” Il y a une modernité à trouver au sein de l’islam “, par Malek Chebel
Pourquoi une nouvelle traduction du Coran, alors qu’il en existe de nombreuses en français ? Sont-elles toutes mauvaises ?
Je les ai toutes mentionnées dans mon livre, preuve que je les respecte. Certaines traductions sont bonnes, comme celle de Denise Masson dans ” La Pléiade “, mais celle de Jacques Berque, par exemple, poétise trop le Coran et celle d’André Chouraqui abonde en néologismes. Quant à moi, je me suis inscrit dans une problématique globale qui vise à réenchanter l’islam, un islam qui aurait retrouvé ses lettres de noblesse, ce qui explique le faste avec lequel j’ai voulu traduire de nouveau le Coran.
Dans votre préface vous dites vouloir ” une traduction accessible à tous “…
Certaines traductions sont obscures, celle de Berque est élitiste, celle de Denise Masson, qui est certes accessible, a un peu vieilli. De plus, Masson n’a pas apporté une attention spécifique à des enjeux importants comme le voile, la sexualité, l’altérité, d’où des interprétations parfois timorées et sans couleur. J’ai travaillé pendant dix ans à cette édition pour offrir une traduction ” saine ” du Coran, c’est-à-dire non idéologique. Beaucoup de traducteurs ont imposé aux lecteurs une vision du monde qui était la leur et pas celle du Coran. Ils ont traduit en fonction de leur philosophie, de leurs passions et même de leurs inhibitions. Les questions sexuelles, en particulier, ont posé d’énormes problèmes à quelques traducteurs.
Vous avez déjà beaucoup travaillé sur ces sujets, sur le rapport de la littérature arabe à l’érotisme, montrant qu’il n’y avait là aucun refus du corps…
C’est très juste : il n’y en a pas. Mais pour étayer cette assertion, j’ai dû revenir à la source, aux étymologies anciennes ; j’ai par exemple exploré la plupart des ouvrages de jurisprudence, ainsi que les commentaires arabes du Coran. Ce qui me permet d’affirmer que non seulement les choses du corps ne sont pas impures, mais qu’il y a une sorte de valorisation de celui-ci, et, partant, de la sexualité en général. Il y a, certes, des tabous anciens qui sont reconduits, comme l’impureté des femmes pendant leurs menstrues, la sodomie, la zoophilie, les amours multiples, mais pour le reste il y a une très grande liberté sur la question de la consommation sexuelle. Chose étonnante, dans le cadre de la sexualité adulte, la femme est consultée à tout moment du processus, de la séduction initiale à la jouissance. Elle est partenaire à part entière du mariage (qui n’est pas valide sans son accord) et de son interruption, car aujourd’hui la femme peut demander le divorce autant que son mari, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques années.
De tels propos ne risquent-ils pas de vous attirer des ennuis, et c’est un euphémisme ?
Entre avoir des ennuis et trahir le lecteur, mon choix est fait. La vérité comme la liberté sont les axes principaux de mon rapport à l’écriture. Sans liberté, sans vérité, le mieux, pour moi, c’est de devenir ermite. Ces règles de vie, je les ai appliquées à la nouvelle traduction du Coran, car il fallait en finir avec les traductions qui ” détraduisent ” le Coran. Grâce à une démarche progressive, j’ai voulu apporter une part de rationalisme. D’ailleurs, aucune religion ne peut quitter son immaturité sans qu’elle ait assumé une large part de rationalisme. Les fondamentalistes donnent à voir un islam piétiste, très éloigné de cette perspective. Je refuse de baisser les bras ou de me laisser aller au défaitisme. Il y a une modernité réelle à trouver au sein de l’islam.
Barack Obama, dans son récent discours du Caire, a cité à plusieurs reprises le Coran. Qu’avez-vous pensé de ce discours, notamment des propos sur les femmes ?
