Le paralytique (Marc 2, 1-12), par Claude Bouret
1 Comme il était entré de nouveau à Capharnaüm, après quelque temps on apprit qu’il était à la maison.
2 Et beaucoup se rassemblèrent, en sorte qu’il n’y avait plus de place, même devant la porte, et il leur annonçait la Parole.
3 On vient lui apporter un paralytique, soulevé par quatre hommes.
4 Et comme ils ne pouvaient pas le lui présenter à cause de la foule, ils découvrirent la terrasse au-dessus de l’endroit où il se trouvait et, ayant creusé un trou, ils font descendre le grabat où gisait le paralytique.
5 Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Mon enfant, tes péchés sont remis. »
6 Or, il y avait là, dans l’assistance, quelques scribes qui pensaient dans leurs cœurs :
7 « Comment celui-là parle-t-il ainsi ? Il blasphème ! Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ?
8 Et aussitôt, percevant par son esprit qu’ils pensaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit : « Pourquoi de telles pensées dans vos cœurs ?
9 Quel est le plus facile, de dire au paralytique : Tes péchés sont remis, ou de dire : Lève-toi, prends ton grabat et marche ?
10 Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre,
11 je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton grabat et va-t’en chez toi. »
12 Il se leva et aussitôt, prenant son grabat, il sortit devant tout le monde, de sorte que tous étaient stupéfaits et glorifiaient Dieu en disant : « Jamais nous n’avons rien vu de pareil.
Pour une fois, nous prendrons les choses à l’envers en posant une question, avant même d’examiner en détail le texte : pourquoi sommes-nous amenés à réfléchir sur ce récit ? En quoi sommes-nous concernés dans ce monde où nous vivons ?
- Parce qu’on y voit la puissance de guérison de Jésus?
- Parce que Jésus ne réclame pas l’aveu de la faute avant son pardon?
- Parce que les scribes ne voient même pas qu’un homme a été guéri et ne cherchent qu’à prendre Jésus en faute?
- Parce que tous les spectateurs se mettent aussitôt à glorifier Dieu de ce qu’ils ont vu?
Tout cela a sa valeur, et ces éléments ne sont pas à négliger, mais nous pouvons être touchés de plus près si nous envisageons que la paralysie décrite ici ne se limite peut-être pas au seul problème de disfonctionnement des nerfs et des muscles de cet homme. Nous ne connaissons pas l’origine de son mal. En nous racontant cette guérison, l’évangile nous parle d’une maladie dont nous sommes tous plus ou moins atteints. La paralysie corporelle est d’abord paralysie d’une âme qui se fige au souvenir de fautes passées ou à la seule perspective d’en commettre de nouvelles. La peur nous inhibe, nous bloque. Si j’ai peur de parler devant les autres, je me sens paralysé, je crains leur jugement. On peut être atteint par une paralysie qui n’est autre qu’une passivité résignée, une immobilité due à l’incapacité de se fier à soi-même. À la seule idée d’agir, on se sent coupable. Peut-être est-ce la forme de paralysie la plus fréquente aujourd’hui : par peur de vivre soi-même, on se laisse mener. On délègue aux autres toute activité et toute initiative. On se laisse balloter sans montrer aucune consistance personnelle. Tout devient alors à charge, la société, l’entourage, les parents, la famille. Le refus de soi peut atteindre un stade où l’on est vraiment « à côté de ses pompes ». On ne peut rien à rien, on ne veut d’ailleurs plus rien. La vie devient refus de la responsabilité, du sens et de la valeur de son existence en général.
Revenons au récit de Marc :
3 On vient lui apporter un paralytique, soulevé par quatre hommes.
4 Et comme ils ne pouvaient pas le lui présenter à cause de la foule, ils découvrirent la terrasse au-dessus de l’endroit où il se trouvait et, ayant creusé un trou, ils font descendre le grabat où gisait le paralytique.
Dans ce texte le miracle commence par le fait que des gens de l’entourage acceptent vraiment le malade tel qu’il est. Ses amis admettent comme une réalité les symptômes de son affection. Ils le conduisent à Jésus. On dira que cela ne servira à rien ! Ils ont déjà dû tant de fois intervenir sans rien pouvoir faire pour lui. Or, pour la première fois, ils croient à la possibilité de le guérir. Non pas eux-mêmes, évidemment, mais grâce à cet homme de Nazareth venu chez eux, dans leur village.
