Nicholas Stern, le Lord vert
Il est leur gourou. Les écologistes du monde entier le portent aux nues. Ils se réfèrent à son travail, eux qui pourtant n’ont jamais accordé leur confiance aux économistes. Nicholas Stern, depuis qu’il a publié en 2006 un rapport alarmiste sur les conséquences économiques du réchauffement climatique, est devenu une icône verte. Et son nouveau livre, The Global Deal: Climate Change and the Creation of a New Era of Progress and Prosperity, encore plus pessimiste que son précédent travail, devrait alimenter l’admiration de ses fans.
A regarder Lord Stern, il est difficile de l’imaginer en rock star des écolos. Habillé de bleu marine et de gris anthracite, ce petit homme de 62 ans ressemble d’abord à un universitaire anglais de haut rang. Courtois jusqu’au bout des ongles, il utilise un langage précis et châtié. Jamais un mot plus haut que l’autre. Pédagogue à l’extrême, comme si son interlocuteur était l’un de ces élèves qu’il a fréquentés pendant de nombreuses années à Cambridge ou à la London School of Economics. « Externalités », « risques marginaux », « taux d’actualisation », « échec des marchés », ces concepts, avec lesquels il vit depuis cinquante ans, reviennent régulièrement dans sa bouche. Et c’est cet homme-là, avec ces mots-là, que le monde entier, désormais, écoute quand il parle.
On est presque surpris de l’entendre ironiser sur la fibre verte de Gordon Brown quand il découvre une interview du premier ministre britannique : « On dirait que Gordon est devenu écologiste. » Autant Nicholas Stern a fait des miracles de diplomatie quand il était chef économiste à la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), puis à la Banque mondiale, autant il ne s’est jamais entendu avec celui dont il fut le bras droit au ministère de l’économie entre 2003 et 2007. Et même si Gordon Brown lui a commandé le rapport qui l’a rendu célèbre mondialement, il est aussi l’homme qui a décidé de construire une troisième piste à l’aéroport d’Heathrow.
Lord Stern « est un gentil mais pas un faible », juge Roger Guesnerie, professeur au Collège de France, qui le connaît depuis trente-cinq ans et qui l’a invité à donner une série de conférences à partir de l’automne. La mesure de ses propos n’empêche pas l’audace de ses conclusions. Les gouvernements doivent consacrer 2 % de leur produit intérieur brut à limiter les émissions de gaz carbonique – avec un effort plus important pour les pays riches, « qui en ont bien profité » -, préconise-t-il, sans quoi la richesse mondiale pourrait être réduite de 20 %. « Nous sommes la première génération qui a le pouvoir de détruire la planète », juge-t-il.
C’est ce mélange bien particulier qui plaît tant aux écologistes de la première heure : un discours académique pour défendre une cause qui ne l’est pas, une discipline – l’économie – pour donner de la crédibilité à un discours qui peut en manquer. Et un homme dont on ne peut pas dire qu’il soit aux marges de sa science. Nicholas Stern n’a rien d’un apôtre de la décroissance ni d’ un pourfendeur des marchés. Au contraire.
Il n’est certes pas le premier économiste à s’intéresser au sujet. Mais il a bénéficié d’une infrastructure inédite : une équipe de plus de 20 personnes, le soutien du gouvernement britannique… « Il a chiffré les choses », ajoute Roger Guesnerie, ce qui rend la communication plus percutante. Et, en l’occurrence, ces chiffres inquiètent. « Les économistes ne nient pas le problème du réchauffement climatique. Mais ils jugent que les conséquences seront de faible ampleur et lointaines. Pas moi », explique Lord Stern.
Cela lui a valu des attaques virulentes de la part de certains de ses confrères. Il s’est vu taxé de « politicard », noircissant le tableau pour mieux aider Gordon Brown à mettre en place une fiscalité verte. Il s’est vu traité d ‘« incompétent » au motif que ses calculs étaient biaisés. De Yale, de Berkeley, d’Oxford, des plus grandes universités du monde, les critiques ont fusé. Mais Sir Nick a aussi su rallier des Prix Nobel à sa cause : Amartya Sen, Joseph Stiglitz ou encore Kenneth Arrow.
L’essentiel du débat – qui a porté sur la valeur, demain, de 1 dollar d’aujourd’hui – a pu sembler technique. Il est d’abord philosophique. Pour Nicholas Stern, qui a deux fils et une fille et attend avec impatience d’être grand-père, les générations futures paieront intégralement nos erreurs, de même qu’elles profiteront totalement de nos efforts. Un dollar aujourd’hui, c’est un dollar demain.
Si l’organisation Friends of the Earth est là-dessus en total accord avec Lord Stern, il n’en est pas de même des économistes traditionnels. Dans leur grande majorité, ils préfèrent des taux d’actualisation qui donnent moins de poids au futur. Et jugent que la croissance que connaîtra la planète entre-temps permettra à leurs arrière-petits-enfants de financer les dégâts.
« J’ai fait un choix éthique, et personne ne m’a encore convaincu qu’il était mauvais », martèle Nicholas Stern. Son choix a pour immédiate conséquence d’alourdir le coût du réchauffement climatique et de rendre plus efficaces pour l’avenir toutes les mesures qui pourraient être prises aujourd’hui. L’audace est bien là, cachée derrière des termes techniques ardus.
« Nick est un humaniste, qui a une profonde fibre sociale. Il n’y a qu’à regarder son travail sur les pays en développement », juge Roger Guesnerie. Car Lord Stern, avant d’être une icône verte, est un économiste des pays déshérités. Cela remonte à très loin. Jeune étudiant, diplômé en mathématiques de Cambridge, il s’offre un voyage à Mexico puis en Ethiopie. On est au milieu des années 1960, et le jeune universitaire découvre « l’extrême pauvreté et l’espoir fou ». « On ne pouvait que se demander : que faut-il faire ? » Nicholas Stern a trouvé sa voie.
Sans doute l’exemple de son père, qui a fui l’Allemagne nazie et s’est construit une vie londonienne à partir de rien, a-t-il nourri cet engouement. Peut-être ses origines multiculturelles l’ont-elles sensibilisé. L’homme est un pur produit de la méritocratie anglaise, mais il a du sang turc, danois, allemand, anglais et même, si on remonte plus loin, russe.
En 1974, après avoir fait une thèse à Oxford sur le thé au Kenya, il part vivre huit mois à Palanpur, en Inde, pour étudier les conséquences de la révolution verte. Ce sera « l’expérience fondatrice de ma vie », dit-il aujourd’hui. Depuis, il se rend chaque année dans ce village de moins de 1 500 habitants.
Tous les dix ans, il fait le point, et la cinquième version de Palanpur in vitro devrait bientôt sortir. « J’en reviens. Aujourd’hui, ce que je regarde, c’est comment la globalisation va jusqu’à ce petit village indien », raconte-t-il. Impensable, il y a encore peu. Il a même pu envoyer par courrier électronique, de Palanpur, un article coécrit avec Joseph Stiglitz au Financial Times. Les deux économistes y disent leur espoir de voir Barack Obama profiter de la crise pour imposer un nouveau développement durable. Une autre révolution verte.
Auteur : Virginie Malingre
Source : Le Monde, édition du 28.04.09