Le marché des fous, par Hervé Kempf
L’idéologie capitaliste – selon laquelle le marché peut résoudre tous les problèmes – a atteint ces derniers jours un sommet dans l’absurde. On a appris, grâce au député européen Vert Claude Turmes, que le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, bloquait un “projet” d’action sur l’efficacité énergétique. Ce texte est censé rendre contraignante pour les Etats membres une réduction de 20 % de leur consommation d’énergie et proposer des mesures pour atteindre cet objectif. Réduire la consommation d’énergie est le meilleur moyen de diminuer les émissions de gaz à effet de serre.
La raison de ce blocage par la Commission ? La mise en oeuvre de l’efficacité énergétique pèserait sur les prix du marché du carbone. En effet, si l’on économise l’énergie, on émet moins de gaz carbonique. Donc il y a moins de “droits d’émission” sur le marché. Donc leur prix baisse. Or la Commission européenne – avec l’aval des Etats membres – a fondé l’essentiel de sa stratégie de lutte contre le changement climatique sur le marché des émissions.
On en vient donc à refuser le plus efficace pour privilégier… un moyen qui n’a pas encore vraiment fait ses preuves. Mis en oeuvre depuis 2005, il avance cahin-caha de chute des prix en fraude à la TVA. Le cours de la tonne de CO2 y est en ce moment à 15 euros, en dessous de la taxe sur l’énergie que vont payer les consommateurs français. En fait, les règles de son fonctionnement, résultat du compromis avec les industriels qu’il concerne, sont trop laxistes : le prix qui se forme reste donc trop bas pour inciter à réduire les émissions rapidement.
Par le biais d’un autre type de marché, dit “mécanisme de développement propre”, l’Union européenne entend par ailleurs éviter de réaliser sur son territoire une grande partie de ses engagements de réduction. Mais vraiment, il me faudrait dix articles comme celui-ci pour bien expliquer le fonctionnement de tout le dispositif. Le marché du carbone est à peine plus simple que le marché des produits dérivés, si vous voyez ce que je veux dire.
Le problème de fond est qu’il revient à confier la gestion de la lutte contre le changement climatique à l’industrie financière. Celle-ci a causé la crise que l’on sait, et démontré sa capacité à échapper aux contrôles des Etats. Faites-vous confiance à Goldman Sachs pour agir dans l’intérêt de l’humanité sur le marché du carbone ? En fait, tant que la puissance publique – qui, en principe, porte l’intérêt commun – n’aura pas repris le contrôle du système financier, on ne peut remettre au marché le soin de lutter contre le changement climatique.
A court terme, une chose est claire : l’Union européenne doit se fixer de vrais objectifs d’économie d’énergie. Si elle y renonce, elle perdra toute crédibilité face au changement climatique, et, surtout, le principal moyen d’y faire face.
Auteur : Hervé Kempf (kempf@lemonde.fr)
Source : Le Monde, édition du 31.10.09