En un certain sens, ce service qu’ils rendent est une espèce de prière. Chaque fois qu’on prie on demande toujours un miracle. Il n’est de prière qui ne revienne finalement à supplier que deux et deux ne fasse pas quatre. C’est bien ce qui en fait une demande. Effectivement ces hommes ne se laissent pas arrêter. Ils connaissent les obstacles extérieurs, mais ils sont décidés à franchir tous les barrages pour parvenir à Jésus, pour le forcer à le voir sans pouvoir le renvoyer. Tout ce que nous pouvons faire c’est d’écarter les obstacles qui empêchent l’autre d’avoir lui-même accès au salut.
2 Et beaucoup se rassemblèrent, en sorte qu’il n’y avait plus de place, même devant la porte, et il leur annonçait la Parole.
Mais bien souvent, ce sont les auditeurs rassemblés dans la maison autour de Jésus pour écouter sa parole qui barrent la route à celui qui vient de l’extérieur. Ils ne sont pas nécessairement de mauvaise volonté. Simplement ils accaparent la place. Ce sera alors beaucoup, ce sera même la clé de tout, que d’arriver simplement à contourner ceux qui gênent ainsi, de par leur simple présence. Cela suppose déjà une bonne dose d’imagination, d’opiniâtreté, de force, et même de culot, de capacité de s’imposer. Convaincus que tout dépend de leur réussite, les amis du paralytique mettent donc tout en jeu. Peut-être ne peuvent-ils même pas expliquer ce en quoi ils croient, pourquoi ils croient : ils espèrent seulement que Jésus entre dans leurs vues. Il reconnaît leur confiance.
5 Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : « Mon enfant, tes péchés te sont remis. »
Cette foi des hommes Jésus la comprend tout de suite dans leur capacité à contourner l’obstacle, et il s’adresse au seul paralytique. Jusqu’à présent il n’y a eu que des gestes. L’arrivée de ce paralytique pose problème à la foule à cause de la pensée profonde des Juifs qui établissait un lien profond entre maladie, handicap, et péché. Un homme malade l’était forcément parce qu’il avait péché, et de ce fait il devenait impur, donc exclu de la société ; et quiconque touchait un homme impur devenait impur lui-même.
Marc insiste avec force sur la façon dont Jésus se comporte alors. Il s’adresse au malade en vrai thérapeute. « Mon enfant » lui dit-il ! Parole à la fois pleine d’autorité et d’amour, comme pour permettre au malade de tout recommencer à neuf en lui rendant totalement confiance Il l’appelle « mon enfant » ? L’expression utilisée montre qu’il y a là le signe d’un lien privilégié entre Jésus et cet homme. À l’occasion de cette relation, l’homme va revivre, renaître : c’est mon petit, c’est mon enfant ! Avant même d’être guéri, l’homme est déjà reconnu. C’est de plus une façon d’inviter le paralytique à se remettre totalement entre ses mains. C’est une parole qui chasse l’angoisse. Elle ne retourne pas vers le passé ; tout au contraire elle tourne sans restriction vers l’avant. Elle ne favorise pas la « régression », mais la « progression ». Si Jésus paraît traiter le malade comme un mineur, ce n’est qu’en apparence ; en réalité, en le libérant de sa peur, il le rend capable de commencer à vivre par lui-même et pour lui-même.
Il n’est qu’une force capable de permettre à quelqu’un de se connaître sans mensonge : c’est l’amour chaleureux, comme celui que Jésus exprime ici. Seule la certitude que Jésus le considère comme un fils permet au malade de s’affronter lui-même, de s’accepter, en dépit de ses sentiments d’impuissance et de désespoir : « Tes péchés te sont pardonnés ». Voilà la parole qui décide de tout, qui libère des contraintes et des blocages de la vie antérieure. Elle confère une certitude absolue, elle illumine tout.
Cependant, cette « absolution » provoque la fureur des scribes :
6 Or, il y avait là, dans l’assistance, quelques scribes qui pensaient dans leurs cœurs :
7 « Comment celui-là parle-t-il ainsi ? Il blasphème ! Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ? »
8 Et aussitôt, percevant par son esprit qu’ils pensaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit : « Pourquoi de telles pensées dans vos cœurs ?
9 Quel est le plus facile, de dire au paralytique : Tes péchés sont remis, ou de dire : Lève-toi, prends ton grabat et marche ?
