Caritas in Veritate : beaucoup de positif, mais un manque de perspective
Dans « Caritas in Veritate » (« l’Amour dans la Vérité»), troisième encyclique de son pontificat, Benoît XVI traite des défis qu’affrontent l’humanité et l’Eglise et actualise, en s’y référant, l’enseignement social catholique. Il étudie des questions telles que l’éthique des affaires, la globalisation, le rôle de la technologie, le droit à la vie, la sexualité et la vie de famille, l’avortement, l’euthanasie, les migrations, le syndicalisme, les ressources naturelles, le consumérisme, les médias et la communication, le changement climatique et les dangers pour l’environnement et l’avenir de l’humanité sur notre planète.
S’interrogeant sur la crise économique actuelle, l’encyclique fournit des règles pour une conduite éthique des affaires et la prévention des abus, comme la spéculation financière pour des profits à court terme. En soulignant que la vie économique s’est détachée des considérations éthiques, elle appelle à une nouvelle compréhension de l’esprit d’entreprise.
Notant l’important accroissement des richesses dans le monde, qui s’accompagne de l’accroissement des inégalités entre les pays et à l’intérieur des pays, le pape Benoît exhorte à « la réforme des Nations Unies ainsi que des institutions économiques et financières. De telle sorte que le concept de famille des nations acquière un réel sens. »
Sur toutes ces questions, il rappelle l’enseignement de l’Eglise depuis 1891 et réfléchit sur les leçons des défis contemporains. Il signale les dangers de l’attachement aux idéologies, les maux dus à la corruption dans la vie politique et économique, au relativisme et au totalitarisme, la nécessité de liberté religieuse et de dialogue interreligieux, d’action collective pour le bien commun et la fraternité universelle.
Analysant les potentialités positives et négatives des développements modernes, comme la science, la technologie, la mondialisation, la modernité, le pape incline vers une voie médiane, éloignée des idéologies et des fondamentalismes. Les crises auxquelles l’humanité doit faire face sont des défis et des opportunités pour « reconsidérer notre itinéraire » avec une vision positive du futur et confiance dans le Dieu d’amour.
La charité – l’amour – est plus que la loi et la justice, écrit le pape, qui voit dans la justice une première obligation ; « Je ne peux pas donner à autrui ce qui m’appartient, sans lui donner d’abord ce qui lui appartient en justice. »
Cette encyclique est un document de grande valeur ; mais il y a des manques. Elle n’analyse pas la façon dont le monde moderne s’est construit par la collaboration de chrétiens avec des gouvernements et des pouvoirs coloniaux, particulièrement entre 1492 et 1945. Le pape semble oublier les insuffisances de l’Eglise au cours de l’histoire.
L’Eglise Catholique, il faut le rappeler, fut étroitement associée à l’invasion des terres appartenant aux peuples indigènes des Amériques et de l’Océanie. En sus d’avoir pillé la richesse de ces terres, les envahisseurs occidentaux ont exterminé pratiquement la totalité de ces populations en Amérique du Nord. Estimé à 80 millions en 1492, leur nombre s’est réduit à un million en 1600 sous l’effet des guerres et des maladies apportées par les envahisseurs.
La carte du monde moderne a été faite pour l’essentiel par l’expansion coloniale européenne qui reposait sur l’invasion et l’appropriation des territoires de populations plus faibles, le refoulement des natifs vers l’intérieur des terres, les meurtres et l’extermination, sur des guerres entre les puissances coloniales, et même par l’achat de grandes surfaces de terres par les colonisateurs, généralement à la fin des conflits.
Ainsi se fit l’achat à la France en 1803 d’une portion des Etats-Unis, une superficie de 2 144 000 mètres carrés, incluant les états actuels de la Louisiane, du Missouri, de l’Arkansas, de l’Iowa, du Nebraska, du Nord Dakota, du Sud Dakota et de l’Oklahoma. Le prix payé était de 15 millions de dollars, soit 10 centimes l’hectare. L’achat a doublé les dimensions des Etats-Unis ; on l’a appelé « le plus grand marché de terre de l’histoire ».
