Promouvoir la justice
C’était le thème dont l’Assemblée Générale de NSAE a débattu en février 2009. Nous reproduisons ici un extrait de l’intervention de Jacques Généreux, professeur d’économie à Sciences Po Paris, suivi d’un extrait des réponses du Père Jacques Noyer, évêque émérite d’Amiens, et de Jacques Généreux à la question d’un participant.
« Il est évident que le capitalisme et l’économie de marché, dans leurs principes même sont intrinsèquement contraires à la justice. Pourquoi ? Pas d’ambiguïté sur les mots : capitalisme ne veut pas dire « système où il y a des entreprises privées », qui peuvent être des coopératives, des mutuelles, des associations d’économie solidaire. De même, une économie de marché, ce n’est pas une économie dans laquelle il y a des marchés ; c’est une économie dans laquelle l’essentiel de la vie économique et sociale est commandé par ce qui se passe sur les marchés, où la libre concurrence sur les marchés et la détermination libre des prix, des loyers, des salaires, des taux d’intérêt, de tous les prix par les marchés impriment leur mouvement à l’économie. On peut avoir une économie où il y a des marchés mais où les prix des loyers sont fixés par l’Etat, où les taux d’intérêt sont contrôlés par les autorités monétaires, où les salaires sont fixés entre un salaire minimum et un salaire maximum, c’est-à-dire sont réglementés ; on n’est plus dans une économie de marché, c’est une économie où il y a des marchés, mais les marchés sont entièrement contrôlés par la société.
Le capitalisme est une forme particulière de l’organisation de la production qui est totalement saugrenue et qui n’est apparue que depuis deux siècles. Dans la société capitaliste comme entreprise, on considère que l’un des acteurs à côté de ceux que j’ai cités tout à l’heure, les travailleurs, les ingénieurs, les entrepreneurs, les collectivités qui apportent les infrastructures, un des acteurs, celui qui apporte le capital, les moyens financiers, est à lui seul le propriétaire de l’entreprise, c’est-à-dire du résultat de l’action collective et de la richesse collective créée par tous. Il est non seulement à lui seul le propriétaire de ce qui est fait par l’interaction de tous, mais en plus il est le seul à avoir le pouvoir total de direction, de gestion et de décision sur les autres et notamment les salariés. Le rapport salarial dans une entreprises est un rapport où quelqu’un, simplement parce qu’il détient l’argent, a le pouvoir de décider de l’emploi d’un individu et à travers là de sa vie de famille, de ses revenus, du fait qu’il garde ou pas son emploi ; donc a un pouvoir de domination absolue sur quelqu’un d’autre.
Le système repose sur une injustice de départ qui dit que la richesse créée par tous n’appartient qu’à un : celui qui a l’argent. Donc c’est un système qui est entièrement commandé par une minorité qui détient les capitaux. Un système qui par sa conception même est contraire à l’idée de justice.
Il en est de même pour l’économie de marché, telle que je l’ai définie. Quand vous couplez un système d’injustice flagrante à une économie de marché ; si à cette idée que l’essentiel des activités économiques et des activités humaines, y compris celles qui autrefois n’étaient pas considérées comme économiques, la santé, l’éducation, un certain nombre de services publics, etc., doivent en fait entrer dans la sphère des marchés, c’est-à-dire du jeu du libre-échange, de la concurrence avec des logiques de gestion des prix qui reflètent le rapport de forces sur les marchés, vous procédez à une marchandisation en quelque sorte de l’activité humaine. Alors à ce moment là c’est l’ensemble de la société qui va être commandée par des forces exogènes, des forces collectives de marché et qui produisent quoi ? On sait très bien que le libre jeu des marchés et de la concurrence produit l’exacerbation de la rivalité, évidemment, mais aussi l’inégalité par définition puisque dans le libre jeu de la concurrence les plus forts l’emportent toujours sur les plus faibles, dominent, accumulent des positions supérieures. C’est un système qui non seulement crée des inégalités mais crée des inégalités cumulatives dans le temps, qui ne peuvent aller qu’en se développant.
