La terre, fertile business planétaire
Le phénomène mondial d’accaparement des terres dans les pays du Sud a pris un nouvel essor depuis 2008. Que l’objectif soit l’exportation d’aliments, la spéculation, la production d’agrocarburants ou le stockage du carbone, ces investissements fonciers sont devenus très attractifs, et pour très longtemps.
« AgriSA, la plus importante organisation d’entrepreneurs agricoles d’Afrique du Sud, est sur le point de signer avec la République du Congo (Brazzaville) un contrat de 105 ans pour la mise en production de 10 millions d’hectares (ha) dans le pays – maïs, soja, haricots, volaille, élevage laitier. » La nouvelle, diffusée il y a deux mois par l’agence Reuters, n’a curieusement créé d’émoi qu’au sein d’un petit cercle de spécialistes et… de sceptiques : le chiffre avancé est monstrueux (30 % du pays ou deux fois et demie la Suisse).
L’an dernier, l’annonce d’un accord similaire entre l’entreprise Daewoo et l’État malgache, sur « seulement » 1,3 million d’ha, avait fait le tour du monde : cela correspondait à la moitié des terres cultivées du pays ! Il s’agissait de la pointe outrancière d’un mouvement en expansion très rapide depuis 2008 : la captation de terres étrangères par des opérateurs privés ou publics. Bien souvent, le but est de fournir des aliments pour le compte d’États en déficit de production – pays du Golfe et d’Asie orientale surtout -, et particulièrement fragilisés par la crise qui a porté les prix alimentaires sur le marché international à des sommets il y a deux ans (voir FDM n° 240).
Le contrat Daewoo n’a finalement pas été signé, victime (et catalyseur) de la crise politique malgache. Le contrat congolais, quant à lui, signé en octobre, ne portait en fait « que » sur 200 000 hectares, dans la vallée du Niari. « Les meilleures terres du pays bien sûr, souligne Alain Karsenty, économiste au Cirad, qui rentre du Congo. Les 10 millions d’ha allégués représentent en fait la superficie totale cultivable du Congo … » L’erreur de transcription de Reuters traduit plus qu’une fâcheuse coquille : les autorités locales « offrantes » ne se privent pas de vanter en termes superlatifs et alléchants le potentiel foncier disponible de leur pays …
Cinq à dix contrats signés chaque jour
Depuis plus d’un an, ce sont les ONG et les médias qui lèvent toutes les semaines de nouvelles affaires : l’ampleur et la vivacité de la vague d’accaparement des terres ont pris de court les spécialistes dont les premières études ont démarré il y a quelques mois seulement. Début septembre, le Cirad, l’Institut français de recherche agronomique pour les pays du Sud (1), faisait le point lors d’un colloque. À cette occasion, son directeur scientifique annonçait des modifications substantielles dans les programmes de travail des équipes afin de tenir compte de l’impact majeur de ce nouveau phénomène. Premières indications : même si 2009 a semblé marquer une petite pause, le nombre de projets est en croissance régulière depuis cinq ans. Selon l’association Grain, en lutte pour la préservation de la biodiversité (2), entre cinq et dix gros contrats sont quotidiennement signés dans le monde. Et l’on jongle désormais régulièrement avec des lots de centaines de milliers d’hectares – petits investisseurs s’abstenir… La discrétion est de rigueur, rendant les estimations malaisées et souvent partielles. Les plus conservatrices estiment à une dizaine de millions d’hectares le volume annuel de ces transactions foncières. Pour la seule Afrique subsaharienne, ces dernières années, « le chiffre de 30 millions d’hectares est probablement très sous-estimé », considère Paul Mathieu, à la FAO. L’Agence des Nations unies, en coopération avec l’institut indépendant International institute for environment and development (lIED) et le Fonds international pour le développement de l’agriculture (Fida), a étudié la situation au Mozambique, en Tanzanie ainsi que les contrats concernant plus de 1 000 hectares dans cinq pays – Ghana, Éthiopie, Madagascar, Mali, Soudan (3).