Le Texas a été acheté 15 millions de dollars au Mexique, en 1848. Le Mexique a cédé aux Etats-Unis presque tout le territoire inclus actuellement dans les états du Nouveau Mexique, de l’Utah, du Nevada, de l’Arizona, de la Californie, du Texas et dans l’ouest du Colorado.
L’Alaska a été acheté 7 200 000 dollars à la Russie en 1867. Les Etats-Unis ont ainsi été achetés et dans une large mesure constitués pour 37 millions de dollars. Est-ce légal selon la loi internationale ou même un raisonnement rationnel ? Ne s’agit-il pas de ventes de territoires conquis sur leurs occupants précédents, comme les indigènes américains, ou qui leur ont été volés ? Les Etats-Unis vont-il continuer à contrôler pour toujours, où même durant le reste du 21ème siècle, un territoire de cette importance, quel que soit par ailleurs le besoin de terre et de nourriture du reste du monde, comme en Asie et en Afrique ?
On pourrait écrire des histoires semblables sur la formation de beaucoup d’autres entreprises coloniales, comme les états du Canada, d’Amérique latine, de Russie, d’Australie et de Nouvelle Zélande. L’Afrique a été découpée en possessions de l’Europe coloniale lors de la Conférence de Berlin, en 1885.
C’est cela que l’on considère comme l’ordre mondial actuel, légitimé par les Nations Unies, construit sur des frontières nationales inviolables. Qui consolide des siècles de victoires européennes, de pillage, de colonisation, d’exploitation et de marginalisation des autres peuples. Les programmes d’ajustement structurel du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale ne réclament pas d’améliorations structurelles concernant les populations et la terre. Seuls des facteurs comme le capital, les ressources et la technologie sont considérés comme mobiles dans ce qu’on appelle le « libre marché » ou le « monde libre ». On considère la répartition actuelle de la terre parmi les peuples comme légale et intouchable, si ce n’est avec leur accord.
L’encyclique traite de la migration des peuples, mais ne considère pas comment la carte du monde s’est constituée sous sa forme actuelle au cours des derniers siècles par les migrations d’européens vers le reste du monde, qui était leurs colonies. « Entre 1800 et 1930, la proportion des Blancs dans la population mondiale est passée de 22 à 35% ». [p 209 Time History of rhe World]
Cinquante cinq millions de personnes ont émigré d’Europe entre 1846 et 1924. N’est-ce pas la plus grande migration et la plus grande colonisation de l’histoire humaine ? Au cours de cette période, les Chinois, les Indiens et les Japonais se sont aussi déplacés, mais beaucoup moins, et surtout comme travailleurs. Ce serait bien que les peuples actuels d’origine européenne réfléchissent à ce qui leur a permis d’émigrer au cours du 19ème siècle, quand les populations croissaient et rencontraient des problèmes comme la famine irlandaise de la pomme de terre.
Comment les peuples et les pays chrétiens ont-ils traité les problèmes de migration ? Ont-ils pratiqué l’amour authentique et l’ouverture à l’autre dans le besoin ? La nouvelle encyclique ne traite pas de cette question majeure qui sera cruciale au cours du 21ème siècle avec les évolutions démographiques attendues.
La réforme des Nations Unies proposée par le pape est un programme nécessaire pour que le monde puisse faire face aux problèmes présents. On pourrait lui ajouter des considérations sur la façon dont se sont formées les nations actuelles. Jusqu’à quel point sont-elles le fruit de la justice (ou de l’injustice), sans mentionner l’absence d’amour. Le pouvoir colonial n’a-t-il pas une dette à réparer envers les populations indigènes exploitées ? Son récit de l’histoire du christianisme serait aggravé si l’encyclique prenait en considération les croisades, l’inquisition, l’intolérance envers les dissidences théologiques, le refus de la liberté religieuse et les guerres de religion.
L’Eglise doit analyser comment le message d’amour de Dieu et du prochain, révélé par Jésus Christ, a pu être gravement déformé pendant plusieurs siècles, jusqu’au Concile Vatican II en 1962-1965. En outre, les chrétiens n’ont-ils pas ignoré la vérité de l’histoire, l’Eglise n’a-t-elle pas oublié le mal qu’elle a fait aux autres peuples, aux autres religions et à la nature elle-même durant près d’un millénaire ? Il nous serait utile de réfléchir aux centaines et plus d’excuses que le pape Jean Paul II a présentées aux groupes ainsi offensés.
