. Quels sont-ils ?
Les parcours ne sont plus standardisés. Il faut donc repenser les politiques de solidarité en substituant à la notion d’âge celle de parcours individualisés. Plutôt que de protéger l’emploi en restreignant, par exemple, les licenciements, il vaut mieux, comme le fait la flexisécurité danoise, protéger l’individu en indemnisant le chômage, mais aussi en accompagnant ses recherches d’emploi et en lui offrant une vaste palette de conseils et de formations.
Il faut adopter la même stratégie en matière de vieillissement. C’est ce qui a été fait en Finlande, qui a adopté un système de retraite à la carte, sans durée de cotisation standard ni âge légal de départ. Elle a lancé en 1998 un plan national dont le mot d’ordre était : “L’expérience est une richesse nationale.” Elle a massivement investi dans la formation des plus de 40 ans, a amélioré les conditions de travail des seniors et a appris aux entreprises une gestion des âges qui dynamise les fins de carrière. Les résultats sont là : le taux d’emploi des seniors est passé de 35 % à 53 % entre 1996 et 2005.
Propos recueillis par Anne Chemin
Source : Le Monde, édition du 21.06.09