Exit Godfried
Il fallait s’y attendre. L’archevêque de Malines-Bruxelles, primat de Belgique, cardinal de surcroît, n’a pas échappé à la vindicte des frères Ratzinger, car ils sont deux, et le moins connu, petit monseigneur bavarois, n’est pas le moins vindicatif, tant s’en faut. Ils ne lui avaient pas pardonné les réserves qu’il s’était permis de formuler tout au long du dernier conclave et la déception qu’il n’était pas parvenu à dissimuler, à la fin de celui-ci, dans une conférence de presse, qui fut sans doute, quoi qu’il en dise, un des meilleurs moments de vérité de sa carrière. Un des derniers cardinaux qu’on appelait « libéraux », pour leur reconnaître une certaine personnalité et signifier qu’ils n’étaient pas toujours rigoureusement bien alignés, comme tous les autres, dans la ligne pontificale, le petit doigt sur la couture de la soutane, a donc été éliminé. Ce fut également le cas, récemment, de Martini l’archevêque de Milan, bien connu pour ses positions progressistes en matière de morale et de théologie. Lui aussi a été fermement invité à prendre sa retraite à soixante-quinze ans, sans atermoiement ni tergiversation.
Cela veut simplement dire que le progressisme n’a plus aucun avenir dans l’Eglise catholique. On s’en doutait d’ailleurs, depuis que, sans relâche, et avec l’obstination qu’on lui connaissait, Jean-Paul II avait cadenassé toutes les nominations importantes, dans la hiérarchie de cette Eglise, du côté le plus traditionnel et le plus conservateur. Il n’y a pas de miracle, à Rome encore moins qu’ailleurs, et l’Opus Dei a jusqu’ici bien placé ses pions, dans les évêchés comme sur les autels. Benoît XVI n’avait plus qu’à poursuivre. Il le fait consciencieusement aujourd’hui en nommant archevêque de Malines-Bruxelles notre ineffable André-Mutien Léonard. Celui-ci, rappelez-vous, avait débuté ses exactions à Namur en fermant le séminaire qui avait le grand défaut d’être quelque peu ouvert et en recherche. Faisons-lui confiance, il ne tardera pas à découvrir, à un plus haut niveau, quelque chose à détruire, pour affirmer son autorité et la rectitude absolue de son jugement. Cela pourrait bien être l’UCL, l’université catholique de Louvain la Neuve, qui a le grand tort de ne toujours pas condamner en bloc et en détail, comme il le souhaitait, la pilule, l’avortement, le contrôle des naissances, le préservatif, la conception médicalement assistée, le clonage des cellules, l’utilisation des embryons, l’euthanasie, etc, et dans laquelle, il n’y a pas si longtemps, il n’avait pas hésité à envoyer une taupe en observation, tout en négligeant de la payer, bien sûr. Seuls, les fidèles des deux provinces de Namur et du Luxembourg pourront se réjouir d’enfin connaître un bon débarras. C’était leur évêque.
Il n’y a plus de progressisme possible dans les rangs de l’Eglise universelle. Ce n’est pas en effet l’exaspération de quelques dominicains hollandais qui imaginaient des eucharisties sans prêtre, ni la grève de la faim d’un évêque brésilien qui se solidarisait avec les Indiens sans terre, qui va créer un nouveau courant progressiste. Ils seront désormais de plus en plus isolés, déconsidérés, et probablement écrasés avant d’avoir pu susciter un courant d’opinion. L’expérience acquise par Jozef Ratzinger au sein du saint Office, avant qu’ils ne changent de nom l’un et l’autre, ne laisse aucun doute à ce sujet. Le sort qui a été réservé aux « théologiens de la libération » ne donne plus aucune chance aux intellectuels soucieux de recherche et de formulations nouvelles. La façon dont ont été traités Helder Camara, porte-parole du tiers-monde, Pedro Arrupe, général des Jésuites, et les frères Cardenal, ministres au Nicaragua, garantit à tous ceux qui s’engageront désormais socialement et politiquement dans la vérité auprès des opprimés, un traitement qui aura pour effet de les réduire au silence ou à la démission.
Chez nous aussi, les espaces de liberté se font rares. Les voix discordantes se taisent. Les espoirs sont déçus. Et, pour beaucoup, qui avaient vécu le concile Vatican II d’abord, mai soixante-huit ensuite, c’est le temps du blues. Bien sûr, Louis Evely, Pierre de Locht, Jean Cardonnel et Edward Schillebeeckx sont morts, Jacques Gaillot a été démis de ses fonctions comme Hans Kung, et Jean Kamp réduit à la plus grande discrétion. Ignace Berten fait, paraît-il, l’objet de menaces, et Gabriel Ringlet se tait bien souvent dans son prieuré campagnard. Les théologiens semblent s’être enterrés, dix mètres sous terre, dans leurs abris anti-dogmatiques, tellement ils considèrent que leur vie est risquée. Les prêtres ouvriers, pratiquement tous à la retraite maintenant, font de plus en plus figure d’anciens combattants. Et ce n’est pas Léon de Pas, comte romain, dernier héritier d’un zouave, tout aussi courageux et téméraire que son ancêtre, mort héroïquement à Rome pour les Etats pontificaux, qui, en reniant son baptême, va créer une révolution.
