Crucifix et laïcité
La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné mardi 3 novembre l’Italie pour la présence de crucifix dans les salles de classe, disposition jugée contraire au droit des parents d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions et au droit des enfants à la liberté de religion. Cette condamnation a soulevé de nombreuses réactions. Nous publions ici l’éditorial de la Croix, suivi d’une réaction de l’Observatoire chrétien de la laïcité, puis d’une déclaration de l’association italienne sœur de NSAE : « Noi siamo Chiesa »
L’Italie condamnée en raison de la présence de croix dans les écoles publiques
Vu de nos contrées laïques, le débat paraît presque désuet. Il y a longtemps que le moindre symbole religieux a disparu des murs des écoles publiques (hormis des terres concordataires d’Alsace-Moselle) et même – s’il est « ostentatoire » – de la tenue des écoliers. La plupart des Français jugent que cette laïcité, à condition qu’elle soit respectueuse des croyants, permet une meilleure cohésion sociale. Comment comprendre alors que les Italiens, dans une grande majorité, soient scandalisés par le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme qui a condamné leur pays, à la suite de la plainte d’une mère de famille contre la présence d’un crucifix dans les classes de ses enfants ? On peut, sans être grand… clerc présumer que les convictions religieuses, en Italie, ne sont pas, au fond, très éloignées de celles des autres Occidentaux. Mais culturellement la familiarité reste toujours grande avec les signes et les rites de l’Eglise catholique. Affaire d’identité nationale, en somme. Face à a Cour, d’ailleurs, l’Etat italien a curieusement plaidé que la croix n’était ici pas un signe religieux mais un symbole «humaniste».
On pourrait pousser le raisonnement de la plaignante jusqu’à l’infini et peut-être l’absurde : si le crucifix heurte la conscience d’une famille non croyante, pourquoi l’absence de crucifix ne serait-elle pas troublante pour un croyant catholique ? Les convictions a-religieuses ne sont-elles pas une opinion au même titre que les convictions religieuses ? Devra-t-on débaptiser les lieux qui portent le nom d’un saint, oter les croix des carrefours, supprimer les calvaires des campagnes ?
Plusieurs pays européens conservent des crucifix dans leurs lieux publics. Cette présence est le fruit d’une histoire, mais elle est mise en débat par l’évolution de sociétés devenues multiculturelles, multireligieuses et surtout indifférentes. Il est à craindre que les crucifix sur les murs ne soient même plus remarqués par les élèves et les enseignants, et leur signification perçue. La visibilité du christianisme se joue autrement, sans doute. Mais est-ce à l’Europe – est-ce cela qu’on attend de l’Europe – de décider, contre l’avis d’une population, ce qui est pour elle au cœur de son patrimoine ou ce qui ne l’est pas ?
Dominique Quinio
La Croix
6-11-09
Point de vue de Jean Riedinger, secrétaire de l’Observatoire chrétien de la laïcité (OCL)
Dans la Croix du vendredi 6 novembre Dominique Quinio traite de la condamnation de l’État Italien par la Cours Européenne des Droits de l’Homme en raison de l’existence de crucifix dans les écoles publiques de ce pays. Il est étonnant que ce texte manifeste une certaine sympathie de l’éditorialiste pour la pratique italienne ou du moins lui cherche des « excuses ». Il y a quand même un bon siècle qu’en France ce problème est résolu et depuis longtemps à la satisfaction de tous (quelques grincheux mis à part) D.Quinio aurait sans doute quelque difficulté à démontrer qu’en France l’identité nationale s’identifie aujourd’hui à la religion catholique alors qu’elle prétend qu’il peut en être ainsi en Italie, un pays qui sociologiquement est aussi multiconvictionnel que la France et la plupart des pays d’Europe. L’argument selon lequel nul ne doit être choqué, ni croyant ni incroyant, se retourne contre ceux qui souhaiteraient y voir une défense de la place des crucifix dans les écoles publiques. Il faudrait à ce compte suspendre sur les murs des classes des signes musulmans, bouddhistes, juifs mais aussi venant de diverses écoles agnostiques et athées ! C’est évidemment absurde. L’absence de ces signes, de tous ces signes, est au contraire une façon d’ouvrir un espace accueillant à tous les enfants et dont le vide peut suggérer que ce lieu de formation de l’homme et du citoyen est un lieu d’ouverture à tous. Ce raisonnement vaut pour l’Italie comme pour la France. Et s’inquiéter de ce qu’un tribunal international comme la Cours Européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg puise « s’ingérer » dans les affaires d’un État particulier c’est nier qu’il puisse exister des valeurs universelles – notamment en Europe -. Parmi ces valeurs le respect des droits humains dont fait partie la laïcité dans un monde aux multiples convictions et croyances. Il convient que ces valeurs se concrétisent juridiquement.