Et l’histoire économique est là pour nous le dire : à chaque fois que l’on contrôle davantage les marchés, (ce qui était le cas pendant les « trente glorieuses ») on sort d’un système à proprement parler capitaliste et de marché pour être dans un système socialisé, contrôlé, organisé, réglementé ; les inégalités rétrécissent et on commence à se rapprocher de la justice. Dès qu’au contraire on étend la concurrence, on étend le champ des marchés et on redonne le pouvoir aux détenteurs du capital ; les inégalités explosent et aboutissent aux situations que l’on connaît aujourd’hui avec des PDG qui gagnent quatre cents fois le salaire d’un ouvrier, comme s’ils étaient quatre cents fois plus productifs ou s’ils faisaient quatre cents fois plus d’efforts, ce qui évidemment n’a plus aucun sens.
Comment lutter contre ?
On ne lutte pas contre l’injustice de ce système par l’aumône (je préfère ce terme parce qu’on voit bien ce que je désigne) ou par l’action humanitaire qui ne sont pas la charité ou la caritas au sens où Saint Paul l’utilise. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire l’aumône, soutenir le pauvre qu’on rencontre ; ou que l’action humanitaire ce n’est pas bien. Simplement il faut bien comprendre que toutes ces actions sont certes nécessaires, elles corrigent les souffrances nées de l’injustice mais elles ne luttent pas contre l’injustice et c’est là qu’il faut éviter toute confusion. Elles correspondent simplement au devoir de fraternité et de soutien envers ceux qui sont victimes de l’injustice.
Vous avez bien compris, pour avoir la justice économique et sociale, il n’y a qu’un moyen, c’est sortir du capitalisme et de l’économie de marché. Ce qui est très simple. Il suffit d’une dizaine de lois parlementaires qui réforment le droit des sociétés pour qu’une entreprise soit collectivement animée et dirigée par l’ensemble de ses acteurs, pour que les résultats soient équitablement partagés entre les acteurs, pour que les différentes variables clefs de l’économie que sont les salaires, les taux d’intérêt, les loyers ne reflètent pas des rapports de force mais reflètent des choix collectifs et démocratiques. Il ne faut pas grand chose, mais ce « pas grand chose » est une transformation radicale, c’est une révolution complète de société qui va vers le minimum d’inégalités qui à un moment donné sont considérées comme socialement supportables.
Retour sur la « caritas »
Alors cette caritas ? Je vais insister. Ce sera un de mes prochains livres. La Dissociété était une réflexion sur les fondements anthropologiques de la philosophie politique. Elle a une suite qui va sortir sur le socialisme pensé avec ses fondements anthropologiques et dans lequel il n’est pas question, ou très peu, de religion ou de christianisme puisque cela se veut un discours matérialiste, scientifique, à partir de ce que nous connaissons des sciences humaines, sociales, physiques. Mon entreprise, c’est de refonder totalement un discours économique et politique fondé scientifiquement sur la réalité des êtres humains.
Ce qui est frappant, et ce sera l’objet d’un autre travail qui a rapport au christianisme, c’est que tout ce que vous avez dit et que je partage sur la nature de cette caritas, c’est le don de soi à autrui ; c’est un don sans contrepartie et c’est essentiel ; c’est le fait de traiter autrui comme soi-même, contrairement à l’idée libérale que dans une société justement contractuelle on n’a rien sans rien, ce qui justifie le discours d’aujourd’hui sur le fait qu’il faut responsabiliser les chômeurs, que vous ne pouvez avoir d’indemnité ou d’assistance si vous ne donnez rien en échange à la société. Bref, tous ces discours nauséabonds qui laissent entendre que si les pauvres sont pauvres, c’est leur responsabilité et que donc ils doivent donner quelque chose en échange du soutien de la société, sont totalement faux et inversés. Dans la société humaine au contraire, ce qui crée l’obligation des individus, ce qui crée leur responsabilité, c’est le fait précisément qu’une société humaine est un ensemble de droits sans contrepartie. C’est le fait qu’on accueille quelqu’un dans une société, à commencer par l’enfant, sans rien lui demander en échange. Nos sociétés sont constituées sur des droits sans contrepartie par le fait que quelqu’un a le droit de grandir, d’être éduqué, etc, sans qu’on lui demande rien en échange. C’est le fondement même des sociétés humaines. Or il se trouve que c’est parce que la société est sans contrepartie et que les droits sont sans contrepartie qu’ils engendrent une dette sociale et une obligation sociale, mais qui ne peut pas être rendue.