Ainsi, l’Éthiopie a-t-elle ouvert ses guichets pour l’attribution de terres totalisant en juillet dernier 1,6 million d’ha, et peut-être bientôt 2,7 millions d’ha, relate Paul Mathieu. Plus que l’offre, c’est la demande qui s’emballe furieusement : au Mozambique, 13 millions d’hectares sont convoités – 40 % des terres cultivables du pays -, au point que le gouvernement, dépassé, a décrété un moratoire sur toute nouvelle transaction, révèle Harris Selod, de la Banque mondiale, qui a lancé une étude dans 20 pays (Amérique centrale, Afrique, Asie et Europe de l’Est) dont les conclusions sont attendues fin 2009. En Tanzanie, les superficies sous option totalisaient récemment 4,4 millions d’ha – « même si à peine 1,5 % des projets ont aujourd’hui reçu une approbation », tempère-t-il.
Trait généralisé : l’opacité de ces transactions foncières – bien qu’elles impliquent des investissements considérables, sur des contrats à long terme (99 ans, typiquement), avec des bouleversements potentiels majeurs pour les populations locales. « L’un de ces contrats, révèle Lorenzo Cotula, chercheur à l’lIED, tenait en deux pages seulement ! »
Si les très importants projets visent souvent la production d’aliments pour un pays étranger, comme c’était le cas pour Daewoo à Madagascar, ce n’est pas systématique. Plus largement, dans un monde en crise, la terre est désormais considérée comme l’un des meilleurs placements financiers.
La dernière étude de Grain (octobre 2009) insiste sur un important fait émergeant : la prépondérance des opérateurs financiers dans ce nouveau business. L’ONG en a recensé quelque 120 – fonds divers, banques, etc. -, « presque tous de création récente, et brassant des dizaines de milliards de dollars d’investissement ». Grain s’alarme ainsi de la naissance d’un puissant lobby potentiel, « qui recherche des conditions favorables et des protections pour ses investissements, exclusivement orientés vers l’agro-industrie à grande échelle et pour l’exportation ».
Alain Karsenty souligne des motivations nouvelles qui pourraient prendre une ampleur considérable au cours des prochaines années : outre la pure spéculation foncière, la mainmise sur des parcelles destinées aux agrocarburants ou au stockage du carbone afin d’en tirer des crédits négociables dans le cadre de la lutte contre le dérèglement climatique. Cette ruée vers la terre est présentée de manière complaisamment optimiste par certains experts, comme des opportunités « gagnant-gagnant » : pour les investisseurs, on s’en doute, mais aussi pour les populations locales – des familles rurales pour l’essentiel. Ainsi, l’injection massive de capitaux (infrastructures, emplois) et de technologie (irrigation, semences, engrais, pesticides, OGM, machines), sorte de mini « plans Marshall » agricoles, pourraient enfin faire décoller les rendements agricoles là où ils stagnent depuis longtemps, en Afrique subsaharienne surtout.
À qui appartient la terre ?
Scepticisme très général, à l’occasion des débats du Cirad, face à cette vision naïve : comme on l’observe déjà dans de nombreuses situations, ce sont les « risques » qui prennent vite le dessus sur les « chances » : populations expulsées ou appauvries (perte de terres), emplois agricoles fugaces (souvent limités à la préparation des parcelles), baisse des ressources alimentaires, moindre accès à l’eau, corruption, etc.
Et puis, une question délicate est souvent passée par pertes et profits : à qui appartient la terre ? De grandes extensions de territoire, dans les pays du Sud, n’ont pas fait l’objet d’attribution de titres officiels, et c’est leur occupation par ceux qui l’exploitent qui fait foi. Des statuts flous dont les négociants locaux, privés ou pour le compte des pouvoirs publics, tentent régulièrement de tirer profit. Ainsi, au Mozambique, les 13 millions d’hectares convoités se superposent en plusieurs endroits avec des territoires communautaires. À Madagascar, affaire moins notoire que les déboires de Daewoo, l’entreprise indienne Varun a des vues sur 465 000 hectares… déjà occupés aux trois quarts par des agriculteurs ! Qu’à cela ne tienne, les émissaires ont entrepris de les « organiser » en collectifs de manière à obtenir plus facilement leur accord pour cultiver leurs terres, a observé André Teyssier, chercheur au Cirad. Mais les contreparties – emplois, rétrocession d’une partie du riz qu’ils produiraient pour Varun, etc. -, sont tellement chiches que le fiasco se profile. D’autant plus que Madagascar a engagé depuis plusieurs mois un très original processus participatif de régularisation du foncier dans les communes, qui pourrait durablement couper l’herbe sous le pied à ce genre de convoitises .
Patrick Piro
Faim Développement Magazine n°244
Décembre 2009
(1) www.clrad.tr
(2) www.graln.org
(3) Voir www.lied.org, « publications » puis chercher « land grab ».