Le mépris des pauvres, par Gabriel Marc
On ne regrettera pas 2009. L’année s’est ouverte sur une panique financière et a mis au jour ensuite la conscience aiguë d’une crise écologique et la révélation d’une crise alimentaire.
La crise financière a pris tout le monde de court. Elle avait pourtant été annoncée depuis longtemps: un empilement de risques de plus en plus extravagants ne pouvait que fragiliser l’édifice. Quand un petit parpaing de ce château branlant a cédé, tout a menacé de s’écrouler. Les gouvernements des grands pays ont élaboré des plans de relance pour protéger l’économie et colmaté les brèches des plus grandes banques. Dans l’urgence immédiate, il le fallait absolument. Des milliers de milliards de dollars de liquidités leur ont été consentis, prélevés sur les revenus futurs des travailleurs et des générations qui les suivent.
On nous persuade que tout cela est maintenant derrière nous. Est-ce si sûr ? Pourvu des liquidités reçues, le système, juste un peu dégraissé, reprend goût à ses anciennes pratiques. Plutôt que d’engager ses ressources rétablies pour financer l’investissement à long terme, il préfère le rendement immédiat du marché spéculatif pour se refaire du gras. Tant mieux pour les gagnants du jeu. Tant pis pour les autres : le chômage devient endémique, les salaires sont bloqués, sauf pour une minorité qui se les attribue jusqu’à l’invraisemblance, et les peuples de la pauvreté tirent la langue. C’est ainsi que s’ouvre l’année 2010.
La crise écologique n’est pas d’urgence aussi immédiate. Elle n’en est pas moins très préoccupante : elle appelle des remèdes de long terme. Mais ils sont d’un coût considérable : il faut reconfigurer l’appareil productif mondial. Les nations les plus puissantes devraient donner l’exemple, mais elles sont entre elles en âpre compétition, alors ce n’est pas le moment. À Copenhague, on a acté qu’il faut faire quelque chose, mais sans contrat, ni contrainte, ni contrôle. Autant ne dire rien. D’ici à la catastrophe annoncée, on a le temps. Pensez donc : 2020, 2050, plus tard même, ce sera pour les successeurs ! Tant pis pour tant de pays pauvres exposés aux dérèglements climatiques, parfois jusqu’à une disparition programmée. C’est ainsi que s’ouvre l’année 2010.
La troisième crise est latente. C’est la crise alimentaire. Une personne sur cinq dans l’humanité ne mange pas à sa faim, ne dispose pas des calories nécessaires au maintien du corps. En deux ans, leur nombre a spectaculairement augmenté. Un sommet sur la sécurité alimentaire vient de se tenir à Rome à la FAO pour tenter d’endiguer ce massacre. Les chefs d’État du G8 ont été absents et le sommet s’est achevé sans engagement financier pour développer l’agriculture des pays de la faim. Le pape a fait chorus avec ces pays-là en dénonçant le gaspillage et la spéculation (1). Mais sa voix s’est envolée avec celle des pauvres. L’insécurité alimentaire dans un si grand nombre de pays est très grave, car si on peut vivre en autarcie des produits de la terre – nos aïeux l’ont fait -, aucun être vivant ne peut vivre sans s’alimenter. Que plus d’un milliard de personnes – seize fois la population de la France ! – ne mangent pas assez pour l’énergie de vivre, c’est une honte pour l’humanité. C’est pourtant ainsi que commence l’année 2010.
Tout compte fait, il n’y a rien de tellement nouveau au fond depuis les temps bibliques où des prophètes, parfois mal embouchés, fulminaient contre l’insolence des riches et leur mépris des pauvres qu’ils exploitaient. La mondialisation contemporaine s’est contentée d’élargir l’espace de l’injustice. Elle pouvait « mieux faire ».
Jusqu’à quand les peuples vont-ils courber l’échine sans rien dire face à l’arrogance des élites ? Faut-il en arriver à « un nouveau 1789 avec, comme à la Bastille, la prise par le peuple d’une banque centrale », comme l’évoquait ici même un chroniqueur allemand (2) ? Sans aller jusqu’à cette extrémité, on peut, en cette période de vœux, formuler celui, ardent, d’un réveil des peuples pour refuser le primat exclusif de la finance sur l’homme, le saccage de la planète nourricière, la fatalité de la faim, et pour inventer de nouveaux styles de vie et de nouvelles manières de penser. L’énoncé des principes de la destination universelle des biens de la terre et de la promotion du bien commun rappelés inlassablement par les autorités morales, à commencer par l’Église, est merveilleux, mais ce serait mieux si l’énoncé devenait réalité. Alors on pourrait dire sans duplicité : bonne année 2010.
Gabriel Marc est ancien président du CCFD-Terre solidaire
(1) Cf. Documentation catholique du 6 décembre 2009.
(2) Lire La Croix du 18 décembre 2009.
La Croix 19 janvier 2010