La grande illusion serait de dire que parce qu’on a une dette sociale on peut la rendre à la société. Qui peut rendre la vie ? Qui peut rendre la langue qui lui a été donnée ? Qui peut rendre la culture accumulée et les infrastructures accumulées par les générations qui lui permettent d’exister, de vivre et d’être ce qu’il est ? Ce qui est reçu de la société est incommensurable et ça ne peut pas être rendu. C’est pour cela qu’on ne lui demande pas de le rendre. Et la seule manière que nous avons d’être à la hauteur de cette dette sociale en justice, c’est de participer à notre tour à cette ronde éternelle du don, qui est de donner à notre tour aux autres générations le don qu’ils ne pourront pas rendre, ce don qui ne pourra pas être rendu. Le don de la société, il se transmet, il ne se rend pas. Et donc on aboutit exactement à cette idée chrétienne de la caritas et du don de Dieu. Le don de Dieu, c’est un don qui ne se rend pas. Et en même temps c’est ce don qui crée et qui invite à quoi ? Non pas à rendre mais à donner à son tour puisque la seule manière qu’a un être humain de ne pas être écrasé par ce don, de ne pas être rendu indigne par ce don, c’est d’entrer dans la ronde du don et à son tour donner à autrui le don qu’il ne pourra pas rendre. Ceci était parfaitement décrit par Mauss en 1924 à partir de l’expérience des tribus Maori comme étant là aussi un invariant des sociétés humaines qui n’étaient pourtant pas chrétiennes.
Tout ceci pour aboutir à ce que, quand on va chercher dans l’anthropologie, l’ethnologie, la neurobiologie, l’éthologie humaines, ce qui fait l’essence d’un être humain, je dirais ce qui fait l’essence socialiste d’un être humain, c’est-à-dire comme être social, comme être construit par les liens sociaux, eh bien on retrouve ce qui est pour moi l’essence du message chrétien – pas forcément catholique – chrétien, c’est-à-dire celui de l’Evangile, sur ce qu’est l’être humain et ce à quoi il est invité. Le christianisme, en tous cas celui de l’Evangile, introduit une rupture absolument hallucinante et extraordinaire dans l’histoire de la pensée humaine puisqu’il affirme par l’incarnation que Dieu n’est pas dans le ciel : il est dans l’être humain et il donne à voir un Dieu qui n’existe pas en soi. Le seul être en soi qui existe par lui-même, ce ne peut être que Dieu. Or le Dieu que nous donne à voir le Christ, le Dieu qui est amour, c’est un Dieu qui ne peut pas exister seul, qui ne peut pas exister en lui-même et par lui-même. Il n’existe que dans le don et la relation.
Vous voyez l’affirmation anthropologique très forte sur la réalité de l’être humain. Ce que le Christ donne à voir, c’est sa réalité anthropologique. La réalité anthropologique d’un être humain, c’est qu’il ne peut être lui-même que dans le don et la relation à autrui. Vous pouvez y arriver par le matérialisme agnostique d’un anthropologue. Vous pouvez y arriver par la foi et la lecture de l’Evangile. Mais il y a concordance et convergence absolues entre ces deux conceptions de l’être humain. »
Jacques Généreux
DEBAT AVEC LA SALLE
Que fait l’Eglise, que pouvons-nous faire – nous chrétiens ? Comment surmonter l’endoctrinement des esprits, la mise en concurrence, en rivalité, des travailleurs qui annihile toute résistance ?
Jacques Noyer : Vous posez la question de la place de l’Eglise. Aborder le Christ comme un homme qui nous parle de Dieu autrement, un homme au cœur de la vie, qui a parlé de Dieu comme un père : il ne dit pas « le Dieu de nos pères », mais « c’est mon père ». Et de ce fait, il définit l’homme comme fils. Jésus nous révèle la vraie manière d’être un homme.
L’Eglise c’est souvent historiquement une institution. Mais fondamentalement c’est la communauté des gens qui se laissent interroger par le témoignage de Jésus Christ. L’Eglise doit être, c’est sa vocation, et cela l’a été aussi dans l’histoire, un laboratoire ou non pas se définit mais se construit l’amour, à travers des refus et des engagements. L’Eglise, comme mouvement spirituel profond ; pas comme institution.
