Voeux sélectifs
Il y a ceux à qui je ne présenterai pas mes voeux parce que je ne souhaite pas leur souhaiter une bonne année. La banque HSBC, par exemple. Depuis quelque temps, elle faisait paraître à la première page des Echos, généralement en haut et à droite, bien en vue, un petit encadré signé de son nom et entouré de rouge, dans lequel était écrit : « Nous accompagnons votre entreprise partout dans le monde. » Votre entreprise ? Vos migrations clandestines de capitaux également, à Genève notamment, puisque c’est un listing des clients de la banque ayant des comptes non déclarés en Suisse qu’un cadre de HSBC a remis aux douanes françaises. On n’arrivera pas à me faire croire que cette évasion fiscale massive ait eu lieu sans que la banque y ait activement participé en conseillant certains de ses clients… Evidemment, elle a fait modifier son texte dans l’encadré: désormais, on lit : « HSBC, banque partenaire des entreprises. » C’est moins voyant. Si j’avais été conseiller en communication des patrons de HSBC, j’aurais plutôt suggéré, pour mieux se conjuguer avec le rouge du liseré qui, lui, n’a pas changé : « HSBC, l’internationale de la finance. »
Je ne présenterai pas non plus mes voeux à André Valentin, maire de Gussainville, dans la Meuse, auteur de la fameuse phrase symbole du débat sur l’identité nationale : « Il y en a déjà 10 millions, 10 millions que l’on paye à rien foutre » qui s’est défendu en soutenant qu’il visait les chômeurs et les allocataires de minima sociaux. M. Valentin n’y connaît rien en chiffres : tous minima sociaux confondus, on comptait, fin 2008, 3,3 millions d’allocataires, dont moitié au titre du handicap, de l’invalidité ou de la vieillesse, qui peuvent difficilement « foutre » quelque chose.
Et je ne présenterai pas non plus mes voeux à Frédéric Lefebvre, qui, à propos de M. Valentin, a déclaré qu’il n’aimait pas « la façon dont tout le monde lui tombe dessus ». M. Lefebvre, je le rappelle, est l’auteur de l’amendement adopté par le Parlement en 2008, grâce auquel les déductions fiscales au titre des emplois de services à domicile ont été portées de 12 500 à 15 000 euros, alors même que, selon une étude de la Direction générale du Trésor et des politiques économiques, 70% de cette niche fiscale sont captés par le dixième le plus favorisé des ménages. M. Lefebvre fait partie de ceux grâce auxquels les plus riches sont de plus en plus « payés à ne rien foutre », puisqu’ils sont aidés par la collectivité pour faire faire le travail par d’autres.
Pour des raisons d’un tout autre ordre, je ne présenterai plus mes voeux à Paul Anthony Samuelson, qui fut, en 1970, le deuxième lauréat du prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, appelé souvent (à tort) prix Nobel d’économie. A 94 ans, il a tiré sa révérence. C’était un grand économiste, même s’il a été l’un des principaux artisans de la « synthèse » entre l’approche néoclassique et l’approche keynésienne. Celle-ci ne me plaît guère, en effet, car elle gomme tout le côté subversif de l’analyse de Keynes et contribue à faire de celle-ci un cas particulier de la théorie économique dominante pour laquelle, en général, plus il y a de marché et moins il y a d’Etat, mieux c’est. Pourtant, au-delà de cette orientation, Samuelson a eu à mes yeux deux mérites essentiels. D’abord, ce fut un pédagogue hors pair : j’ai été l’un des 4 millions d’acheteurs de son Economique, un livre qui a accompagné mes premiers pas en économie, dont j’admire encore aujourd’hui la rigueur et la facilité de lecture, même si je suis loin d’en partager toutes les analyses. Ensuite, il a eu, à de nombreuses occasions, le mérite de savoir se remettre en question. Alors qu’il a laissé son nom à une théorie de la division internationale du travail (le fameux « théorème HOS », pour Heckscher, Ohlin et Samuelson, expliquant que chaque pays avait intérêt à se spécialiser en fonction de sa dotation en facteurs de production), il est revenu récemment sur ces assertions, pour souligner que, finalement, tous les pays ne sont pas forcément gagnants à cette spécialisation.
Je me prends à rêver : et si les innombrables économistes qui, au nom de l’efficacité, ont conseillé de libéraliser les marchés, de déréguler la finance, de réduire les impôts des riches et le niveau de protection sociale des pauvres admettaient, comme Samuelson, qu’il est possible qu’ils se soient trompés ? Je trouve assourdissant le silence de ceux qui ont contribué, le plus souvent marginalement, mais parfois fort efficacement, à convaincre les dirigeants de ce monde que tout irait mieux si l’on faisait davantage confiance à la main invisible du marché, si l’on réduisait la dépense publique et la place de l’Etat. Inspirez-vous de Samuelson et faites amende honorable. Alors, comme à tous nos lecteurs, je serai heureux de leur souhaiter une bonne année.
Denis Clerc