C’est une vision américaine des relations entre les hommes et les femmes en islam. Il faut regarder de plus près les rapports d’Obama avec les musulmans. Etre né de père musulman donne sûrement plus d’empathie avec le texte sacré, mais cela suffit-il à bien l’interpréter ? Barack Obama veut casser le manichéisme des années Bush, effacer l’affrontement idéologique avec l’islam, mais il ne résout pas encore le problème de la burqa, la place inégalitaire des femmes dans la société islamique ou l’affrontement à peine masqué entre Orient et Occident.
Ces questions vous les abordez dans le volume qui accompagne votre traduction, le ” Dictionnaire encyclopédique du Coran “. A l’entrée ” visage “, vous dites ” vitrine de l’âme “. Alors pourquoi les femmes devraient-elles le cacher ?
Ce Dictionnaire encyclopédique est là pour fournir un certain nombre de clés. J’aime dire que c’est la clé du trésor qu’est la nouvelle traduction du texte sacré. Et sur cette question du voile, le Coran ne dit absolument pas qu’on doit se cacher le visage. Au verset 30 de la sourate XXIV on dit aux croyants ” de baisser leurs regards et d’être chastes “, au verset 31 on dit la même chose aux croyantes.
Mais on leur demande de ” rabattre leurs voiles sur leur poitrine ” et ne montrer leurs ” atours ” qu’à leurs époux, pères, etc.
On est là dans un contexte qui recommande la chasteté pour les deux sexes, précisément comme l’une des vertus du musulman. Mais aucune obligation n’impose le voilement du visage. Du reste seul le XXe siècle a voilé les femmes musulmanes. Et si aujourd’hui tout cela prend une telle ampleur, c’est que l’islam est en repli, comme l’ensemble de la société. A ce propos, la révolution islamique en Iran a été un tournant. Depuis, la religion est pilotée par des idéologues et des prédicateurs, et notre agenda intellectuel est indexé sur leurs choix doctrinaux.
Le Coran dit clairement qu’il faut lutter contre l’insubordination des femmes. Cela peut-il aller jusqu’à la lapidation ?
A aucun moment il n’est question de lapider les femmes. Le mot lapidation n’est employé qu’à propos de Satan. En pèlerinage, on lapide Satan, on lui envoie des pierres. Lapider les femmes, c’est encore une de ces choses sorties de la tête des misogynes.
Qu’en est-il de la burqa et du nikab que des femmes vivant en France choisissent de porter ?
La burqa est un vêtement tribal ” afghistanais “, contraction entre deux mots, afghan et pakistanais. Avant d’essaimer à la faveur des dix dernières années, il était localisé territorialement. Le nikab est à l’origine une voilette que la femme maghrébine mettait devant le visage. La surenchère maintenant voudrait que l’on combine le tchador, qui couvre les cheveux et le cou, et le nikab, qui cache le visage. C’est une mixture entre plusieurs traditions locales, ce qui prouve bien que cela n’a rien à voir avec la religion de lumière qu’est l’islam.
Les femmes, en Occident, se sont battues pour avoir le droit de sortir ” en cheveux ” sans être considérées comme des prostituées, pour se libérer de tous les carcans vestimentaires. Alors voir des femmes revendiquer un carcan est une énigme…
En effet, et c’est bien là la marque du repli identitaire dont je parlais plus haut : dans certains pays arabes ou musulmans, pas très loin d’ici, il y a encore des femmes qui se battent pour accéder à l’école et d’autres veulent travailler ou voyager. Ici, elles revendiquent la burqa. Qui peut me faire croire que c’est là la grande civilisation qui a donné Avicenne, Farabi, Averroès, Ibn Khaldoun et tant d’autres ? Il y a un impératif premier : pour être accepté universellement, l’islam doit offrir un meilleur visage. Un visage de lumière si possible !
Propos recueillis par Josyane Savigneau
Source : Le Monde, édition du 18 juillet 2009
Anthropologue des religions, spécialiste de l’islam, auteur d’une vingtaine de livres, Malek Chebel vient de publier une traduction du Coran (Fayard, 750 p., 26 €) accompagnée d’un Dictionnaire encyclopédique du Coran (Fayard, 500 p., 23 €).