Le pape Jean Paul II, cependant, n’a pas été jusqu’aux conséquences pratiques de ces excuses, c’est-à-dire de bonnes et totales confession et repentance incluant : la déclaration de l’importance des préjudices, la réparation, la compensation, le ferme propos de s’amender et d’éviter les occasions de pécher. Le ton de l’encyclique serait moins auto justificatif et plus auto purificateur si elle entreprenait une bonne analyse de ces réalités historiques, en considérant aussi le néo-colonialisme, la re-domination du monde par les superpuissances et leurs multinationales. Les universités, les séminaires, et les instituts de recherche chrétiens ou de la société civile ne pourraient-ils pas nous aider en recherchant la vérité et les actes de justice et de charité qui permettraient de construire ce monde meilleur que souhaite le pape ?
L’Eglise aurait beaucoup à apprendre et à gagner d’un dialogue sérieux sur ces questions avec des militants et des spécialistes de religion et de culture différentes, qui n’ont pas une expérience ni un souvenir aussi plaisants des pouvoirs chrétiens puissants au cours des cinq derniers siècles. Comme le mentionne le pape, la communauté humaine peut se rassembler pour bâtir une civilisation d’amour et de vérité au cours de ce siècle qui a débuté par une « guerre contre le terrorisme » en mars 2003.
Lors de son homélie inaugurale, le pape Benoît XVI a dit : « Mon vrai programme de gouvernement n’est pas de suivre ma propre volonté, ni de poursuivre mes propres idées, mais d’être à l’écoute, avec toute l’Eglise, de la parole et de la volonté de Dieu, d’être guidé par Lui, de telle sorte que Lui-même conduise l’Eglise à cette heure de son histoire. »
Cette réflexion montre que l’Eglise catholique a eu à se corriger elle-même sur plusieurs sujets au cours des siècles. Comme par exemple la prétention à être la seule à posséder la vérité sur Dieu – en ignorant que l’Esprit est présent dans toutes les personnes, les cultures, les événement historiques -, à être le chemin unique et obligé du salut.
L’Eglise a montré qu’elle peut :
- marginaliser les femmes dans l’Eglise et dans la société et les exclure des prises de décision,
- utiliser la violence pour répandre la foi,
- adopter des moyens autoritaires pour supprimer les dissensions en matière de doctrine,
- tolérer et même encourager des politiques coloniales impérialistes, et en profiter,
- enseigner que la voix du salut repose sur la réparation faite à Dieu le Père pour les péchés de l’humanité par la mort de Jésus Christ sur la Croix.
Cette vision a ignoré la mission sociale de Jésus travaillant à la libération du pauvre et de l’opprimé. L’Eglise a insisté sur les actes de charité mais négligé l’action pour la justice sociale et la réforme des structures sociales à l’intérieur des pays et dans le monde en général.
Sur cette base, la spiritualité chrétienne a encouragé l’acceptation humble de la domination par les autres comme étant la façon d’être des disciples de Jésus, qui a accepté la souffrance jusqu’à la mort sur la croix. On a dit que c’était pour apporter réparation au Père des péchés de l’humanité. Dans une telle perspective, on a interprété la vie spirituelle plus comme un refuge hors du monde qu’une injonction à réaliser le Royaume de Dieu sur terre.
Dans ce processus, on a fait de la liturgie plus un rituel que l’expression et l’expérience de l’amour de Dieu et du prochain. On peut célébrer dans un pays des milliers de « Saintes Messes » sans sérieuse réflexion sur la justice sociale et sans impact sur elle, dans un monde qui connaît de grandes inégalités et des conflits armés. La prière et la méditation peuvent être, de fait, de l’indifférence envers la réalité des injustices sociales et les violations flagrantes des droits humains.
Il serait utile que des groupes pluralistes dialoguent autour de ces questions, dans notre intérêt commun.
Tissa Balasuriya
3 août 2009
Article publié par National Catholic Reporter (htpp://ncronline.org)
traduit de l’anglais par L. Gouguenheim