« Désormais, l’islamisation des moeurs triomphe » – Entretien avec Wassyla Tamzali
Convaincue de la nécessité de la laïcité, sans pour autant renier l’islam, Wassyla Tamzali dénonce, dans son livre « Une femme en colère », l’oppression dont souffrent les femmes et les hommes dans les sociétés musulmanes.
Née en 1941, Wassyla Tamzali a été avocate à Alger puis directrice des droits des femmes à l’Unesco. Elle milite dans le mouvement féministe maghrébin. Elle a publié, en 2007, chez Gallimard, « Une éducation algérienne ». Là elle publie « Une femme en colère – Lettre d’Alger aux Européens désabusés » (Gallimard 150 p., 9,50 euros).
Dans « Une femme en colère », vous vous demandez si le féminisme laïc a rempli son rôle historique.
Depuis plus d’un siècle des penseurs, des intellectuels, des féministes tentent de montrer que, sans renier l’islam, on peut arriver à des attitudes différentes de celles qui ont cours. Un constat de mon livre, c’est que ce travail n’a pas eu de prise sur l’intérieur même du problème. D’où mon intérêt pour l’apparition en force de ces femmes qui se battent en restant dans le giron de la religion, et ma question : « Le féminisme laïc a-t-il fait son temps ? » Mais c’est une figure de style.
Je suis, et je reste, ancrée dans une culture universaliste. Le féminisme maghrébin auquel j’appartiens a été porté par les mouvements de décolonisation avec la participation massive des femmes, et, quels que soient les résultats, ces mouvements parlaient de liberté et d’égalité.
Vous êtes pessimiste sur la situation des femmes aujourd’hui. Croyez-vous vraiment que les avancées sociales soient de simples réaménagements du système patriarcal ?
Si les réformes sociales sont la seule solution, oui. Que penser du travail si les femmes sont de plus en plus obligées de se voiler pour aller travailler ? La culture du harem a pris possession de la rue, ce n’est pas la modernité qui est entrée dans les maisons ! Prenons l’éducation, qui est la panacée des réformateurs. A travers l’éducation religieuse dans les écoles on enfonce dans la tête des petits que la domination des femmes est voulue par Dieu.
Notre tradition méditerranéenne n’a peut-être pas inventé la domination des femmes, mais le système familial le plus efficace pour la maintenir vivante assurément. Les Etats modernes postcoloniaux ne nous ont pas libérées de la « République des cousins », pour reprendre Germaine Tillion. Même le texte coranique n’est pas arrivé à bout de la morale sexuelle méditerranéenne. Le Prophète de l’islam avait pourtant ouvert une brèche dans la domination masculine séculaire. L’homme et la femme, créés en même temps, sont chassés du paradis pour une faute commune : « Vous continuerez à vous battre jusqu’à la fin des temps. » Ça n’a pas duré longtemps, avec le temps les exégètes ont rétabli l’idée d’une femme diabolique et dangereuse, d’où l’idée de l’enfermer.
Aujourd’hui nous sommes confrontés à un vaste chantier d’endoctrinement sur l’infériorité des femmes mené par des savants, par l’école, les télévisions par satellite, les cassettes audio, les prêches des mosquées, les milliers d’imams autodidactes, et des stars médiatiques. Alors quand, ici, à Paris, on me parle de liberté et de choix de se voiler, je souris.
La question de l’égalité est une question éthique ; elle doit être abordée sur le plan des principes et pas par des réformes sociales. D’où la nécessité de la laïcité, elle seule peut renverser les rapports d’oppression dont souffrent les femmes et les hommes dans les sociétés musulmanes; seule la laïcité peut conduire à l’émergence d’une conscience moderne musulmane.
La manière dont ce débat est posé en France fait, selon vous, que les féministes elles-mêmes ne mettent plus l’égalité au centre de leurs préoccupations.
Certaines féministes, dont les discours confortent les antiféministes. Elles rejoignent une frange de l’intelligentsia de gauche qui pense qu’on ne peut plus changer le monde et qu’il faut l’accepter comme il est. Aujourd’hui on veut dialoguer avec tout le monde, on balaye toutes les difficultés et on cache la poussière sous le tapis pour avoir la paix. On ne veut pas aborder les questions de fond. On semble tout accepter dans un mouvement de fraternité retrouvée mais, en réalité, c’est pour mieux contrôler la planète.
Notre époque est celle du dérapage contrôlé. Ce sont les femmes qui payent, et les féministes que l’on envoie au casse-pipe se battre contre des bouts de chiffon. Le voile, la burqa sont des leurres sur lesquels nous nous épuisons. Nous sommes réduites à des combats ridicules, alors que le fond est grave. Qui s’intéresse au fond des choses ?