Jacques Généreux : Nous avons à mener une bataille culturelle et morale pour faire passer une autre façon de voir les choses. Oui, une servitude volontaire s’installe dans les entreprises du fait de la manipulation psychologique et du fait qu’on met les gens en état de guerre économique : la mondialisation libérale plonge les gens dans un état de guerre pour qu’ils soient amenés à se comporter comme des guerriers. Et donc la peur engendrée par ce climat de guerre permanente, de risque permanent de déclassement, soit à l’intérieur de l’entreprise, soit de perdre la bataille vis-à-vis de l’extérieur. Ce stress permanent, cette peur permanente transforment les individus en bons guerriers qui vont devenir des esclaves volontaires. Et en même temps, les enquêtes de psychologie et de sociologie du travail montrent que les gens sont résilients ; l’immense majorité d’entre eux ont une capacité énorme à encaisser la souffrance, les traumatismes, les humiliations…
A partir du moment où le contexte politique change et où une alternative se met en place, les choses peuvent changer du jour au lendemain. Il ne faut pas surestimer la victoire culturelle des idées fausses ; l’immense majorité a la capacité de reconnaître ce qui est inacceptable, inhumain, injuste.
Dans cette bataille culturelle, aujourd’hui, l’Eglise a-t-elle quelque chose à faire ou pas ? Peut-elle être d’une quelconque utilité pour la vie des hommes et des sociétés, en dehors de son rôle spirituel ? Je ne pense pas que ce soit le rôle de l’Eglise de nous dire par exemple que pour reprendre un contrôle démocratique des moyens financiers il faut nationaliser telle banque ; elle n’est pas une organisation politique faite pour rédiger un programme politique ; mais en revanche je considère qu’il est de son rôle, en tant que communauté spirituelle, d’avoir quelque chose à dire aux hommes, justement en termes culturels sur des idées qu’elle trouve justes ou sur des idées qu’elle trouve fausses, sur des affirmations politiques ou des actes qui sont dignes ou qui sont indignes de l’humanité. Là, je pense que l’Eglise a un rôle à jouer. Par exemple, quand on parle d’immigration choisie, j’aimerais bien entendre une Eglise qui nous parle d’immigration choyée et qui explique l’indignité qu’il y a dans les termes mêmes de considérer qu’on va choisir des gens en fonctions de nos besoins à nous, de nos intérêts.
Mais dans cette bataille culturelle, même si ce n’est pas à l’Eglise de nous dire « on va remplacer le capitalisme par ceci ou cela », même si je sais qu’on peut lire des choses dans les déclarations où les encycliques, mais dont rien ne passe à la télé, ne pensez-vous pas que l’Eglise pourrait être un cran au-dessus dans sa dénonciation d’un certain nombre de discours, par exemple sur les inégalités ? N’est-elle pas en-deça de sa responsabilité dans la formation de la culture du monde ?
Jacques Noyer : Je n’ai aucune peine à reconnaître qu’elle n’est pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être. Et sans doute ne l’a-t-elle jamais été. Je dois cependant aussi souligner que, de temps en temps, il y a d’assez beaux textes ; mais comme on a parlé trop longtemps en faisant la leçon, on n’est plus entendus. Récemment, dans le dernier document sur la contribution de l’Eglise catholique en France sur des questions de bioéthique il y a eu un effort considérable pour faire un discours qui ne soit pas un discours qui juge, alors que le discours romain qui est sorti il y a quelques mois a un tout autre ton, mais nous n’avons pas été entendus. On entend souvent plus ce qui arrive de Rome que ce qui arrive des évêques ou ce qui arrive de vous, parce que vous aussi vous êtes l’Eglise : c’est écrit là (sur la banderole) et je crois que c’est vrai. Mais en même temps vous avez l’impression de ne pas réussir à vous faire entendre, à ce que votre expression soit reconnue comme une expression d’Eglise ; et pourtant je pense en effet que le grand travail que l’Eglise a fait dans l’histoire a été fait par des hommes et pas tellement par l’institution. C’est le contenu de l’Evangile qu’elle porte qui continue à travailler le cœur des gens ; et à mes yeux, c’est ce qui fait sa fécondité. Qui fait que je respecte l’Eglise parce que c’est elle qui maintient aussi la parole dans cette poterie fragile, comme dit Saint Paul. Malheureusement l’Eglise s’est souvent pensée comme un reliquaire précieux plutôt que comme une poterie fragile. Cela c’est le risque si vous voulez et la honte peut-être de chacun d’entre nous.