La face cachée des canonisations, par François Ducattillon
Le 11 octobre de cette année, le père Damien sera proclamé saint. Le premier Belge proclamé saint depuis près de vingt ans aura donc dû attendre cent vingt ans après sa mort, survenue en avril 1889, pour avoir son culte reconnu par l’ensemble de la communauté de l’Église (bien qu’un culte local ait été autorisé, comme le veut l’usage, lors de sa béatification en 1995).
On a souvent évoqué à propos de Damien la longue durée d’aboutissement de sa cause de canonisation, au regard par exemple de celle de Josémaria Escrivà de Balaguer (fondateur de l’Opus Dei, décédé en 1975, béatifié déjà en 1992 et canonisé en 2002). La différence de durée d’aboutissement peut cependant s’expliquer si l’on tient compte de trois facteurs importants influençant les causes de canonisations : le coût, le rôle des lobbyings et l’importance de l’opportunité politique de l’aboutissement de la cause.
Ce sont ces facteurs que j’ai étudiés dans une recherche récente, traitant des mécanismes des béatifications et canonisations proclamées par l’Église catholique de 1990 à la mort de Jean-Paul II. Sur base de celle-ci, nous constatons que ces trois facteurs ont pu influencer très fortement la cause du père Damien.
Abordons d’abord l’aspect du coût. Une cause de canonisation coûte généralement fort cher, bien que les coûts varient d’un cas à l’autre. Rappelons au préalable les principales étapes d’une cause d’un non-martyr (ce qui est le cas de Damien, qui n’a pas pu être reconnu « martyr de la charité » comme les promoteurs de la cause l’auraient souhaité) : l’évêque du diocèse dans lequel est décédé le candidat doit accepter de lancer la cause – et d’en supporter le coût – et faire rassembler les écrits et témoignages se rapportant à la vie du candidat ; ensuite la cause est envoyée à Rome, à la Congrégation pour la Cause des Saints, dont un des membres tâchera de prouver que le candidat a accompli certaines vertus à un degré héroïque et qu’il a réalisé un miracle. Si ces deux épreuves sont accomplies, le candidat peut être béatifié ; et s’il accomplit un miracle après sa béatification, il pourra être canonisé.
Tout cela entraîne énormément de coûts : rémunération du personnel, impressions et photocopies de documents (qu’il faut parfois faire traduire), acquittement des frais de procédure, remboursement des frais de déplacement des témoins et paiement des cérémonies finales. Prenons l’exemple d’un autre Belge béatifié, dom Columba Marmion, troisième abbé de Maredsous qui fut béatifié en 2000. Sa cause coûta environ 175.000 euros à son abbaye et à deux abbayes sœurs qui ont participé aux dépenses. Dans le cas de Damien, la cause coûta également cher mais il est difficile d’obtenir des chiffres précis car elle a été lancée il y a plus de septante ans.
Le coût des canonisations empêche beaucoup d’évêchés pauvres de lancer des causes et pour Damien, il fallut attendre le transfert de sa dépouille de l’île de Molokaï (où Damien était décédé et qui dépendait de l’évêché – pauvre – d’Honolulu) à Louvain (archidiocèse de Bruxelles-Malines) en 1936, pour que sa cause puisse être lancée par l’évêché belge, et elle le sera effectivement en 1938.
Les lobbyings ont également influencé sa cause. Son ordre, les frères « Picpus » (nom donné à la Congrégation des Sacré-Cœurs de Jésus et Marie) disposent d’un postulateur général à Rome, qui fait avancer toutes les causes se rapportant à l’ordre. D’autre part, la cause de Damien a bénéficié d’éléments externes favorables, tels que la commémoration du centenaire de sa mort, qui fut un réel succès, ou encore l’appel au pape de mère Teresa (elle-même béatifiée 5 ans après sa mort tant elle jouissait de la sympathie de Jean-Paul II) pour béatifier Damien afin d’avoir un patron pour les lépreux.
L’opportunité politique a aussi joué un rôle. Pour la béatification de Damien en 1994, le pape avait décidé de faire le déplacement en Belgique. Sa visite précédente, en 1985, lui avait laissé un excellent souvenir et il avait envie de rééditer l’événement. Mais il eut un accident dans sa baignoire et dut reporter sa visite, ce qui retarda en même temps la béatification de Damien. Le pape le béatifia l’année suivante, en 1995, et dut, en raison de sa santé précaire, écourter son séjour, mécontentant ainsi la population de Tremelo, village natal de Damien, dont le bourgmestre n’a pas hésité récemment à inviter Barack Obama pour la canonisation de Damien (le quarante-quatrième président des Etats-Unis étant originaire d’Hawaï).
La canonisation fut aussi l’objet récemment d’un marchandage politique du Vatican. En effet, suite à la condamnation par le Parlement belge des propos de Benoît XVI à propos du sida et des préservatifs, le pape a manifesté son intention d’ajourner la canonisation du Père Damien, ce qu’il n’a finalement pas fait. Mais la canonisation aura lieu à Rome, ce qui lui évitera d’affronter d’éventuels protestataires, risque qu’avait pris son prédécesseur en 1995 alors qu’une partie des catholiques belges s’élevaient contre l’éviction de Mgr Gaillot, les positions du pape sur le mariage et la contraception, ou les propos contestés de Mgr Léonard et de celui qui n’était alors que le cardinal Ratzinger.
Ainsi, la cause de canonisation de Damien a eu bien des écueils à traverser, écueils souvent méconnus mais qui sont au moins aussi importants que les épreuves officielles imposées par les procédures romaines. Car ce sont certainement ces écueils qui ont fait que la cause fut si longue à aboutir au regard d’autres. Si certaines causes aboutissent rapidement et pas d’autres, le hasard y est pour bien peu.
Auteur : François Ducattillon, chercheur à l’Université Libre de Bruxelles (ULB)
Source : Le Soir, édition du 21 août 2009