Qu’avez-vous envie de dire aux filles, qui, en France, revendiquent le port du voile ?
Qu’elles sont tombées dans un piège. Certaines se sont voilées par jeu, par provocation, mais aussi par rébellion contre l’ordre dominant, trouvant là une définition de la liberté. J’ai envie de leur dire qu’on ne peut pas exprimer sa liberté en se jetant pieds et poings liés dans une culture dont l’objectif est la domination des femmes.
Les mouvements des années 1970 ont été le rejet de toute identification. Aujourd’hui, on ne se lève que pour revendiquer son identité et, en général, une identité de victime ; exemple, les Indigènes de la République, les prostituées… Face à quoi on nous demande d’abandonner l’idée que l’histoire va dans le sens de l’émancipation des femmes et de l’égalité pour tous.
Nous serions des ringardes, et les femmes voilées représenteraient le futur né des couches de la liberté, et de la décolonisation. Elles aident à la démocratie réelle et nous entretenons des conflits de culture entre les peuples !
Vous êtes également critique à l’égard de l’islam modéré.
L’islam modéré est un concept politique. Il concerne les appareils politiques, il relève de la tactique politicienne et ne m’est d’aucune aide, je dirais même qu’il est dangereux. Ce qui m’intéresse, c’est de m’interroger avec ceux qui partagent mon histoire, mes inquiétudes comme mes espoirs, sur ce qui fait peur aujourd’hui dans l’islam. Et d’abord en parler avec les musulmans.
Ils sont nombreux à rejeter l’islamisme sous toutes ses formes. Je voudrais leur dire qu’au lieu de voir dans le débat sur la burqa les signes du racisme, ils devraient dire qu’ils refusent la burqa et que c’est abject de vouloir mettre les femmes dans cette posture. Une grande manifestation dans ce sens aurait changé la face du problème, dont la clé est entre les mains des musulmans silencieux, et de leur courage de dire ce qu’ils pensent. Ces musulmans existent, ils sont très nombreux, mais pour l’heure leur musique est ténue, faible, elle n’intéresse pas les médias.
Comment expliquez-vous qu’au Maroc, en Algérie, en Tunisie, des femmes intellectuelles décident de se voiler ?
On évoque plusieurs raisons, et j’en vois plusieurs, comme la recherche d’une honorabilité, une bonne conduite, l’affichage de sa soumission pour attirer les hommes, etc. Mais je veux dire ici que l’explication religieuse ne me convainc pas, j’ai vécu l’islam dans ma famille où les femmes et les hommes pratiquaient leur religion sans avoir besoin de tous ces signes. Je crois plutôt que la raison principale est que le voile est vécu comme un rempart contre la violence sexiste, symbolique ou exprimée.
Il y a des écoles et des universités, des lieux, en Algérie, où l’on ne peut plus être dévoilée. En arabe algérien on dit qu’une femme dévoilée est nue, ce qui en dit long. C’est un rempart illusoire ; dans mon livre je montre l’escalade de la violence dans les rues arabes où il y a de plus en plus de femmes voilées.
Vous dites que même où l’islamisme politique n’a pas triomphé, l’islamisation des moeurs est en train de gagner.
Oui. Désormais, l’islamisation des moeurs triomphe, elle s’étend sous la bonne garde de la violence islamique qui n’est qu’endormie. Je ne me fais pas d’illusion. Mais je suis une irréductible optimiste. Les « bonnes musulmanes » qui se battent dans le giron de la religion sont la preuve que le phénomène d’oppression ne peut durer éternellement. Et aussi parce que de notre côté, nous, féministes laïques, nous sommes toujours mobilisées, avec les hommes et les femmes de nos pays qui ont, malgré tout, le goût de la liberté.
Propos recueillis par Josyane Savigneau
Article paru dans Le Monde (édition datée du 12.12.09)
Je comprends — et partage — l’inquiétude et la colère de toutes celles et ceux que scandalisent les atteintes portées à la dignité et aux droits des femmes qu’aucun argument d’aucune sorte ne saurait différencier de la dignité et des droits des hommes. Pour autant, je suis choqué et inquiet qu’au nom de ce juste combat, d’aucun(e)s, consciemment ou non, en tirent argument pour entretenir et nourrir une forme évidente de racisme anti-musulman en se prévalant d’une connaissance de l’Islam qui reste à démontrer, mais qui pourtant attise les peurs, les haines, les préjugés, et qui passe sous silence à peu de frais les discriminations dont les femmes sont victimes bien au-delà du monde dit “musulman”. Ignorer le scandale en la matière serait une preuve de cécité, mais en faire une question religieuse — et a fortiori “islamique” — n’est parfois pas loin de l’idéologie, quand ce n’est pas de la paresse intellectuelle, voire de la simple bêtise.