Et pourtant, la pratique religieuse s’amenuise lentement mais constamment en Belgique. On est obligé d’envisager l’abandon, la démolition, parfois la vente des églises et des presbytères. Le nombre des prêtres en fonction a fondu, parfois réduit à un quart de ce qu’il avait pu être. Les congrégations religieuses ont fusionné, maintenant elles disparaissent. Les couvents sont progressivement transformés en maisons de repos. Wilfried Danneels a tout à fait raison de parler du « petit reste », mais ce n’est guère une vision d’espoir. Les seuls îlots de dynamisme et de vie active, parfois désordonnée il est vrai, semblent être les communautés charismatiques et traditionalistes. Mais cela a souvent l’allure d’une propriété privée. De toute évidence, ce n’est pas fait pour tout le monde ! Les évêques embauchent sans relâche des prêtres étrangers pour essayer de boucher les trous dans un tissu ecclésial usé et rapiécé. Pour eux, il n’y a pas de sans-papiers, pas d’immigrés sans droit d’asile. Si ceux-ci sont ordonnés prêtres, et au besoin on accélère le processus pour qu’ils le soient, ils ne seront pas reconduits à la frontière !
Pourquoi se faire encore des illusions ? L’Eglise catholique est malade, gravement, elle va mourir. On la croyait éternelle ? Ce n’est pas vrai. Elle est humaine, spatio-temporelle comme les êtres humains. Ernest Renan avait raison de dire : le Christ avait promis le Royaume et c’est l’Eglise qui est arrivée. C’est pourquoi il est de plus en plus nécessaire et urgent de faire des distinctions importantes. Christianisme et Eglise catholique ce n’est pas la même chose. Quand on aura retiré des évangiles tout ce qui y a été rajouté durant les trois premiers siècles, on s’apercevra que Jésus n’a jamais voulu créer une organisation religieuse, sacrée et hiérarchisée, copiée sur celle du temple juif, mais qu’il a plutôt voulu une conversion du cœur et de l’esprit des hommes et des femmes en vue de transformer le monde.
Ce qui est en cause dans cette dégradation continue de l’Eglise, ce n’est pas la réforme liturgique avec le français plutôt que le latin, ou l’inverse, ce n’est pas l’autel dos ou face au peuple, ce n’est pas non plus le célibat ou le mariage des prêtres, ni même l’ordination des femmes, ni la révision ou la libéralisation éventuelle de toute la morale sexuelle. Ce qui est en cause est bien plus grave, on peut dire que c’est le Credo. Il n’y a plus guère une ligne de celui-ci qui se tienne réellement telle quelle face à la compréhension raisonnée et critique d’un homme du vingt et unième siècle qui, s’il accepte toujours de croire en quelque chose ou en quelqu’un, est cependant devenu allergique aux mystères de la foi. Rares sont ceux qui s’en rendent compte et sont prêts à l’admettre. Il n’y a guère eu de réaction dans notre Eglise, quand, il y a quelques années, les Abbés de Maredsous et d’Orval ont quitté leurs prestigieuses abbayes et se sont mariés, ni quand l’Abbé de Chimay s’est déclaré homosexuel, et du même coup s’est fait exclure. C’étaient pourtant des signes qui ne trompent pas.
Bien qu’il ait mis près de trois siècles pour être élaboré, le symbole de Nicée a accumulé des affirmations qui n’ont plus leur justification dans l’esprit de nos contemporains. Le Dieu unique continue à affronter la Trinité avec sa complication et son imbroglio de natures et de personnes, et cet affrontement est particulièrement sensible aujourd’hui aux Islamistes. Quant à la toute-puissance de Dieu, elle rend tout à fait injustes les tsunamis, les tremblements de terre, et même les guerres, car elle exclut le hasard et ce n’est pas en invoquant la liberté des hommes qu’on peut les justifier. C’est pourquoi il ne manque pas de curés actuellement qui préfèrent parler d’un Dieu très aimant plutôt que tout puissant, d’une faute habituelle ou occasionnelle plutôt qu’originelle. La création telle que définie traditionnellement s’accommode mal de l’évolution pourtant maintenant scientifiquement établie. Et ainsi de suite…
Quand on sait l’histoire et les péripéties humaines des huit premiers grands conciles œcuméniques de l’Eglise catholique qui, jusqu’au neuvième siècle, ont d’ailleurs tous eu lieu, non à Rome mais en Turquie, siège de l’empire byzantin, on a des raisons de se demander si cette Eglise catholique est réellement chrétienne, c’est-à-dire du Christ, et si tous ces dogmes accumulés au cours des siècles n’ont pas eu des motivations bien plus politiques, partisanes ou économiques qu’évangéliques.
Il y a donc du travail pour quelques générations de théologiens, car le ménage à faire est immense et radical. Mais ne nous faisons pas d’illusions, c’est un travail impossible pour eux, car révision et réforme exigent des acteurs entièrement libres, et depuis toujours il est interdit dans l’Eglise de toucher aux dogmes, ne fût-ce que pour les habiller autrement. C’est le caractère dogmatique de l’Eglise qui, profondément, empêche son évolution et son adaptation au monde moderne. Ce sont finalement ses dogmes qui tueront cette religion, par étouffement.
Il est grand temps que tous ceux qui un jour ont été touchés par les valeurs de l’Evangile prennent conscience du tournant qui est à effectuer. Pour ne pas perdre ce précieux héritage il faudra d’une façon ou d’une autre le libérer des structures qui l’entourent et le faire vivre au-dehors. On avait oublié que l’Evangile est un message de grand air, à vivre hors les murs. Exit Godfried, on regrettera sincèrement sa simplicité, sa bonhomie, sa recherche permanente du consensus, imprégnée de bonté, mais pas sa soumission souvent aveugle au système clérical. Exit Godfried, mais qu’ils sortent donc aussi de leurs églises, les chrétiens ! Tout est encore à faire…
Jacques MEURICE, prêtre.