10 Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de remettre les péchés sur la terre,
11 je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton grabat et va-t’en chez toi. »
Les scribes pensent : il y a un livre de la Loi. Il indique les exigences divines. Nous, les hommes, nous n’avons qu’à examiner si nous nous y conformons, sans autre prétention, sous peine de blasphème. Effectivement c’est bien ici la question essentielle, et Jésus y revient, pleinement conscient des conséquences de son audace. Il s’insurge contre les objections qu’il sent poindre : « sur la terre, le ‘Fils de l’homme’ a le pouvoir de remettre les péchés.». Mais que signifie « Fils de l’homme » ? (Dans tout le Nouveau Testament Jésus est le seul à utiliser cette expression. Dans l’Ancien Testament, on lit, en Daniel 7, 13 : « Je contemplais, dans les visions de la nuit : Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. »). C’est un titre que l’apocalyptique juive tardive donne au sauveur à venir, et c’est ainsi qu’il faut le comprendre dans la bouche de Jésus : seul le Messie promis pour la fin des temps, LE Fils de l’Homme, aura le pouvoir de remettre les péchés des hommes. Il entend signifier que tous, ses disciples, tous ceux qui l’auront compris, disposeront du pouvoir de libérer l’homme de son angoisse, au nom de Dieu. Ainsi, pour Jésus, chacun de nous est appelé à faire preuve d’une compréhension et d’une largesse de cœur telles qu’il peut offrir à l’autre un espace lui donnant de renaître à la vie dans la confiance, un lieu où personne ne viendra plus objecter :
– Qu’as-tu fait ?
– Quelles fautes as-tu commises ?
– Avoue que tu es pécheur ?,
Mais où on lui demandera :
– Que t’a-t-on fait ?
– Que t’a-t-on infligé ?
– De quoi souffres-tu le plus ?
– Que se passe-t-il en toi quand tu cherches à te masquer à toi-même et aux autres ?
– Cherche simplement à le dire, en t’appuyant sur la certitude que Dieu, quoi qu’il en soit, sera indéfectiblement à tes côtés.
C’est le soutien que le pardonné a reçu et l’acceptation de ce qu’il est qui peut lui rendre l’usage de ses membres, lui donner de posséder un point de vue propre et de retrouver le courage de vivre sa vie debout.
11 je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ton grabat et va-t’en chez toi. »
12 Il se leva et aussitôt, prenant son grabat, il sortit devant tout le monde, de sorte que tous étaient stupéfaits et glorifiaient Dieu en disant : « Jamais nous n’avons rien vu de pareil. »
Jésus manifeste son autorité ; Voir Marc 1, 27 : « Et ils furent tous effrayés, de sorte qu’ils se demandaient entre eux : « Qu’est cela ? Un enseignement nouveau, donné d’autorité ! Même aux esprits impurs, il commande et ils lui obéissent ! ».
Mais attention, il y a déviation sur le sens du mot « autorité » qui est devenu « autoritarisme ». Au temps de Jésus, il fallait entendre par là « qui fait grandir les gens, qui les fait tenir debout ! ». Ici, c’est le paralytique qui est remis debout ! Car c’est ainsi que Dieu veut les hommes : debout, prêts à agir ! De plus, ce que dit Jésus, il le fait. Les paroles des scribes ne produisent pas d’effets.
On peut penser que du moment que le paralysé a fait sa démarche de foi cela amène automatiquement le pardon, sans autre intervention. Il s’agit soit d’une guérison suite à une démarche initiale, soit d’un don gratuit dans un contexte de solidarité.
Les transformations opérées par le récit s’expriment dans le plan spatial par une double opposition : au début, il faut faire entrer le paralytique couché (position horizontale) par le toit (à la verticale), à la fin, remis debout (à la verticale), il ressort par la porte devant tous (mouvement horizontal).
L’homme qui vient d’être guéri emporte son grabat, il emmène avec lui ce qui a été son décor quotidien. Son renvoi à la maison suggère que le miracle n’est pas seulement de pouvoir marcher, mais de pouvoir retourner, indépendant, à sa propre vie, de pouvoir habiter sa maison, c’est-à-dire sa vie.
Le paralytique n’est pas le seul à être changé, puisque la foule se met à glorifier Dieu pour cette parole qui a remis debout un paralytique. Les témoins du miracle furent « hors d’eux », et c’est encore le cas aujourd’hui, que ce soit pour s’étonner ou pour louer Dieu. Il en sera toujours ainsi. Déjà sur les bords du Jourdain, quand Jésus affirmait à ses disciples qu’il ferait marcher les infirmes, il ajoutait explicitement : « Bienheureux ceux qui n’en seront pas scandalisés ».
Claude BOURET, 24 août 2009