Jean Riedinger
secrétaire de l’Observatoire Chrétien de la Laïcité
7 novembre 2009
Déclaration de “Noi siamo chiesa” (Nous sommes Eglise Italie)
Il y a une claire diversité des positions à l’intérieur de l’Église catholique sur la question du crucifix dans les églises et les lieux publics, même si les points de vue différents de ceux officiels peinent à se faire connaître .
Face à la sécularisation et aux problèmes pastoraux que celle-ci pose à qui veut proposer l’Évangile à l’homme d’aujourd’hui, le comportement de trop de structures ecclésiales est de choisir un biais. Celui-ci consiste en « campagnes » pour la défense des symboles, en vue d’obtenir des instruments législatifs en faveur de leurs propres positions ou de leurs propres structures, en vue d’obtenir une prise de position catégorique et publique en faveur des traditions et des racines chrétiennes de l’Europe, pour défendre chaque privilège concordataire là où il existe et pour en obtenir dans les situations nouvelles (pays de l’est). Elles ne se résignent pas à dépasser l’idéal d’une culture unique de la chrétienté. L’hostilité à la sentence de la cour de Strasbourg est la conséquence de cette attitude habituelle.
Mais il existe un autre point de vue. Celui-ci, face à la nécessité d’une évangélisation nouvelle et crédible, pense que l’on doit insister surtout sur le développement d’une vie de foi dans la conscience des croyants et dans la vie de la communauté chrétienne, et sur les « œuvres » dont parle l’Évangile. Ces œuvres consistent aujourd’hui à s’impliquer pour le changement, dans la vie démocratique, dans les rapports sociaux, dans les rapports entre nord et sud et dans la paix fondée sur la justice et le désarmement. Ainsi l’Évangile – si l’on a recours à la pauvreté des moyens matériels (Mathieu 10,9) – peut devenir plus crédible aux yeux de l’homme de bonne volonté et en recherche.
Cette position se réclame du concile de Vatican II et de son esprit. Elle se projette dans une perspective œcuménique. Elle croit en la fraternité de toutes les religions, sans aucun étendard ou symbole, pour affronter les problèmes de l’humanité au début du troisième millénaire. Pourquoi ne pas avoir un comportement positif face la demande de laïcité et d’égalité des droits dans la situation de chaque religion ?
Pourquoi ne pas prendre acte du fait que l’histoire de l’Europe a été certes marquée profondément par le christianisme, avec des périodes sombres et d’autres lumineuses, mais que cette histoire est également marquée par d’autres cultures (par exemple les lumières, le libéralisme, le socialisme…) ?
C’est une question d’honnêteté intellectuelle, il n’y a pas de premier de la classe.
Le crucifix est un symbole religieux sur lequel on peut méditer dans le recueillement de la prière individuelle ou communautaire.
Comme symbole (impropre) de l’identité et de la culture nationale il est instrumentalisé par toute la droite mécréante (celle des athées dévots et des adorateurs du « dieu Po »*) et par les fondamentalistes chrétiens.
Le Vatican et la CEI (conférence épiscopale italienne) ne veulent pas et n’arrivent pas à avoir une position plus équilibrée et attentive à toutes les sensibilités présentes dans l’Église mais, au contraire, ils contribuent à alimenter revendications et âpres polémiques.
Vittorio Bellavite
Représentant national de Noi Siamo Chiesa
Rome 4 novembre 2009
* Note du traducteur : l’allusion au « dieu Po » est une allusion à la ligue du Nord qui a mené une campagne ridicule assimilant à une divinité le Po qui traverse tout le nord de l’Italie. Les athées dévots sont des hommes de droite incroyants qui sont fortement engagés en faveur de l’idée de « racines chrétiennes » en en tant que symbole de la religion civile.